« Rentrons dans la rue » : Marx remis sur ses pieds

Une voluptueuse atmosphère de mise à mort s’alourdit : mise à mort des utopies, du communisme… Mise à mort de Marx, tantôt sommé de réintégrer la galerie respectable des géants du concept, tantôt offert en pâture à la plume plombée de journalistes pressés : « L’immense littérature produite par l’auteur du Capital et ses épigones peut se réduire à quelques formules essentielles, dont la plus frappante est évidemment que l’histoire du monde se résume à la lutte des classes… Comme toutes les religions, celle-là a nourri le meilleur et le pire… Si Marx a été l’un des grands penseurs du dix-neuvième siècle, il n’a pas été le seul. Contrairement à ce qu’il a cru et que beaucoup d’autres ont cru après lui, il n’a pas trouvé la clé qui ouvrirait toutes les serrures1… »

En crise, le marxisme ?

Quand donc ne l’a-t-il pas été ? On n’a commencé, à la fin du siècle dernier, à parler de « marxisme » que pour constater sa « crise » et sa « décomposition ». L’insistance sur sa crise actuelle présuppose un âge d’or introuvable : celui de la dénaturation positiviste et social-démocrate ? celui de l’idéologie triomphante dans la raison d’État stalinisée ? celui des honneurs académiques des années soixante ? Braudel avait encore la prudence d’admettre qu’il faudrait, « pour se débarrasser du marxisme entreprendre une inquisition contre le vocabulaire2 ». Acceptons le paradoxe : il y a plus aujourd’hui de travaux et recherches d’inspiration marxiste qu’il n’y en a jamais eus. Il y a infiniment plus de vie dans la théorie qu’il n’y en avait dans la lourde rhétorique de la vulgate orthodoxe.

Et puis, crise singulière d’un marxisme au singulier ?

Cette unité du « marxisme » postule une impensable orthodoxie. Si tant est que marxisme il y ait, celui des bourreaux ne peut être celui des victimes. Plus sobrement, nous avons le droit de considérer que « notre » marxisme n’est pas celui de Georges Marchais, de Li Peng, ou de Ceaucescu. Non par concession à l’air du temps, mais parce que, depuis un demi-siècle, nous regardons le monde sous des angles incompatibles. Nous avons reçu plus de coups de ces « ennemis secondaires » que nous n’en avons « frappés ensemble » contre l’ennemi principal ; nous avons plus souvent été piétinés par leurs légions en marche, que nous n’avons marché séparément dans la même direction. Bref, il y a autant de différence entre leur marxisme et le nôtre qu’entre leur morale et la nôtre.

Il y a bien, par-delà les facteurs communs, des crises des marxismes. Elles peuvent être mortelles pour les uns, fécondes et résurrectrices pour les autres.

À condition d’en accepter les défis.

D’exposer ces marxismes au critère non vulgairement empirique de la pratique : qu’en est-il aujourd’hui de leur rapport : a) au socialisme irréel ; b) au mouvement ouvrier ; c) aux luttes de libération dans les pays dépendants ?

De leur poser les questions qui constituent un nécessaire programme de recherche : a) celle de la démocratie et de la représentation politique ; b) celle de l’articulation entre les contradictions spécifiques du mode de production capitaliste et les contradictions plus anciennes qu’il remodèle mais qui ne s’éteignent pas avec lui ; c) celle enfin du rapport de la théorie avec une vision datée, idéologique, et encore religieuse de la science.

1. On s’interroge moins volontiers sur la crise de la pratique que sur celle de la théorie. Or, la crise de la pratique est bien plus, et autre chose, qu’une application défectueuse d’une théorie défaillante. La crise de la théorie est d’abord crise de ses référents. Il ne s’agit pas de minimiser sa spécificité, mais de la remettre, tout simplement, sur ses pieds.

Au premier rang desquels, la perte du référent historique, censé, depuis plus d’un demi-siècle, incarner le programme réalisé, l’existence matérielle des espérances spirituelles, bref le « camp socialiste » ou « socialisme réellement existant ». Le communisme paie ici le prix d’avoir été abusivement identifié avec son frère ennemi, « le communisme grossier, qui, loin de dépasser le rapport de propriété et d’oppression, se contenterait de le généraliser par le truchement de l’État » ; celui dont Marx entrevoyait les vices et perversités dès les Manuscrits de 1844. Ce qui n’était alors qu’hypothèse est devenu triste vérité, vérité triste. Il a fallu pour cela, non un glissement, une déviation, une dégénérescence conceptuelle, mais rien moins qu’une colossale contre-révolution bureaucratique, qui pèse dans les balances de l’histoire de tout le poids de ses millions de paysans affamés, d’ouvriers déportés, de militants liquidés.

Certains semblent voir à regret l’écroulement des dictatures bureaucratiques. D’autres parlent même de « défaite ». Pourquoi cet entêtement à endosser le bilan de régimes qui sont à la Révolution russe ce que Thermidor et l’Empire furent à la Révolution française ? Pourquoi ne pas accueillir à bras ouverts ce moment de déblaiement et de défrichage, ce moment si nécessaire du négatif ?

Ce qu’il adviendra de ces chambardements ? Page vierge dans une histoire ouverte, où l’avenir est conditionné, déterminé, mais non prédictible ; où les causes n’ont pas la fatalité d’un destin. Nous nous réjouissons sans réserve de la chute de ces dictatures, qui ont si durablement compromis l’idée du communisme. Nous savons pourtant que d’un bien peut, dialectiquement, sortir un mal.

On peut mourir d’un trop grand plaisir ou d’une trop grande joie.
Le plaisir n’est pas aboli pour autant.

Loin de relancer la force propulsive de la révolution d’Octobre sur la voie d’un socialisme autogestionnaire et démocratique, comme le laissaient entrevoir le soulèvement de Hongrie ou la naissance de Solidarnosc, les énergies sociales libérées par l’effondrement des dictatures se tournent vers les appâts du capitalisme et les charmes défraîchis de la démocratie parlementaire. Le phénomène s’explique socialement et historiquement. Après une phase d’accumulation primitive extensive, la planification bureaucratique a pratiquement épuisé ses effets dynamiques. Au même moment, le capital impérialiste a répondu à sa propre crise des années soixante-dix en infligeant aux classes ouvrières des métropoles impérialistes des défaites limitées mais suffisantes pour lancer une nouvelle vague d’innovation technologique, amorcer une réorganisation du processus productif, et transférer sur le tiers-monde le coût de sa propre modernisation. Il a ainsi creusé à son avantage les écarts de productivité entre les pôles de développement impérialiste et le tiers-monde, d’une part, les sociétés bureaucratiques, de l’autre.

Pour peu que l’on veuille bien considérer le monde comme une totalité articulée, de dominations et de dépendances, et non comme la juxtaposition de modèles étanches, il n’y a là aucun mystère.

Dans la guerre économique froide et la coexistence pacifique armée, le marché capitaliste l’a emporté malgré ses aveuglements sur l’arbitraire routinier de la gestion bureaucratique. Les grandes promesses de « rattrapage et dépassement » de l’ère khrouchtchevienne ont fait naufrage. Il en est résulté non seulement la désormais célèbre « stagnation » brejnévienne, mais, plus franchement, une régression sociale vérifiable depuis le milieu des années soixante-dix : une médecine gratuite, mais sans médicaments ; des mineurs à l’emploi garanti, mais sans savon ; une espérance de vie décroissante…

Preuve que les sociétés bureaucratiques n’ont jamais été « post » capitaliste. Contemporaines d’un impérialisme mondialement dominant, elles n’ont jamais dépassé la productivité du travail moyenne des pays capitalistes développés. Seule une conception linéaire et mécanique du temps, combinée à une conception désarticulée d’un espace éclaté en systèmes autonomes, a pu faire croire que la compétition nationale des États et des blocs pouvait remplacer la lutte, internationale, des classes.

Il faudra hélas du temps pour renouer ces solidarités de classe, rétablir une confiance malmenée, restaurer une conscience internationaliste contre les raisons d’État et les chauvinismes si longtemps et si complaisamment cultivés.

2. Les murs s’écroulent sous le poids de leurs monstrueuses oreilles. Les affreuses statues de la politique bureaucratiquement esthétisée sont bousculées.

Ne boudons pas notre plaisir.

Efforçons-nous seulement de n’en point mourir.

Le Capital remporte une victoire, à l’usure. Mais, dans un temps stratégique de plus en plus dilaté, qu’est-ce que vaincre ? Combien de victoires partielles faut-il pour faire une défaite globale ? Si l’ordre mondial issu de Yalta avait deux piliers, l’affaissement de l’un entraîne le déséquilibre de l’autre.

Un ordre est rompu. Un nouvel ordre n’est pas en vue.

Propice situation de déjà plus et de pas encore, où se redistribuent les cartes du monde, telle qu’il s’en produit au plus tous les demi-siècles. Période de guerres, même si nous ne le voulons pas. Possiblement de révolutions, à condition de s’y préparer. Faute de quoi, nous aurions tout de même les guerres, sans les révolutions, et un nouveau bail avec la barbarie.

Les dirigeants occidentaux rêvent d’un « nouvel ordre international ». Mais les conditions d’une nouvelle phase d’expansion sont loin d’être réunies. Il faudrait pour cela réintégrer sans trop de convulsions dans le marché mondial les sociétés de l’Est, mater les résistances et les explosions du tiers-monde, systématiser et généraliser un nouveau mode d’accumulation. Il faudrait une réorganisation des espaces économiques et politiques, donc des territoires et des États. L’édification européenne, l’éclosion de nationalismes rances et tardifs, la renaissance d’une religiosité transétatique s’inscrivent dans ce contexte où rien n’est joué.

S’il est une tâche pour la théorie de cette fin de siècle, c’est bien de se pencher à nouveau sur les énigmes et les « arguties théologiques » du Capital, sur son dynamisme toujours renaissant. Alors que dans les années trente, il paraissait avoir épuisé son potentiel de développement des forces productives face à une Union soviétique en pleine mutation autoritaire, il les développe aujourd’hui, fût-ce au prix d’un coût social exorbitant.

3. Ces mystères du Capital renvoient au mutisme de son fossoyeur présumé. Si la crise du marxisme se noue quelque part, c’est bien, en dernière analyse dans le rapport qu’entretiennent les exploités avec l’instrument théorique de leur libération. Elle tient d’abord à ceci :

– que les prolétaires de l’Est, renaissant à la politique, s’insurgent contre le marxisme d’État et ses emblèmes ;

– que, dans les pays impérialistes, une culture ouvrière s’affaisse avec la débâcle des partis communistes, sans être remplacée ;

– que, dans les pays dépendants, la désindustrialisation, la paupérisation, la marginalisation, nourrissent le nationalisme et le désespoir religieux davantage que l’organisation et la conscience de classe.

Au point que les « adieux au prolétariat », de plus en plus fréquents, expriment une résignation contagieuse devant l’éternel retour du capital et la ronde endiablée de ses marchandises.

Pourtant, la désintégration de ses représentations mythiques n’équivaut en rien à la disparition sociale du prolétariat. Le chapitre du Capital sur les classes sociales s’interrompt, au terme du « livre III », sur un haletant suspens. La détermination des classes sociales ne saurait s’établir en effet dans le « livre I », celui de la production, sous forme d’un face à face squelettique entre patrons et ouvriers dans l’usine. Dans leur réalité charnelle et leur épaisseur historique, les classes présupposent non seulement la production, mais la circulation et la reproduction d’ensemble, (par conséquent l’éducation, la distribution du revenu…), le marché mondial et l’État.

Il ne suffit cependant pas que le prolétariat, non réductible à une image ou à un type (celui du mineur de Zola, du cheminot de Nizan, de Gabin métallo…) existe statistiquement et sociologiquement. Encore faut-il apprécier les effets de la nouvelle organisation du travail, de la privatisation de la vie quotidienne, de l’atomisation culturelle, sur ses capacités à exister collectivement et sur la conscience qu’il a de lui-même. Encore faut-il renoncer une fois pour toutes aux métaphores psychologisantes et quelque peu religieuses qui font du Prolétariat majuscule le Sujet de l’histoire. La classe se cristallise partiellement, jamais de manière homogène, à partir de luttes et d’expériences fondatrices, autour de condensateurs sociaux (syndicats, partis, municipalités).

Les condensateurs issus des grands cycles constitutifs (Révolution russe, guerres mondiales, Résistance et Libération) s’épuisent sans être relayés. Ce qui subsiste de mouvement ouvrier, désarticulé et amnésique, se débat avec son passé problématique (désastre du stalinisme), pendant qu’un Le Pen passe à l’initiative sur le front de la mémoire (de la revendication de Jeanne d’Arc à celle du 1er mai). Après les profanations de Carpentras, la grande marche de protestation fut un défilé inorganique, un « myriapode » de grains de caviar humain, un roulement de « gens » sans appartenance ni qualité, derrière les bannières des institutions juives et les dignitaires de l’État social-démocrate. On en arrive au point où il paraît archaïque et indécent de parler encore de classe.

Walter Benjamin notait que l’Allemagne hitlérienne était devenue « le pays où il est interdit de nommer le prolétariat ». Aussi exigeait-il de « dissiper l’apparence de la masse par la réalité de la classe ». Ce qui ne relève pas de l’invocation d’un prolétariat mythique, mais de la construction quotidienne, sans cesse remise en cause de ses lignes de résistance. Là réside bien l’une des contradictions majeures (contradiction historique réelle et non contradiction purement logique) de Marx : le prolétariat, dont le rôle productif fait la seule force capable de briser le cercle vicieux du capital, est aussi constamment morcelé par la concurrence sur le marché du travail, mutilé par le despotisme de l’entreprise, hypnotisé par le fétiche de la marchandise !

Comment de rien devenir tout ?
Plus facile à chanter qu’à faire…

Nous avons naguère refusé les prêches de Berlinguer et leur justification de l’austérité au nom d’un nouvel ordre économique mondial. Nous n’ignorons pas pour autant que la paix sociale relative dont jouissent les métropoles impérialistes se nourrit de leurs surprofits, que les prolétaires d’Europe, des États-Unis, du Japon, peuvent encore espérer figurer parmi les gagnants de la crise. Pas tous certes. Mais, dans des sociétés qui concentrent les richesses matérielles, financières et technologiques de la planète à un degré sans précédent, chacun peut croire en son étoile.

La classe n’est pas une donnée naturelle du capitalisme. Le passage de sa virtualité structurelle à sa réalité politique est un combat toujours recommencé. Il n’y a pas lieu de s’étonner si, après un demi-siècle d’atomisation et d’inexistence politique, la classe ouvrière des pays de l’Est ne retrouve pas spontanément les voies du socialisme, envahies de ronces, réduites à un lacis de sentiers broussailleux.

4. Les berceuses du Progrès annonçaient la victoire finale des Lumières sur les obscurantismes religieux. Et voilà que les intégrismes et les nationalismes reprennent du poil de la bête dans les pays dominés. Libération nationale et libération sociale ne coïncident plus. La rationalisation de l’histoire par la lutte de classe régresse devant la déraison des conflits ethniques, raciaux ou religieux.

Il y a à cela des racines politiques.

Dès lors que les promesses révolutionnaires d’une solidarité sans frontières ont été étouffées par les intérêts bureaucratiques d’État, par les pactes et les partages diplomatiques du monde, dès lors que l’URSS de Staline annexe et envahit, que la lutte entre « pays frères » prend la forme du conflit « sino-soviétique » puis des affrontements sino-vietnamiens, le nationalisme nourrit le nationalisme.

Il y a aussi des racines sociales

Elles plongent dans le désespoir des exclus, qui sont légion. Pour la naissance d’un Parti des travailleurs au Brésil, né de l’essor industriel des années soixante-dix, combien verrons-nous, dans les années à venir de Sentiers lumineux, de mouvements tribaux, de sectes fanatisées, produits de la marginalité et de la frustration ? L’indifférence et la passivité du mouvement ouvrier des métropoles impérialistes devant ces déclassements propagent la confusion. Il ne suffit pas d’ironiser sur la charité chrétienne, encore faut-il que la solidarité internationaliste démontre son efficacité.

5. On reproche souvent à Marx son incapacité à penser la spécificité du politique. L’abondance de ses « écrits politiques » tranche ce litige, sans l’ombre d’un doute. Il tourne certes le dos à une certaine philosophie politique de l’État. Il opère une rupture délibérée. En butte aux résistances de la société féodale, la bourgeoisie plaçait l’État et le Droit au centre de sa philosophie politique. Marx change radicalement de terrain pour innover en pensant la politique de l’opprimé. Autrement dit, des formes d’entrée en politique, d’irruption et d’intrusion des exclus de la politique institutionnelle. Syndicats, coopératives, partis : la gestation du mouvement ouvrier comme mouvement politique est au cœur de ses préoccupations. Elle demeure le problème premier de toute stratégie de transformation révolutionnaire.

Mais un siècle d’épreuves et d’expériences, qui a vu les victoires révolutionnaires minées par la gangrène bureaucratique, exige un réexamen méthodique de la question de la représentation. Non pour nous enfermer dans l’antinomie, si lourde de malentendus, entre démocratie représentative et démocratie directe.

D’un demi-siècle de dictatures bureaucratiques, les mots même ne sortent pas indemnes. Nous parlons plus volontiers de démocratie socialiste ou de pouvoir populaire que de dictature du prolétariat. Glissements de mots, déplacement de sens. Pour Marx, la Commune avait livré la clef d’une énigme non résolue depuis la Révolution française. Les révolutionnaires du XIXe siècle étaient à la recherche de la formule de pouvoir vertueuse, capable de conduire le peuple de son état de subordination à l’exercice de sa pleine souveraineté : triumvirat, despotisme éclairé, dictature de salut public. La « forme enfin trouvée » mettait l’accent sur la dictature majoritaire de la classe constituée en pouvoir.

Depuis, les termes de l’équation ont évolué. Comment faire pour que ce pouvoir d’exception ne vire pas à l’État d’exception et à la négation durable du droit. Il a fallu du temps pour se défaire d’une illusion tenace, commune à bien des égards à la Révolution française et à la Révolution russe. Les principaux artisans jacobins de la première croyaient qu’une fois renversée l’aristocratie parasitaire, le peuple, rendu à lui-même, constituerait un corps sain et homogène. Le peuple, la nation, l’État c’était tout un : pas de contradictions au sein du peuple ! La discordance était nécessairement trahison et complot. De même pour les dirigeants de la Révolution russe, l’émancipation du prolétariat signifiait la fusion tendancielle de la classe, de l’État et du Parti, ainsi que le dépérissement accéléré de l’État. À tel point que Lénine jugeait que l’histoire ne leur laisserait pas le temps de formuler un droit écrit : une jurisprudence orale ferait transitoirement l’affaire.

Dès lors qu’on admet en revanche, non seulement l’hétérogénéité durable du peuple ou de la classe, et la multiplicité des contradictions entrecroisées, le pluralisme politique devient une question de principe et une médiation nécessaire dans la formation de la volonté générale. Or, qui dit pluralisme, dit nécessairement un système de droits et de devoirs, qui ne fluctue pas au gré des rapports de forces. Il reste en quelque sorte du « jeu » entre les représentants et les représentés. La responsabilité des élus devant leurs mandants, le contrôle des électeurs sur leurs mandataires (et la révocabilité) n’abolissent pas la représentation. Elle doit donc être pensée et codifiée de sorte à réduire le plus possible la délégation de pouvoir.

Une telle démarche ne résout cependant pas le problème des institutions. Lénine était formel sur ce point, dans son discours au premier congrès de l’Internationale communiste comme dans les thèses qu’il y proposa : « Il faut seulement trouver la forme qui permette au prolétariat de réaliser sa domination. Cette forme c’est le régime des soviets avec la dictature du prolétariat. La dictature du prolétariat, c’était jusqu’à présent du latin pour les masses. Maintenant, grâce au rayonnement du système des soviets dans le monde, ce latin est traduit dans toutes les langues modernes… La tentative ridicule de combiner le système des conseils ouvriers, c’est-à-dire la dictature du prolétariat avec l’Assemblée nationale, c’est-à-dire la dictature bourgeoise, révèle l’indigence de la pensée socialiste… »

Loin d’être le propre d’un ultrabolchevisme oriental, cette approche est alors largement partagée par les théoriciens radicaux du mouvement ouvrier. Tant Max Adler, pour qui naît, à travers le système des conseils, « une ample représentation des couches les plus diverses de la population laborieuse », qui instaurera enfin une « réelle volonté générale ». Que Gramsci, pour qui « la dictature du prolétariat peut s’incarner dans un type d’organisation spécifique de l’activité propre aux producteurs, mais non celle des salariés, car ces derniers sont en tant que tels des esclaves du capital. Le conseil d’usine est la cellule de base de cette organisation… Sa raison d’être est dans le travail, dans la production industrielle, c’est-à-dire dans un fait permanent et non pas dans le salaire, dans la division des classes, c’est-à-dire dans le fait transitoire qu’il s’agit précisément de dépasser… ».

On peut voir dans ces positions la marque d’une idéologie productiviste et ouvriériste datée. Elles n’en posent pas moins une question essentielle, celle du pouvoir de décision effectif, du dépassement de la grande fracture entre l’homme et le citoyen, le producteur et le salarié, le privé et le public, à défaut duquel la main sournoise du marché continuerait à se balader dans le dos complaisant du Parlement le plus démocratique du monde.

6. Au lieu d’être rouvertes et réexaminées, ces questions sont purement et simplement escamotées pour l’heure au profit d’un engouement pour la démocratie parlementaire, présentée comme la forme institutionnelle correspondant le mieux à la loi du marché.

En 1981, au moment du congrès de Solidarnosc, l’idée était apparue d’une double chambre : une Diète élue au suffrage universel et une chambre des producteurs, directement élue sur les lieux de travail, ou chambre autogestionnaire. En 1990, dans les soulèvements de RDA et de Tchécoslovaquie, la question disparaît de la réalité comme de la discussion. La « démocratie » restaurée s’identifie aux élections parlementaires. Les illusions dans les vertus du marché vont de pair avec les illusions quant au caractère démocratique des institutions bourgeoises, au moment même où les taux d’abstention records signalent une perte de fonctionnalité et de légitimité de ces procédures.

En 1990, après dix ans de révolution, les sandinistes organisent et perdent des élections, étroitement surveillées par une volée d’observateurs internationaux. Nous nous félicitons du défi politique et moral relevé par cette révolution : de sa capacité à maintenir ses options démocratiques malgré dix ans de harcèlement, des années d’agression et d’état de guerre, six ans de blocus impérialiste. Faut-il pour autant identifier cette sauvegarde de la démocratie avec cette forme particulière d’élection présidentielle (exécutif fort, distinct du législatif, président élu pour six ans) ? Ou bien mettre l’accent sur ce qui est essentiel : le maintien du pluralisme politique et syndical, l’existence d’un pluralisme de l’information, le respect des droits de grève, de réunion, d’expression… ? Les élections n’étaient « libres » ni par leur contexte (blocus, agression), ni dans leur mécanisme (présidentialisation du régime, non-responsabilité des élus). La faiblesse de la révolution tenait à l’absence de formes de démocratie directe pouvant constituer face aux institutions parlementaires une autre légitimité, un contre-pouvoir social, veillant à la défense des conquêtes de la révolution.

Ce sont là des questions de politique quotidienne.

Elles renvoient cependant à un point considéré par Marx comme essentiel : au-delà des formes de la démocratie, il en va de l’État, de son rapport aux classes fondamentales. Il y avait encore, il y a quelques années, des esprits vigilants pour relever la liquidation théorique que signifiait le renoncement médiatique, sans autre forme de débat, à la dictature du prolétariat. Il y en a moins aujourd’hui, dans l’euphorie des murs abattus, pour s’interroger sur sa liquidation pratique et silencieuse.

Dans le projet d’une démocratie socialiste, distincte de la démocratie bourgeoise, les adjectifs ne sont pas de trop. La démocratie tout court, la démocratie sans phrase, demeure bourgeoise, dans la mesure où les institutions n’y ont pas, en dernière instance, le pouvoir de décision. C’est le marché qui garde le dernier mot. La valeur finit par dicter sa loi. Les institutions issues d’un processus révolutionnaire, d’une situation de dualité de pouvoir où la vieille machinerie étatique a été brisée et remplacée, peuvent prendre les formes les plus diverses. Elles n’en ont pas moins en commun des caractéristiques décisives en tant que représentation démocratique des producteurs associés. Elles commencent à surmonter la division entre politique et économie, citoyens et producteurs. Elles établissent les responsabilités des élus devant leurs mandants, favorisent une réduction de tous les modes de délégation de pouvoir, ouvrent la voie au dépérissement de l’État. Elles s’enracinent dans la socialisation (et non l’étatisation) de la production, qui implique l’autogestion généralisée.

7. L’expérience de l’URSS a nourri bien des critiques envers tout système de démocratie socialiste. Elles reviennent généralement à ceci : que l’addition des volontés particulières, confinées dans l’horizon borné de la localité ou de l’atelier, ne saurait déboucher jamais sur une volonté générale, et que la simple juxtaposition des intérêts corporatifs ferait finalement le lit de l’arbitrage bureaucratique. Nous répondons à ces objections :

– en défendant le principe du pluripartisme dans les conseils, assemblées, comités, et autres formes de représentation populaire, afin de permettre la confrontation de programmes et des choix alternatifs sur les grandes questions ;

– en défendant une conception non restrictive (économiste ou ouvriériste) de la démocratie directe, combinant conseils de producteurs et conseils territoriaux ;

– en soulignant que cette démocratie ne fonctionne pas de la base au sommet selon un mécanisme pyramidal homogène, mais suppose des instances horizontales souveraines : décentralisation, autonomie régionale ou nationale, droit de veto suspensif sur les grands projets d’aménagement du territoire, de développement de l’énergie, d’organisation des transports…

– en rappelant que chez Marx comme chez Lénine, les élus sont révocables, mais non liés par un mandat impératif qui bloquerait toute fonction délibérative des assemblées.

Dans une telle optique, le principe un homme, une femme, une voix est parfaitement applicable, de même que le vote secret pour les élections nominales.

Il n’y a pas de muraille de Chine entre la lutte pour la conquête du pouvoir, et la transition. Cette transition peut sur le plan économique combiner une planification démocratique des grandes options et la survivance de secteurs marchands qui lui sont subordonnés. De même, elle peut concilier des formes de représentation parlementaires avec des formes de représentation directe des producteurs associés. Mais, dans un cas comme dans l’autre, « économie mixte » ou « démocratie mixte », un principe doit l’emporter. La mixité n’est pas indétermination. Soit le Parlement domine les conseils, qui ne sont alors que des béquilles institutionnelles réduites à la gestion des intérêts locaux. Soit les conseils s’érigent en pouvoir souverain. Il ne s’agit pas d’une querelle juridique, mais d’un débat stratégique. Dans la deuxième hypothèse, plus besoin de détruire la vieille machine d’État. Il suffirait de la démocratiser et de l’améliorer par l’encouragement de la démocratie locale.

8. Le défi écologique serait l’un des signes irrécusables de l’archaïsme du marxisme, en tant qu’idéologie productiviste du XIXe siècle. Plus généralement, des contradictions multiples relativiseraient le trop exclusif conflit de classe, qui a si souvent servi d’alibi à l’insouciance écologique ou à la bonne conscience sexiste du mouvement ouvrier.

La contradiction de classe se déploie en un faisceau de contradictions. Le renoncement au sujet majestueux et à sa majuscule ne se résout pas dans la prolifération des sujets catégoriels et corporatifs. Renoncer à un ouvriérisme réducteur, n’implique pas, bien au contraire, de s’abandonner à la fragmentation de la contestation sociale, mais de chercher, par la médiation de la classe, ce qui peut unifier la lutte contre le système et le pouvoir qui le scelle, dans le respect des mouvements spécifiques et de leur autonomie.

En revanche, toute recherche d’une nouvelle « contradiction principale », rejetant au second plan la contradiction de classe, légitimerait une stratégie de réforme du système appuyée sur une tactique d’alliance sans rivages.

– « L’exterminisme » (selon la formule d’E.P. Thomson), devrait rassembler l’humanité tout court face à la menace du fétiche automate de la Bombe ;

– Les systèmes énergétiques (le choix de filières énergétiques dominantes), selon certains courants écologistes, domineraient les modes de production.

– L’oppression de sexe, selon certains courants féministes, primerait le conflit de classe, dans la mesure où il le précède historiquement et ne se résout pas avec lui.

Le critère de progrès authentique et de civilisation n’est pas dans l’emblème des cheminées fumantes, mais dans la libération d’un temps créatif qui suppose une réduction du travail contraint et une modification de son contenu. Renouer avec ce Marx-là, irréconciliable avec toute mystique du travail, ne revient-il pas à nourrir de nantis, capables de travailler vingt heures par semaine, pendant que deux tiers au moins de l’humanité pataugent dans la pénurie ?

La nature n’est certes pas corvéable à merci. Son caractère social renvoie à l’irréductible « tourment de la matière »3. Cependant, l’écologie, pas plus que le féminisme ou le mouvement anti-guerre, n’échappe à la politique. Elle doit choisir entre une écologie politique libératrice, articulée du conflit de classe, et une écologie naturaliste hantée par les vieux mythes de la terre et du sang.

9. La théorie ne détient pas la clef de sa propre crise. Il n’en existe pas moins une dimension proprement théorique de la crise. Le marxisme révolutionnaire n’en réchappera qu’à la condition de s’autocritiquer jusqu’au sang, de traquer dans ses racines et son développement jusqu’aux dernières traces de religiosité.

Plutôt que « principe espérance », il est principe d’intelligibilité.

Permet-il de comprendre le monde et ses conflits pour s’y orienter et le changer ? De déployer une lecture rationnelle des crises économiques, des premières révolutions socialistes et de leur dégénérescence bureaucratique, des défis écologiques. D’interpeller les fétiches de la Bombe, de l’État, de la Science.

Même quand elles demeurent sans réponse, les interrogations du marxisme sur lui-même sont plus fécondes que les « nouveautés » recuites du libéralisme tardif. Selon Badiou, c’est « universellement que se défait sous nos yeux le lien organique du marxisme et de la référence sociale ouvrière… Ainsi aujourd’hui, ni les États socialistes, ni les luttes de libération nationale, ni le mouvement ouvrier ne constituent des référents historiques capables de garantir l’universalité concrète du marxisme4 ». L’universalité concrète du marxisme n’est pourtant pas garantie par la conscience subjective de ses référents, mais par l’universalisation effective de son objet : la production et l’échange capitalistes.

Deux voies sont ouvertes.

La première consisterait à déclarer le marxisme jugé et condamné selon ses propres critères. Purement réactif, ce verdict se réduit à décréter caduc l’espoir de transformation sociale. Il ne resterait alors qu’à « conserver » des libertés et des droits, sans élan vers l’avant. Il s’agirait, ajoute Badiou, d’un « désastre de la pensée » : les choses sont « certainement plus graves que ne l’imagine l’antimarxisme vulgaire » et il y a « plus de choses dans la crise du marxisme que l’antimarxisme ne peut en rêver ».

L’autre issue est celle d’une nouvelle articulation de la classe exploitée et du marxisme révolutionnaire rénové. C’est à partir du marxisme que sa crise peut être abordée de façon non réactive. Un cycle a été parcouru, de « marxisation », qui a produit du bon, des expériences, une culture, une tradition, et beaucoup de mauvais. Il ne nous resterait plus « que le lieu inhabitable d’une hétérodoxie marxiste à venir ». Il faudrait être capable de tourner proprement la page, sans avoir l’illusion de recommencer le livre à zéro.

Lénine voyait dans le marxisme en formation la fusion de la philosophie allemande, de l’économie politique anglaise et du mouvement révolutionnaire français. Ces trois sources classiques seraient aujourd’hui taries. Il nous reste à rapprocher les pièces de ce puzzle disloqué, à rétablir dans la fulgurance d’un événement fondateur, le lien d’intelligibilité entre un passé qui n’est déjà plus et un avenir qui n’est pas encore.

Que faire en attendant ?

Sans la résistance de la première heure au stalinisme l’opacité historique serait aujourd’hui rigoureusement désespérante. La tâche du jour n’est-elle pas de dégager des décombres les matériaux indispensables à toute reconstruction future ; de ne pas laisser se rompre le fil ténu qui relie encore la théorie à une pratique chancelante.

Marx ou pas de théorie.

10. Peut-être l’explosion des orthodoxies marxistes nous permet-elle de revenir à Marx, de percer le mur de sa postérité, pour reprendre inlassablement à la racine un travail toujours inachevé de laïcisation. S’il demeure prisonnier de la religiosité de son temps, tributaire d’un modèle de scientificité, d’une idée du progrès, d’une confiance dans les vertus libératrices des forces productives, d’une conception newtonienne du temps et de la causalité, il est en même temps, d’un même mouvement, celui qui conteste la causalité mécanique au nom d’une causalité dialectique et des « contradictions internes de la loi ». Ses « lois tendancielles » n’ont pas la forme d’un destin : « dans l’économie politique, la loi est déterminée par son contraire, à savoir l’absence de loi. La vraie loi de l’économie politique, c’est le hasard. »

Marx n’annonce pas la fin apaisée de l’histoire, seulement celle de la préhistoire. Il s’emploie à la démolition méthodique de toutes les éternités. Catégories périssables, l’État, les classes, le marché sont appelés à disparaître.

« Tout ce qui est stable et solide s’évanouit5 ».

Loin de promettre un paradis retrouvé, il s’attaque à joyeux coups de marteaux aux mythes naturalistes, aux arguties théologiques de la marchandise, aux fétiches automates du Capital. Il déchire les décors et les guirlandes des utopies. Il bouscule les tables des entrepreneurs de bonheurs, toujours prêts à solder leurs constructions en pièces détachées au marché noir des réformes.

Dans une histoire ouverte et aléatoire, il perçoit les ambivalences du progrès : « La productivité du travail est aussi liée à des conditions naturelles dont souvent le rendement diminue dans la même proportion qu’augmente la productivité. D’où un mouvement en sens contraire dans ces sphères différentes. Ici progrès. Là régression. »

Nous sommes quant à nous plongés dans la fin d’un cycle et la fin d’une époque. Nous n’avons plus le droit de croire que l’histoire soit immédiatement transparente à ses acteurs. Et encore moins de penser les monstruosités de ce siècle comme de simples détours ou contretemps regrettables sur la voie d’une histoire finalisée. Les courants majoritaires du mouvement ouvrier ont fait du marxisme une grande métaphysique de l’histoire, dont nous visons aujourd’hui la bruyante faillite. Marx et son héritage théorique peuvent-ils y survivre ? Certainement. À condition de les arracher au conglomérat idéologique qui, sous le vocable de marxisme, amalgame des lambeaux théoriques, des balbutiements stratégiques, une mystique de l’histoire et de la science.

De l’épreuve, la théorie ne sort pas indemne.

Sa crise ne coïncide pourtant pas avec celle du « marxisme » constitué en idéologie officielle du mouvement ouvrier, victime souvent d’un dépit amoureux : on lui reproche d’autant plus qu’on lui a demandé ce qu’il ne pouvait donner. Marx a trop souvent été mis sur sa tête. À son tour d’être remis sur ses pieds.

Le principe d’intelligibilité de la théorie doit reprendre ses droits devant le principe espérance de la volonté. Ce que Lénine appelait sobrement « la théorie de Marx » fournira encore les armes critiques d’une résistance, qui est aujourd’hui notre modeste point de départ.

Nous avons assez condamné la manie et la vanité des « modèles », pour ne pas pleurer maintenant sur leur délabrement. Résister est une nécessité de chaque jour. Il n’y a pas besoin pour dire non, pour refuser l’inacceptable, de croire au meilleur des mondes. Mais pour durer, s’organiser et passer à la contre-offensive, une résistance réclame une perspective de libération. Renoncer aux modèles n’est pas renoncer aux projets, raturés, corrigés, remaniés, dans l’incessant dialogue du virtuel et du réel qui structure le champ stratégique. Le socialisme n’est pas moins nécessaire qu’il y a cent, cinquante, ou vingt ans. Reste à faire que le nécessaire devienne possible.

« Rentrons dans la rue », disait Gavroche. Il s’agit toujours de changer le monde. Sachant désormais que changer le monde, ce n’est plus seulement, mais c’est encore l’interpréter.

Colloque international, Sorbonne, du 17 au 19 mai 1990
In Actuel Marx, février 1991

Documents joints

  1. A. Fontaine, Le Monde, 27 janvier 1990.
  2. F. Braudel, Le Monde, 6 juillet 1983.
  3. Voir A. Schmidt, Le Concept de nature chez Marx.
  4. A. Badiou, Peut-on penser le politique, Seuil, 1985.
  5. Manifeste communiste.
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