Rires jaunes, rires rouges

Isabelle Stengers s’est vu attribuer, en décembre dernier, le prix de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre philosophique1. Espiègle consécration officielle pour une chercheuse polyvalente qui préfère les chemins de traverse aux sentiers battus. Elle a publié en 1979 (avec I. Prigogine) La Nouvelle Alliance. Métamorphose de la science, puis, avec le même Prigogine, Entre le temps et l’éternité (Fayard 1988). Depuis, elle a publié, plusieurs travaux consacrés à l’hypnose et à l’œuvre de Léon Chertok : Mémoires d’un hérétique (avec L. Chertok et D. Gille, La Découverte 1990), Le Cœur et la Raison. L’hypnose en question de Lavoisier à Lacan (avec L. Chertok, Payot 1989), L’Hypnose blessure narcissique (Les empêcheurs de penser en rond, 1991). Sur la science, elle a écrit en collaboration avec Judith Schlanger Les Concepts scientifiques, invention et pouvoir (Gallimard 1989), avec B. Bensaude-Vincent une Histoire de la chimie (La Découverte 1993), La Volonté de faire science (Les empêcheurs de penser en rond, Synthélabo 1992). Enfin, ses interventions sur la question de la drogue se trouvent dans Drogues, le défi hollandais, avec Olivier Ralet (Les empêcheurs…, 1991) et dans une intervention, « L’expert et le politique », parue dans Drogues et Droits de l’Homme, sous la direction de Francis Caballero (Les empêcheurs…, 1992). Son dernier livre, L’Invention des sciences modernes, publié l’automne 1993 à La Découverte. Premier volet d’une trilogie annoncée, il est également publié en Italie sous le titre plus évocateur Les Politiques de la raison.

La raison scientifique et la politique sont souvent considérées comme mutuellement exclusives. Dans son dernier livre, Isabelle Stengers propose au contraire de les associer sans domination ni soumission, et de concevoir leur rapport dans la dynamique de la controverse. De même que la « Critique » définie par Michel Serres comme « connaissance des bords », cette pensée des rencontres et des lisières convoque au dialogue, contre la tyrannie conjuguée de l’expertise et de l’opinion, un savant non dogmatique et un politique non relativiste.

Le savoir ainsi visé est gai.

Il exige d’abord de réapprendre à rire sans confondre l’humour épanoui et l’ironie amère. L’humour est « un art de l’immanence », de « la résistance sans transcendance ». Il exprime la « capacité à se connaître soi-même produit de l’histoire dont on cherche à suivre la construction ». L’ironie de ceux qui font les malins et prétendent ne s’en point laisser compter est en revanche gâtée par la dérision et le désabusement. Tout commence donc par la perception de projets différents à l’œuvre derrière ces deux manières de rire, de rire rouge ou de rire jaune en somme : « Ironie et humour constituent en ce sens deux projets politiques distincts de mise en discussion des sciences et de production de débat avec les scientifiques. L’ironie oppose le pouvoir au pouvoir. L’humour produit, dans la mesure où il réussit à se produire, la possibilité d’une perplexité partagée qui met effectivement à égalité ceux qu’il réunit2. » Deux projets donc.

Au sociologue, l’ironie.

Au politique, l’humour.

Beaucoup se contenteront de voir dans cette opposition entre le rire politique et le ricanement sociologique une joyeuse provocation, une façon quelque peu malicieuse de se gausser de l’air du temps. Mieux vaut prendre au sérieux cet éclat de rire3.

Les deux sophistes

Le sophiste est de retour. En force. Rappelons son portrait : « La sophistique est apparue comme la partie de l’acquisition, de l’échange, du trafic, du négoce spirituel relatif aux discours et à la connaissance de la vertu. » Le sophiste est celui qui « trafique » avec les arts, un « négociant en connaissances à l’usage de l’âme », un « détaillant des objets de connaissance », un « fabricant des sciences » qu’il vend, un « fabricant d’images », un « athlète dans les combats de parole »4. Dans la confrontation toujours recommencée de l’opinion et de la vérité, il est clair, à travers toutes ces définitions, qu’opinion et marché vont de pair. La sophistique est un commerce : « disons donc que la musique en général, chaque fois qu’elle est colportée de ville en ville, achetée ici, transportée là et vendue, que la peinture, l’art des prestiges et maintes autres choses qui se rapportent à l’âme, que l’on transporte et que l’on vend comme objets, soit de plaisir, soit d’étude sérieuse, donnent à celui qui les transporte et les vend, non moins que la vente des aliments et des boissons, le droit au titre de négociant. » L’enseignement de Protagoras est payant. Le sophiste est « un chasseur intéressé de jeunes gens riches ».

Notre ère médiatique est bien celle de son triomphe.

Depuis Platon, il représente l’autre du philosophe, très précisément son autre, à la fois insupportable et indispensable. De même peut-il être considéré comme l’autre du savant, son autre, son ombre. Or, le développement de l’histoire et de la sociologie des sciences frappe de relativité les vérités dont elles se proclamaient détentrices. Leur immersion dans le langage les rappelle à la modestie de ses incertitudes. Tout ne serait-il alors que mirages du sens, jeux de mots, scepticisme sénile ? La vérité serait-elle soluble dans l’opinion ?

Le mauvais rire menace de l’emporter.

Dans cette conjoncture, Isabelle Stengers ne se lance pas à corps perdu dans une nouvelle croisade philosophique sous la bannière de Platon. Elle ne prétend pas refaire face aux marchands d’opinions médiatiques le geste solennel platonicien5. Afin de « montrer que la singularité des sciences n’a pas besoin d’être niée pour devenir discutable », sa réponse consiste à s’installer dans la controverse, au point de friction entre science et politique, entre philosophie et sophistique, en esquissant la silhouette paradoxale d’un sophiste non relativiste.

Ici, le sophiste se divise en deux.

En un sophiste sociologue, réduisant le savoir scientifique aux conditions de sa production, qui frappe de plein fouet sa prétention à la vérité et ricane devant ses idoles brisées. Et un sophiste politique qui, sans renoncer à une visée de vérité, reconnaîtrait des vérités plurielles (et « relatives », osait dire Lénine !), d’ordre scientifique, politique, artistique, dont il s’agirait précisément de concevoir le rapport. D’une telle approche, ni la façon de « faire science » ni la façon d’agir en politique ne sauraient sortir indemnes. La séparation de la vérité et du pouvoir, au profit d’une nouvelle alliance entre vérité et devenir, est lourde de conséquences.

Après l’écrasement de la Commune de Paris, Blanqui, enfermé au fort du Taureau, hanté par la folie, hurlait que « le chapitre des bifurcations » restait seul ouvert encore à l’espérance. « Démoraliser l’histoire », comme nous y invite Isabelle Stengers – renoncer une fois pour toutes à ce qu’elle ait une rassurante morale – c’est, du même coup, la repolitiser, autrement dit l’ouvrir au choix stratégique devant des embranchements de possibles. Miser à fond sur la fécondité de la controverse.

La coupure et l’événement

On a souvent présenté ou organisé les savoirs selon une représentation spatiale, comme des territoires, des domaines, des bassins. Presque toujours comme des lieux dont le philosophe ou l’épistémologue se proposaient de dresser la carte. À la lecture d’Isabelle Stengers, on les pense aussi selon les temps et les contretemps, les rythmes et les battements, les lenteurs et les accélérations. Les lieux ne sont plus alors aussi cloisonnés et hétérogènes qu’il semblait. Qu’il s’agisse de dépénalisation de la drogue, de nouvelles techniques reproductives, de périls écologiques, la discussion peut s’engager, dans la réciprocité polémique opposée au sens unique des sondages et des dogmes. Isabelle Stengers va ainsi à rebours de Max Weber qui avait cru pouvoir protéger la science du pouvoir et la politique des experts en traçant la frontière de leurs domaines respectifs. Pour elle, « l’un des symptômes, de ce qu’une démocratie est réduite à ses apparences, est la différenciation entre les questions que l’on renvoie à la décision des politiques et celles que l’on renvoie à l’expertise ». Elle affirme au contraire « une inséparabilité de principe entre le processus de décision politique et le processus de controverse experte ». Reste à savoir comment cette inséparabilité peut donner lieu à confrontation et non dissoudre les différents discours dans le faux bon sens où toutes les vérités deviendraient grises6.

Le croisement de deux discours, celui du savant et celui du politique, permet de contextualiser le partage souvent incertain et mouvant entre science et fiction. Car « il est vain de chercher une définition générale, non contextuelle, de la différence entre science et non science7 ». Les scientifiques travaillent passionnément à leur objet. Ils n’en continuent pas moins à penser à leurs collègues, à leurs crédits, au Nobel. Les sciences dites dures « créent le droit au nom duquel le vaincu devrait être vaincu ». Et les épistémologues viennent après la bataille ratifier la victoire sous couvert de coupure épistémologique. Plus prudent (et plus dialectique), Pascal prétendait énigmatiquement dire le contraire des anciens sans pour autant les contredire.

Pour échapper au dilemme entre une certitude scientifique devenue indiscutable et un relativisme sans rivages, Isabelle Stengers revient sur cette notion de coupure qui fit autorité dans la philosophie des sciences (et accessoirement quelques ravages politiques). Fondant une opposition absolue entre l’après d’une science et l’avant d’une fiction, elle obéirait à une logique positiviste de disqualification de la non-science8. Cette asymétrie radicale aurait dû en toute rigueur aboutir à invalider toute tentative d’histoire des sciences. La vérité ne veut pas d’histoire. À partir de la coupure aurait commencé l’éternité du savoir établi. Or, « l’expérience cruciale », matérialisation emblématique de la coupure, est « probablement la scène la plus rhétorique et artificielle de l’histoire : le plus souvent, c’est après l’expérience, lorsqu’elle a réussi, qu’elle est mise en scène comme cruciale ; et elle constitue un fait une mise à mort publique et hautement ritualisée de l’hypothèse rivale ».

L’histoire des sciences présenterait donc, en son principe même, un paradoxe. L’énoncé selon lequel la science est l’entreprise rationnelle par excellence a pour première implication de poser son caractère a-historique. Par-delà leurs différences, les critiques de Kuhn, Lakatos, Feyerabend, Polanyi ont eu au contraire pour conséquence un déplacement des modèles logiques au profit de modèles historiques. L’importance nouvelle reconnue à l’histoire et à la sociologie des sciences réfute le présupposé d’un concept de science déshistoricisée ainsi que l’évidence d’un progrès scientifique linéaire et cumulatif. De sa contextualisation surgit une image renouvelée de la science. Les conflits entre théories rivales ne sont plus nécessairement une lutte à mort entre vérité et erreur.

Un paradigme scientifique, dit Stengers, « célèbre l’événement ». La possibilité même d’une histoire des sciences admet nécessairement sa part d’aléatoire et suppose le rôle de l’événement. À l’origine d’une théorie, l’ouverture d’une bifurcation remplace la frontière d’une coupure : l’avant et l’après continuent à communiquer. Il s’agit désormais de raconter l’histoire des sciences « en mettant l’accent sur l’événement, le risque, la prolifération des pratiques » : « la portée de l’événement fait partie de ses suites, du problème posé dans le futur qu’il crée. Sa mesure fait l’objet d’interprétations multiples, mais elle peut aussi bien être donnée par la multiplicité même de ses interprétations : tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, se réfèrent à lui inventent une manière de se servir de lui pour construire leur propre position, font suite à l’événement. »

Sciences narratives et connaissance indicielle

Progressivement constitué depuis la révolution galiléenne, le modèle scientifique dominant reposait sur quelques grands principes : principe d’universalité (il n’est de science authentique que du général), exclusion de l’irréversibilité temporelle, réduction de l’ensemble à ses parties, respect de principes d’ordre (lois), déterminisme universel rigide, séparation du sujet et de l’objet, fiabilité de la logique (des idées claires et distinctes). Ces principes sont aujourd’hui contestés terme à terme : recherche d’une « science » des singularités (histoire, psychanalyse), cybernétique et théories de l’organisation, retour de la totalité, part de l’événement et du désordre, déterminisme aléatoire, principe d’indétermination, théories du chaos et « logiques floues ».

Peut-être y a-t-il là les signes de gestation d’un nouveau paradigme. En attendant, la déstabilisation des certitudes (et des arrogances) d’hier est propice à une nouvelle poussée du mythe, de la charlatanerie, bref à une offensive revancharde des magiciens plus ou moins matinaux. Cette crise de longue durée prolonge et amplifie ce qu’Husserl désignait déjà comme « la crise des sciences européennes » ; elle impose une nouvelle réflexivité, un retour au problème de la connaissance ou de la « conscience » de la science, omniprésent au demeurant dans la prolifération des commissions d’experts et comités d’éthique. La ligne de partage entre explication et compréhension, sciences naturelles et sciences « humaines », sciences dures et sciences « molles », est devenue poreuse. Il en résulte inévitablement une remise en cause du modèle popperien, dont la réfutabilité érigée en critère ultime revenait à exiger de toute science qu’elle soit prédictive.

La tendance est au contraire à accueillir dans la cité scientifique des sciences de type narratif : « Peut-être l’un des grands défis auxquels doivent répondre les sciences narratives est-il de faire reconnaître d’autres formes d’organisation sociale et professionnelle, d’autres références culturelles, de créer de nouveaux types de contrainte qui délient les notions de rationalité et de pouvoir, qui permettent d’évaluer l’intérêt et le gain d’intelligibilité d’un récit sans exiger que ce récit ait le pouvoir de faire oublier qu’il a un auteur. » Ainsi, « la science de l’évolution apprend à affirmer sa singularité de science historique face aux expérimentateurs qui, là où il n’y a pas de production de faits, ne peuvent voir qu’une activité de type collection de timbres… Chaque témoin, chaque groupe de vivants est désormais envisagé comme ayant à raconter une histoire singulière, locale. Les scientifiques ici ne sont pas juges, mais enquêteurs9 ». Dans la paléontologie contemporaine, la science retrouve les défis et les énigmes d’une histoire ouverte, où le passé ne livre pas nécessairement les clefs du futur : « Les récits darwiniens n’ont plus aujourd’hui la monotonie moralisante qui vouait le meilleur à triompher. » Il est temps de déjouer le piège que constituent les divers modes « d’assimilation de l’histoire à un progrès ». Dans La Vie est belle, S.J. Gould critique ainsi les habitudes de pensée tendant toujours à présenter ce qui est arrivé comme ce qui devait arriver. Les spécialistes de l’évolution réussiraient désormais à discuter et à apprendre de la fiabilité partielle de tel témoignage « non plus preuve, mais indice ». Les sciences narratives renouent avec la connaissance indicielle chère à W. Benjamin. Il s’agirait, dit joliment Isabelle Stengers, « d’apprendre à raconter des histoires sans vaincus, des vérités qui s’enchevêtrent sans se nier ».

Introduisant le germe de la dissidence dans le modèle des sciences modernes, dont l’avènement remonte à quatre siècles, Darwin nous a « légué des trames narratives hypothétiques » ; Freud, une science qui écoute davantage qu’elle ne dit (si le premier Freud est autant que Marx fasciné par la science dure, la cure analytique n’en demeure pas moins une aventure singulière) ; Marx, l’aspiration à la totalisation ouverte de ce qu’il s’obstinait à nommer « science allemande » (deutsche Wissenschaft). De même que la distinction hégélienne entre entendement et raison, celle entre sciences positives (anglaises) et science allemande ne vise pas à disqualifier les sciences positives, mais à récuser l’idéologie scientiste bâtie sur l’exclusivité de leur modèle.

De Spinoza, de Leibniz, d’Hegel, Marx retient une idée de science irréductible à la somme des sciences positives. Il articule originalement « la science anglaise », la « science allemande » et la Critique. Cette mystérieuse troisième larronne, la « critique », demeure (de la Critique de la philosophie du droit à la Critique de l’économie politique) tout au long de son œuvre. Elle n’est pas réductible à une simple survivance philosophique au sein de la nouvelle science économique. Sa présence obstinée atteste au contraire qu’il s’agit d’une nouvelle façon de « faire science », non en dressant une science positive contre sa préhistoire idéologique, mais en restant fidèle à une sorte de science négative, qui ne cesse de se nier et se refuse le moindre repos. Qui sait bien qu’elle n’aura jamais le dernier mot. Qu’elle peut au mieux conduire au seuil de la lutte, là où la pensée doit prendre son envol stratégique. La Critique constitue ainsi la médiation entre le moment nécessaire mais parcellaire des sciences positives et l’horizon totalisant de « la science allemande »10.

La Critique n’a pas mission de dire le vrai sur le vrai.

Sa besogne est du côté de l’écoute davantage que de l’énoncé. La Critique de l’économie politique est, à l’écoute du discours du Capital, travail interminable de défétichisation et de démystification. Elle lacère les apparences, arrache les masques, conjure les spectres, dévoile la duplicité des marchandises et du travail. Car le fétichisme n’est pas simple travestissement. Si tel était le cas, une science ordinaire pourrait suffire à arracher ses oripeaux. S’il ne s’agissait que d’une mauvaise image du réel, de bonnes lunettes suffiraient à la redresser. Mais le fétichisme est une représentation qui se joue en permanence dans l’illusion réciproque du sujet et de l’objet. Il ne s’agit pas de fonder la science qui dissiperait une fois pour toutes cette fausse conscience et rétablirait en sa souveraineté lucide un sujet maître et possesseur de la nature comme de lui-même. L’illusion n’est pas dans la tête. Elle résulte bel et bien des conditions de production et de reproduction. Elle ne saurait être purement supprimée aussi longtemps que subsistent les rapports qui l’engendrent. Dans un monde en proie à la fantasmagorie généralisée de la marchandise, il n’y a pas d’issue par l’arche triomphale de la science. Le travail toujours recommencé de la critique contre les broussailles envahissantes de la folie et du mythe, conduit seulement à des clairières où peut se produire la rencontre du politique. Elle se contente de poser les conditions de la désillusion et du désensorcellement, qui se jouent dans la lutte, là où la théorie devient pratique. Et la pensée stratégie.

Démoraliser l’histoire

Une autre manière de faire science : une autre manière donc, de faire de la politique. L’une ne va pas sans l’autre. Une manière « qui intègre ce que la Cité avait séparé, les affaires humaines et la gestion de la production. L’événement dont nous sommes héritiers est que l’invention d’une nouvelle pratique de mesure des choses par les humains, axée sur la différence entre fait et fiction a créé une autre manière de faire de la politique, c’est-à-dire un autre principe de distinction entre représentation légitime et opinion11 ». La division du travail entre savant et politique présuppose une distinction radicale entre la neutralité désintéressée de la science et la passion morale attribuée au politique. Elle livre en réalité la science aux impératifs de l’économie et de la technique, réservant à la politique une moralisation hypocrite de la jungle marchande. Formellement déracinée du conflit social, dépositaire présumée d’un intérêt général en lévitation, la politique parlementaire devient le domaine du mauvais sophiste, démagogue professionnel et négociant d’opinions.

Reconsidérant le rapport entre science et politique, Isabelle Stengers nous entraîne sur les traces d’un sophiste insolite non relativiste (mais, après tout, le portrait qui nous est resté du sophiste, fut dessiné par ses vainqueurs !) : « là où l’énoncé sophiste entendu sur un mode relativiste semblait désigner un droit statique de l’opinion, le pouvoir de la fiction, nous pouvons lire une caractérisation de l’aventure humaine qui lie vérité et fiction, les enracine toutes deux dans la passion qui nous rend capables tant de la fiction que de la mise à l’épreuve de nos fictions. » De même que l’universalité n’est jamais donnée, mais se déploie dans le devenir universel effectif de la production, de la consommation, de la communication, de même la mesure qui se déploie dans le devenir n’est plus condamnée à constater l’incommensurabilité des savoirs et l’irréductibilité de leurs différences12.

On en revient à cette exigence salutaire de « démoraliser l’histoire ». Une explication morale cherche une cause qui doit s’expliquer. La morale de l’histoire s’inscrit toujours dans une perspective de progrès. Nous avons déjà souligné que cette « démoralisation » implique corrélativement sa repolitisation. Le siècle passé voulut croire à une alliance naturelle entre science, démocratie, et progrès. Dès lors qu’il n’est plus possible de chercher dans l’expertise scientifique le fondement d’une politique, « un regain de pensée politique s’avère nécessaire13 ». À cette nécessité s’efforce de répondre le « Parlement des choses », dont Isabelle Stengers emprunte l’image à Bruno Latour.

Sous sa forme humoristique, elle est exploratoire plutôt que programmatique. Elle critique le formalisme d’une délibération qui se contente de réclamer la caution pseudo-concrète de l’expertise (badigeonnée d’éthique cléricalo-académique). Le « Parlement des choses » rappelle le fond avant tout politique de la controverse et conteste la représentation dissociée, des choses par le savant, des hommes par le politique14. Nous sommes au cœur du problème. Il s’agit de remédier à la fiction politique du « citoyen nu », du citoyen sans qualité, dépouillé de ses déterminations, de sa pratique sociale, affective, ludique. Réduit à l’abstraction de l’arithmétique électorale.

Nourrie à la fois par la crise du système de représentation politique et par la mise en doute de l’expertise scientifique, cette préoccupation entre en résonance avec les thèmes autogestionnaires, conseillistes, libertaires de la démocratie directe. Elle en partage aussi les ambiguïtés. Le dénigrement des lieux de souveraineté peut aussi bien déchaîner un lobbying corporatif véhiculé par les réseaux de communication. Constitué de représentants scientifiques, industriels, travailleurs, citoyens, le Parlement des choses tiendrait à la fois du soviet et de la chambre corporative. À contre-courant d’une politique désincarnée et d’un intérêt particulier déguisé en intérêt général, il ne s’agirait plus seulement de « faire voter », mais d’inventer des dispositifs tels que ceux dont parlent les experts puissent être présents et se prononcer par eux-mêmes. Pour Isabelle Stengers, le « Parlement des choses » ne désigne surtout pas l’utopie en vogue d’une intersubjectivité pacifiée : il lance le défi d’une « production collective de subjectivité ». Dans le débat sur la dépénalisation de la drogue, elle insiste ainsi sur le rôle collectif des consommateurs associés (suivant l’exemple des junkie bonden hollandais)15. Ce choix de la subjectivité collective contre une universalité civique en trompe l’œil comporte cependant le danger d’une corporativisation généralisée, d’une tribalisation des intérêts sociaux, et d’une cristallisation de ghettos différenciés, « refermés sur une particularité cultivée de manière fétichiste ou revendiquée sur le mode du ressentiment ». Consciente du péril, Stengers ne va pas au-delà. De même, Bruno Latour élude-t-il les implications pratiques, léguant son Parlement des choses à « d’autres qui sauront le convoquer ».

Inquiétante délégation de pouvoir.

En réalité, la critique de l’expertise et de la raison scientifique conduit Isabelle Stengers à remettre en cause les modes mêmes de constitution du pouvoir politique. Voulant rétablir son lien à la pratique sociale en général (et scientifique en particulier), elle s’expose aux objections traditionnellement formulées contre les tentatives de démocratie directe ou participative : comment une volonté générale peut-elle naître d’une représentation enracinée dans les pratiques et les conflits sociaux particuliers ? La pertinence de la question exige de donner un contenu plus précis à l’autre manière de faire de la politique, menacée d’en rester au stade du slogan creux. Les grands choix sur l’emploi, l’écologie, les techniques reproductives, ou la dépénalisation des drogues, ne sauraient se cantonner au dialogue entre institutions existantes et groupes de consommateurs. De la production à la communication en passant par la consommation, toutes les sphères de la vie sociale sont concernées. Au-delà des mesures s’opposant à la professionnalisation du pouvoir (révocabilité des mandataires, non-cumul des mandats et tourniquets, référendum d’initiative populaire, etc.), il s’agit de trouver les médiations par lesquelles les intérêts concrets puissent, sans se nier, trouver leur inscription dans un projet collectif. Un Parlement des choses (ou une République autogestionnaire) ne saurait se réduire en effet à un arbitrage entre groupes de pression incapables de se hisser au-delà de l’horizon parcellaire de leurs intérêts respectifs. Il exigerait une articulation entre la représentation directe et participative des producteurs-consommateurs et la médiation pluraliste des partis (associations, syndicats, collectifs) porteurs de synthèses politiques.

Parution non retrouvée, 1994

Documents joints

  1. Grand Prix de philosophie, 1993.
  2. I. Stengers, L’Invention des sciences modernes, La Découverte, p. 79-80. Également : « Réapprendre à
    rire n’est jamais insignifiant. Que de temps et d’énergie perdent aujourd’hui ceux et celles qui ont des
    raisons de lutter, à foncer vers les chiffons rouges que l’on agite sous leur nez et qui ont une “rationalité scientifique” ou “objectivité” ? Le rire de qui devrait être impressionné complique toujours la vie du
    pouvoir. Et c’est toujours le pouvoir qui se dissimule derrière l’objectivité ou la rationalité lorsque celles-ci deviennent argument d’autorité. Mais surtout m’importe la qualité du rire. Je ne veux pas d’un rire goguenard ou d’un rire qui soit celui de la dérision, de l’ironie qui toujours et sans risque reconnaît le même au-delà des différences. Je voudrais rendre possible le rire de l’humour qui comprend, apprécie sans attendre le salut et peut refuser sans se laisser terroriser. Je voudrais rendre possible un rire qui ne se fait pas aux dépens des scientifiques, mais qui puisse, idéalement, être partagé avec eux » (ibid., p. 28).
  3. Afin d’éviter tout malentendu (et tout déchaînement de chauvinisme disciplinaire) sur cette distinction 
entre sociologie et politique, laissons à Isabelle Stengers la responsabilité de leur « mise en contraste » :
 « De la sociologie, il faut dire qu’elle est la science des sociologues : la société en tant que telle regroupe des acteurs multiples, mais aucun de ces acteurs, sauf les sociologues, n’a d’intérêt à définir ce qu’est une société. La situation est très différente dans le champ politique. La politique au sens pratique, au sens où 
nous pouvons dire aujourd’hui qu’elle est ou devrait être l’affaire de tous est certes ce que les spécialistes des sciences politiques cherchent à comprendre, mais ils sont toujours précédés par des pratiques qui s’affirment elles-mêmes explicitement en tant que pratiques politiques… Ce spécialiste se situe parmi d’autres acteurs qui posent des questions similaires aux siennes… Le parti pris d’accentuer la différence entre sociologie et politique a pour premier intérêt d’éclairer l’inquiétude des scientifiques face à l’idée 
d’une sociologie des sciences… » (p. 71).
  4. Platon, Le Sophiste.
  5. À la différence de Badiou, dont c’est précisément le propos dans son Manifeste pour la philosophie.
  6. Dans L’Expert et le Politique, Isabelle Stengers est bien consciente du danger : « Je ne plaide pas pour que l’on mélange sauvagement les domaines, que l’on vote par exemple à propos de l’existence du Big Bang, de la résistance de tel matériau, ou de la fiabilité de tel test pharmacologique. Une controverse a pour acteurs légitimes ceux dont la vie, l’activité, les perspectives ont effectivement partie liée avec son issue. Lorsque l’issue d’une controverse est un choix de type technico-social portant non sur le mode de construction d’un pont mais sur la construction d’un avenir collectif, ses acteurs légitimes sont en principe ceux-là mêmes, les citoyens, que la politique reconnaît en tant qu’acteurs en régime démocratique tout au moins ». Entre processus de décision politique et controverse experte, seuls diffèrent alors « les modes d’implication des acteurs, car la controverse experte réunit des acteurs définis comme ayant des savoirs ou des objections à faire valoir, des intérêts à défendre, des conditions à négocier, alors que la décision politique s’adresse aux citoyens sur le mode du d’accord pas d’accord à propos d’une perspective déjà définie. » (Drogues et droits de l’homme, p. 39.)
  7. I. Stengers, La Volonté défaire science, p. 11.
  8. Dans Nous n’avons jamais été modernes (La Découverte 1992), Bruno Latour s’était déjà engagé dans une remise en cause analogue : « En nous enlevant cette facilité de la coupure épistémologique, nous nous sommes aperçus, nous qui étudions les sciences que la plupart de nos explications ne valaient pas grand-chose. L’asymétrie les organisait toutes et ne faisait que donner le coup de pied de l’âne aux vaincus. »
  9. Isabelle Stengers, L’Invention des sciences modernes.
  10. II est utile de se reporter sur ce point à L’Histoire de la pensée philosophique et scientifique publiée en Italie sous la direction de Ludovico Geymonat, ainsi qu’à un stimulant article de Manuel Sacristan, « El trabajo cientifico de Marx y su nocion de ciencia » (in Sobre Marx y marxismo, Icaria 1983) et au livre de Francisco Fernandez Buey, La Ilusion del Metodo, Editorial Critica, Barcelona 1991. Sur les grands problèmes de la science contemporaine, on trouvera une claire présentation dans la première partie « Repères épistémologiques », du livre de Samuel Johsua et Jean-Jacques Dupin, Introduction à la didactique des sciences et des mathématiques, Puf 1993.
  11. Ibid.
  12. « II s’agit toujours d’inventer les pratiques grâce auxquelles cet énoncé perde son caractère statique,
    relativiste, en entre dans une dynamique où ni l’homme ni la chose n’ont la maîtrise de la mesure, où c’est l’invention de nouvelles mesures, c’est-à-dire de nouvelles relations et de nouvelles mesures, c’est-à-dire de nouvelles relations et de nouvelles épreuves qui distribuent les identités respectives de l’homme et de la chose. » Ainsi convergent les deux sens de l’énoncé sophistique, « celui qui conjugue mesure et politique et celui qui conjugue mesure et devenir ». Dans les deux cas, c’est « la différenciation entre représentation légitime et opinion, c’est le pouvoir attribué à la vérité de vaincre la fiction qui devient l’habitude de pensée que nous avons à apprendre à mettre en risque. » Dans les deux cas, notre passion pour la vérité en viendrait alors à exiger d’elle-même de « délier vérité et pouvoir et de nouer vérité et devenir » (I. Stengers, ibid).
  13. Dominique Lecourt, Contre la peur, Pluriel, p. 34.
  14. Il n’y a pas deux problèmes de représentation mais un seul […]. Reprenons le double doute sur la fidélité des mandataires, et voilà défini le Parlement des choses : en son enceinte se trouve recomposée la continuité du collectif. Il n’y a plus de vérités nues, mais il n’y a plus de citoyens nus » (Bruno Latour, op. cit., p. 196).
  15. « Les Néerlandais ont eu l’insigne courage de favoriser le développement de collectifs, les junkies bonden, capables de faire-valoir l’intérêt des usagers de drogues… La reconnaissance officielle des junkies bonden est l’exemple même de non-séparabilité du politique et de l’expertise. La décision politique anticipe et suggère, elle invente une manière de s’adresser aux usagers de drogues illicites comme à des individus capables de participer aux débats qui les concerne. Et ce faisant, elle assure une expertise plus fiable car produit de controverses plus exigeantes, multipliant les dimensions du problème et les intérêts en conflit qu’elle doit prendre en compte. » (« L’expert et le politique », Drogues et droits de l’homme).
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