Sophie Wahnich : « La révolution russe est d’abord utopique »

Sophie Wahnich est docteur en histoire, directrice de recherche au CNRS rattachée à l’Institut interdisciplinaire du contemporain (IIAC) et directrice de l’équipe Tram, « Transformations radicales des mondes contemporains ». Ses travaux portent principalement sur la Révolution française. Elle s’est en outre engagée en politique, en étant candidate du Parti pirate aux élections législatives de 2012 et en appelant à voter pour Jean-Luc Mélenchon en 2017, dans une tribune cosignée par plusieurs personnalités dans Médiapart. Elle a préfacé Octobre 17, la révolution trahie. Un retour critique sur la Révolution russe, livre inédit de Daniel Bensaïd publié cette année aux éditions Lignes. Dans cet ouvrage, le défunt théoricien trotskiste analyse les causes de l’échec du marxisme-léninisme. Nous avons souhaité rencontrer Sophie Wahnich dans le cadre de notre semaine dédiée au centenaire de la révolution d’Octobre 1917.
Kevin Boucaud-Victoire

Le Comptoir : Vous venez de préfacer Octobre 17, la révolution trahie : un retour critique sur la révolution russe de Daniel Bensaïd. À quoi est due la genèse de ce bouquin ?

Sophie Wahnich : Daniel Bensaïd était intervenu régulièrement sur la révolution russe dans des contextes politiques qui avaient fait de cet événement le moment fondateur des révolutions totalitaires. Les textes réunis dans ce volume sont des analyses qui réagissent à l’actualité intellectuelle et qui proposent un autre point de vue analytique avec les auteurs qu’affectionnait Daniel Bensaïd, comme Walter Benjamin pour réfléchir sur la temporalité ou Rosa Luxemburg pour réfléchir sur la stratégie révolutionnaire démocratique. Le désir de publier ces textes exprimé par Sophie Bensaïd a rencontré celui de Michel Surya, le fondateur, éditeur et rédacteur rigoureux de la revue Lignes où Daniel Bensaïd s’était souvent exprimé. Ensuite, Michel Surya m’a proposé d’en faire la préface en tant que spécialiste des enjeux révolutionnaires, des rapports passés-présents et de mon rapport critique au furetisme. J’ai d’abord été surprise car je ne suis pas spécialiste de la Révolution russe, puis j’ai trouvé l’enjeu important et intéressant compte tenu du travail que je venais d’effectuer sur la pensée des années 1960 à aujourd’hui sur la révolution, avec La Révolution française n’est pas un mythe (Klincksieck, 2017).

Dans votre préface, vous évoquez la nécessité de se dégager d’une certaine vision imposée par François Furet selon laquelle la Révolution française menait nécessairement à la Terreur. De même, Bensaïd tord le cou à l’idée imposée par les nouveaux philosophes, André Glucksmann en tête, qui stipule que la révolution d’Octobre menait forcément au goulag. En quoi ces idées sont-elles dangereuses ?

Toute analyse de l’Histoire en termes de fatale destinée est une manière de contourner l’inventivité des acteurs historiques et de ne pas saisir quelles butées du réel viennent faire obstacle à cette inventivité. Ces butées peuvent être structurelles – les outils dont les acteurs disposent ne permettent pas d’envisager les bonnes stratégies d’action. Elles peuvent être conjoncturelles – il s’agit alors de saisir les configurations guerrières, les dynamiques d’ardeur et de découragement, les occasions manquées. Enfin, elles peuvent être événementielles – ainsi la fuite du roi mène à une perte de confiance irréparable et finalement à sa mort et au déchaînement de violence des monarchies européennes. Si tout est écrit d’avance, on ne peut plus comprendre les inflexions, les bifurcations et les imaginaires. Tout est aplati par une conception où l’idéalisme, l’utopie ne peuvent conduire qu’à des échecs. Finalement, cette nouvelle téléologie qui se présente sous la figure de la matrice empêche de penser et de questionner. À ce titre, elle est un obscurantisme.

Dans les écrits de Bensaïd, on comprend vite que si la révolution a été « trahie », ce n’est pas qu’à cause de Staline, mais c’est aussi parce que Lénine et Trotski n’ont pas su voir venir la bureaucratisation de l’URSS. Une révolution doit-elle se donner pour objectif de combattre simultanément la bourgeoisie et la bureaucratie ?

Une révolution se donne comme objectif de combattre l’aliénation et la domination, pas la bourgeoisie et le bureaucratisme. La bourgeoisie est toujours composite. Robespierre l’avocat est-il un bourgeois ? Oui. Quand au bureaucratisme, sa prise de pouvoir est liée à la structure d’un parti qui fonctionne comme un État, et qui oublie la vie politique comme communalisme. Mais sans aucune structure, on ne peut pas produire de stratégie. La complexité, c’est de savoir lutter contre les nouvelles aliénations et les nouvelles notabilisations dominantes. Elles n’ont pas de nom a priori, elles sont à comprendre depuis les situations.

Pour Hannah Arendt, « le régime bolchevique a dépouillé les soviets de leur pouvoir alors qu’il était encore dirigé par Lénine, et a volé leur nom pour s’en affubler alors qu’il était un régime antisoviétique ». Pour Cornelius Castoriadis, l’URSS n’était « même pas soviétique ». Devons-nous déplorer que le Parti communiste ait confisqué le pouvoir aux soviets ? Le conseillisme, théorisé par Rosa Luxemburg et, plus tard, Castoriadis et Guy Debord, n’est-il finalement pas la seule forme de communisme véritable ?

Dans les textes de Bensaïd, ce qui est analysé, c’est le non-désir communal du monde prolétaire russe. Il explique bien que les gens sont vite fatigués des réunions et de la révolution, qu’ils ont envie de rentrer chez eux, de retrouver une vie normale. Cette tension-là est rarement analysée. Comment la prendre en charge ? En renonçant à s’affubler du nom de soviet ou en maintenant le désir pour des soviets ? Qui renonce à quoi ? Qui, simplement, ne désire pas cette responsabilité politique communale ? Ce sont des questions très actuelles et très importantes.
Le désir de chef doit être analysé comme obstacle au communalisme et à la démocratie. Pour ceux qui veulent la liberté, l’émancipation et la vie politique démocratique, le conseillisme, le communalisme sont les seules formes désirables. Mais comment le deviennent-elles et comment s’en dégoûte-t-on ? Ce sont déjà les questions de Saint-Just. Pourquoi les hommes et les femmes délaissèrent-ils les assemblées et acceptèrent-ils la création d’un État ? C’est la grande question de la servitude volontaire et on ne peut pas la résoudre uniquement en accusant les dirigeants. Les chercheurs qui ont travaillé sur les pouvoirs autoritaires montrent tous qu’il y a un consentement à l’autoritarisme. Et Castoriadis, discutant avec Lefort, sait que la démocratie est anxiogène et qu’elle sécrète comme antidote ce désir d’autorité pour se délester de ses responsabilités. En bref, je crois qu’il faut sortir des responsabilités ad nominem. Il ne s’agit pas de renoncer pour autant à les analyser mais d’accepter de penser aussi au-delà.

Trotski qualifiait le régime de Staline d’« État ouvrier bureaucratiquement dégénéré ». Cette formule vous paraît-elle juste ?

« Dégénéré », ce n’est pas heureux mais, en tout cas, il n’y a pas eu de régénération inventive suffisante pour contrer ce mouvement mortifère alors que la Révolution russe est d’abord utopique sur tous les plans de la vie : interruption des évidences et inventions de nouvelles manières d’être au monde, c’est vrai pour la famille, le travail, la culture. C’est un feu d’artifice. Alors, quand ça s’arrête, ça ne peut pas être la responsabilité d’un seul. C’est leur donner quand même beaucoup trop de pouvoir à ces grandes figures avant qu’effectivement ils ne finissent par le monopoliser. Je pense que nous pouvons aujourd’hui renouveler la grille d’analyse sur les révolutions, en incluant les dynamiques psychiques, affectives, les représentations, les modes de fabrique des liens et pas juste dire « un rouleau compresseur a tout détruit ». Ce n’est pas si simple, il faut se remettre au travail. Les textes de Daniel Bensaïd nous aident à le faire.

Le Comptoir, 27 octobre 2017

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