Stratégie et parti : une brochure sous forme de bilan

« On ne peut recommencer que si on digère notre histoire. Même si on a tourné la page et changé de chapitre, on est quand même dans le même livre1. » L’histoire que Daniel Bensaïd propose ici de « digérer » n’est pas celle de la seule LCR, mais bien l’histoire des expériences du mouvement révolutionnaire international et des débats au sujet des grandes hypothèses stratégiques et du type d’organisation révolutionnaire à construire. Même si cette brochure est marquée par la séquence 1968-1986, c’est à un inventaire général qu’il se livre, en convoquant – entre autres – Kautsky, Lénine, Luxemburg, Trotski, Mao, mais aussi Andreu Nin, André Gorz, Régis Debray ou encore Amadeo Bordiga. Avec l’agilité intellectuelle et l’esprit de synthèse qui le caractérise, il nous entraîne ainsi dans une revue d’expériences variées, de la Russie à l’Allemagne, du Brésil à l’Italie, de l’Argentine à la France, du Chili à l’État espagnol, en cernant les continuités et les ruptures dans les problématiques qui ont agité les différents courants révolutionnaires.

Le format « brochure » impose des discussions succinctes de ces multiples situations révolutionnaires ou prérévolutionnaires. Mais les deux exposés (« Sur la stratégie », « Sur le parti ») ne sont jamais simplement allusifs ou illustratifs ; ils tentent au contraire de cerner au mieux ces expériences durant lesquelles les hypothèses et les choix des révolutionnaires ont été mis à l’épreuve de la réalité, pour le meilleur – parfois – et pour le pire – souvent. Nous n’avons donc pas affaire à une pensée marxiste dogmatique, mais à un marxisme vivant, nourri des luttes sociales et politiques réelles. Les thèses sur la stratégie et celles sur le parti s’inscrivent donc simultanément dans une histoire plus que centenaire, celle du mouvement ouvrier international, et dans une conjoncture particulière : le retournement des années 1980 et la fin d’un certain enthousiasme consécutif à l’année 1968 et aux développements (pré-)révolutionnaires des années 1970, notamment en Europe et en Amérique latine. Accepter d’admettre la défaite, tout en refusant de la considérer comme inscrite dans les gènes du marxisme et des pensées révolutionnaires – telle est la démarche qui guide les deux exposés : il s’agit bien d’envisager l’avenir en pensant au présent sans faire table rase du passé.

La dimension stratégique de l’activité révolutionnaire repose sur cette idée apparemment simple, énoncée par Ernesto Che Guevara : « Le devoir de tout révolutionnaire, c’est de faire la révolution. » En d’autres termes, le débat stratégique repose sur la conviction partagée que la révolution dérive, non de lois historiques qui la rendraient inévitable, mais d’un projet volontaire, et plus précisément d’un projet de renversement du pouvoir politique bourgeois. Cette conviction constitue pour Daniel Bensaïd une boussole indispensable pour tenir le cap malgré les aléas de la conjoncture et éviter deux écueils : d’une part, la conversion à un pseudo-réalisme menant à tous les renoncements et, d’autre part, l’adoption d’une posture de commentateurs avisés mais extérieurs à ce que Marx nommait le « mouvement réel », autrement dit à la lutte des classes telle qu’elle a cours. Ainsi, « [s]i on ne pense pas […] que la conquête du pouvoir par la classe travailleuse est possible, si on ne travaille pas patiemment dans cette perspective, alors il est inévitable de glisser en pratique vers la construction d’autre chose. Une organisation de résistance, utile au jour le jour, dans le meilleur des cas… Mais le renoncement au but final ne tardera pas à dicter des accommodements pseudo-réalistes dans la lutte quotidienne même… Ou encore une organisation pour les surlendemains, qui commence à se poser en championne du combat contre les dégénérescences bureaucratiques à venir, faute de pouvoir affronter les tâches du jour2. »

Renverser le pouvoir bourgeois : tout est dit, mais tout reste à discuter. En effet, ce socle stratégique commun aux révolutionnaires n’implique aucun consensus sur les moyens de parvenir à ce renversement. Ce qui fonde la nécessité d’une réflexion stratégique, c’est en grande partie le caractère heurté, non linéaire, du temps politique. D’où la nécessité, pour une organisation voulant jouer un rôle réel et positif, d’évaluer sans cesse l’état de la conjoncture de la lutte des classes.

Déjà présente, mais comme étouffée, dans ses textes antérieurs, la réflexion sur la temporalité commence alors à prendre une place centrale dans l’élaboration de Daniel Bensaïd. Le mouvement ouvrier du début du XXe siècle, particulièrement dans ses franges réformistes, a souvent agi comme si le temps politique était homogène et uniforme, comme si l’évolution des sociétés – le « mouvement », pour parler comme Bernstein – devait tendre naturellement et spontanément vers le socialisme. Pas de révolution politique, mais une évolution sociologique ; pas un parti stratège, mais un parti éducateur. Étant donné l’expérience chaotique du XXe siècle, rares sont ceux qui raisonnent encore de cette manière. Mais on trouve une autre manière de ne pas prendre en considération les changements de conjoncture, qui consiste à substituer un optimisme volontariste à un optimisme évolutionniste : agir comme si l’offensive, qu’on l’envisage sous la forme de la grève générale ou de l’insurrection, était en chaque moment à l’ordre du jour, comme si les masses n’attendaient qu’un parti vraiment révolutionnaire pour se mettre en mouvement, se constituer en classe révolutionnaire et déclencher l’insurrection.

Tel est, d’après Daniel Bensaïd, l’un des apports majeurs du Lénine d’après 1914, qui s’émancipe progressivement de la conception mécaniste d’un Kautsky, convaincu du caractère nécessaire, non contingent, de la révolution. Kautsky écrivait ainsi en 1909, dans Les Chemins du pouvoir, « qu’il ne dépend pas de nous de faire une révolution, ni de nos adversaires de l’empêcher ». Si cette formule souligne une évidence – les dynamiques propres et les produits de la lutte des classes ne dérivent pas de la seule volonté des révolutionnaires –, elle a pour effet d’incliner à l’inaction : l’intervention consciente des militants et des organisations révolutionnaires serait inutile dans la préparation d’une révolution, puisque celle-ci doit advenir nécessairement. Les années 1914-1917 seront pour Lénine l’occasion d’un retour critique sur les thèses de Kautsky, jusqu’à la rupture, avec la formulation d’une double problématique stratégique : si le surgissement révolutionnaire n’est pas subordonné à l’activité du parti, l’intervention directe de ce dernier au cœur de la lutte des classes peut jouer un rôle décisif dans le rythme et la tournure des événements ; cette intervention doit tenir compte de la non-linéarité des processus révolutionnaires, déjà remarquablement décrite dans Que Faire ?, rédigé en 1902 : « On ne saurait se représenter la révolution elle-même sous forme d’un acte unique : la révolution sera une succession rapide d’explosions plus ou moins violentes, alternant avec des phases d’accalmie plus ou moins profondes3. »

Si le cap stratégique – le renversement du pouvoir politique bourgeois – demeure identique, il n’existe donc pas de voie prédéterminée pour y parvenir, aucun schéma théorique préalablement découvert par la « science socialiste » et que l’on pourrait se contenter d’appliquer. Sur le chemin qui mène à l’abolition des structures d’exploitation et de domination, se dresse ainsi une multitude d’obstacles et de bifurcations, d’impasses et de chausse-trappes, qui interdisent de penser que le plus court trajet vers la révolution serait la ligne droite. Ne jamais abandonner ce fil à plomb de la stratégie révolutionnaire qu’est l’objectif de destruction de l’État capitaliste ne signifie pas que celle-ci serait à portée de main, en tout temps et en tout lieu : « On ne peut pas détruire cet État n’importe quand et dans n’importe quelles conditions. Se contenter de cet impératif, hors du temps, ce serait simplement jeter les bases d’un volontarisme gauchiste : si la question du pouvoir était posée en permanence, il ne dépendrait que de la volonté politique du parti de passer de l’accumulation syndicale ou parlementaire de forces, à l’accumulation militaire ; donc d’un gradualisme électoral à un gradualisme militaire. Il suffirait en quelque sorte de déclarer la guerre à l’État. »

C’est en usant de cette boussole que Daniel Bensaïd entreprend d’examiner les modèles et projets stratégiques, la centralité de la notion de crise révolutionnaire, les grandes hypothèses (grève générale insurrectionnelle et guerre révolutionnaire prolongée), les débats quant aux rapports à l’État bourgeois, ou encore l’actualité et la pertinence de la démarche de front unique, en les confrontant en permanence aux expériences concrètes et aux choix opérés par les organisations révolutionnaires au cours du XXe siècle. Il s’agit donc bel et bien d’un bilan, théorique et pratique, qui refuse l’injonction à ne pas « désespérer Billancourt » et ne craint pas de regarder en face les défaites et les désillusions.

Affirmer que les révolutionnaires ont des responsabilités particulières dans les succès éventuels des révolutions, que leur intervention est décisive pour approfondir un processus révolutionnaire, c’est admettre qu’ils peuvent également avoir des responsabilités dans leurs échecs, que des erreurs d’analyse, un défaut d’initiative ou au contraire des décisions aventuristes, peuvent compter au centuple dans une situation de montée révolutionnaire. S’il ne dépend donc pas des organisations révolutionnaires que se déclenche une crise prérévolutionnaire, et si elles ne peuvent qu’être minoritaires à l’amorce d’une telle crise, on ne saurait sous-estimer leur rôle, paradoxalement décuplé dans les (rares) situations historiques où les subalternes secouent en masse le joug qui les opprime.

  1. Daniel Bensaïd, 17 avril 2009, entretien vidéo réalisé par Maurice Failevic et Marcel Trillat.
  2. Sauf mention contraire, les citations contenues dans cette partie sont tirées de <em>Stratégie et parti.</em>
  3. V. I. Lénine, Que Faire ?, V°, c) (1902).
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