Lecture de Rudolf Bahro

Trois incohérences théoriques et leurs conséquences politiques

Bahro n’est pas un trotskiste qui s’ignore. Nous ne reprendrons pas ici les critiques développées dans son article ou dans celui d’Ernest Mandel in Critique de l’eurocommunisme, Maspero). Nous essaierons en revanche de revenir, à la lumière de la lecture stimulante de Bahro, sur certains aspects du débat que nous avons eu ces derniers mois avec les camarades de l’ex-OCT en vue de la fusion de leur courant avec la LCR.

Il est réconfortant de recevoir une œuvre marxiste comme celle de Bahro. Elle permet en effet de mesurer aussi bien ce en quoi la pratique historique a permis de confirmer ou d’enrichir les analyses faites par Trotski de la dégénérescence bureaucratique, que les limites des tentatives – celle de Bahro incluse – faites pour dépasser le cadre conceptuel et la méthode qu’il a forgés.

1. « La forme aliénée de l’étatisation universelle » ?

Bahro récuse explicitement les notions d’État ouvrier bureaucratiquement dégénéré ou de révolution trahie. Il caractérise les sociétés de l’Union soviétique et des pays de l’Est comme des sociétés « protosocialistes » de transition lente, en soulignant les traits qui apparentent toujours à ses yeux les rapports sociaux dominants à ceux des sociétés capitalistes : le salaire n’y serait que « le prix payé par le propriétaire État pour la marchandise force de travail. Ce serait, ajoute-t-il, un saut de la mort idéologique que de reconnaître le caractère marchand des produits, mais non de la force de travail » (p. 193). Le « proto-socialisme » ne procède donc à une socialisation que dans « la forme aliénée de l’étatisation universelle1. »

Mais Bahro ne manque pas de buter aussitôt sur les contradictions de ses propres définitions. Il admet en effet que le moteur du développement économique en RDA et dans les démocraties populaires n’est pas d’ordre économique. Le développement industriel ne s’opère pas sous les coups de fouet de la concurrence et les verdicts du marché. L’industrialisation est au contraire commandée par une contrainte qu’il qualifie « d’extra-économique » : « l’exploitation est chez nous un phénomène politique, un phénomène de répartition politique du pouvoir ».

Ce simple constat n’est pas un détail. Il est l’indice, quoi qu’en dise Bahro, de rapports sociaux distincts. Dans les rapports de production capitalistes, la propriété privée des moyens de production ne constitue pas une donnée juridique facultative. Elle exprime et perpétue le caractère privé du travail, le caractère marchand de ses produits, le fait que le travail social est fragmenté en unités de production fonctionnant indépendamment les unes des autres. Le flux et le reflux des capitaux, la distribution des forces productives sont guidés non par une volonté consciente, mais par la loi de la valeur, au prix du chaos et des crises qui agissent comme un régulateur a posteriori.

L’essentiel de la production dans les démocraties populaires est au contraire régi par le plan, c’est-à-dire par la production planifiée de valeurs d’usage. Les machines et les principaux moyens de production, l’infrastructure (bâtiments et transports), les matières premières n’ont pas, contrairement à ce que semble dire Bahro, un statut de marchandise. Pas plus que la force de travail ne peut être considérée, au sens propre du terme, comme une marchandise. La contrainte qu’elle subit n’est pas celle de la concurrence sur un marché du travail, sanctionnée par un droit de licenciement économique et la fluctuation d’un large volant de chômeurs. Elle est d’ordre bureaucratico-disciplinaire, directement politique, comme l’indiquent d’ailleurs les licenciements pour motifs politiques. L’existence d’une forme salariale de rémunération ne suffit pas à démontrer qu’il s’agit du même salaire (échangé contre du capital) que dans l’opposition entre travail salarié et capital, caractéristique des rapports capitalistes de production.

L’opposition entre le plan et le marché en tant que moteurs de la production ne traduit pas une différence de techniques économiques mais une différence sociale. Dès lors que la production n’est plus gouvernée par la concurrence et la course au profit privé, elle l’est par un plan. Au lieu d’exprimer les besoins et les priorités sociales définis par les producteurs eux-mêmes (ce qui supposerait l’existence de la plus large démocratie économique et politique), le plan en vigueur dans les pays de l’Est procède de décrets bureaucratiques, au prix d’incohérences et de gaspillages colossaux. C’est pourquoi la terreur n’est pas un accident ou une péripétie : elle est la seule forme de pouvoir politique, en équilibre instable, qui puisse maintenir la propriété collective des moyens de production tout en niant la démocratie directe des producteurs associés.

C’est pourquoi ces sociétés se trouvent toujours devant l’alternative historique : ou contre-révolution sociale (et restauration du capitalisme), ou révolution politique (et instauration d’une authentique démocratie ouvrière).

Quand nous parlons d’État ouvrier bureaucratiquement dégénéré, nous ne portons donc aucun jugement positif de valeur morale. Nous caractérisons objectivement des rapports de production non capitalistes. Dire que la force de travail n’a plus un statut de marchandise ne recouvre pas une question purement théorique : la conséquence pratique en est la faible productivité du travail qui constitue un véritable casse-tête pour la bureaucratie. La contrainte disciplinaire peut en effet s’exercer à plein dans les camps ou sur les individus, autrement dit aux marges de la société. Elle ne constitue pas un instrument efficace pour peser quotidiennement sur la productivité de la classe ouvrière dans son ensemble. Les réformateurs du système l’ont bien compris qui lorgnent périodiquement vers la restauration du marché et la mise en concurrence de la main-d’œuvre, sans pouvoir aller jusqu’au bout. Il ne s’agirait plus en effet de simple réforme mais d’une attaque frontale contre la classe ouvrière, qui effraie encore la bureaucratie. Parce que le sort d’une partie importante de cette bureaucratie reste lié, en dernière analyse, à la place de la classe ouvrière, dans laquelle elle plonge ses racines historiques.

Le concept d’État bourgeois caractérise tout État correspondant à des rapports sociaux dominés par les rapports entre capital et travail, dans le cadre d’une production généralisée de marchandises. L’État bourgeois peut prendre la forme de régimes aussi différents que la démocratie parlementaire, la monarchie constitutionnelle, la terreur jacobine, la dictature fasciste, le bonapartisme… De même l’État ouvrier, en tant qu’expression de rapports sociaux non capitalistes, demeure par-delà les formes politiques variables du régime : pouvoir des soviets, thermidor, dictature bonapartiste.

Dès lors qu’il y a État ouvrier instauré, c’est qu’il y a eu révolution sociale et il ne saurait y avoir restauration du capitalisme sans contre-révolution sociale violente conduite par la bourgeoisie impérialiste mondiale en alliance éventuelle avec une aile restaurationniste de la bureaucratie.

Bahro perçoit malgré lui les conséquences pratiques de sa contradiction. Dans Je continuerai mon chemin (éditions Maspero), il affirme à plusieurs reprises rester « résolument partisan de la base non capitaliste de la RDA ». Et il demande avec force que l’on sache distinguer la « loyauté envers la base non capitaliste de la loyauté envers la superstructure dépassée ».

C’est une préoccupation analogue que l’on rencontre dans les témoignages de Robert Havemann : « Il est bien évident que la révolution ne pourra aller de l’avant dans les pays occidentaux si ses tenants adoptent une attitude hostile et agressive vis-à-vis des pays du socialisme réellement existant. Au contraire, il faut que, tout en critiquant très vivement la situation de ces pays, ils expriment une solidarité fondamentale à leur égard et à l’égard de leurs partis, les anciens partis communistes de ces pays. » (Être communiste en Allemagne de l’Est, éditions Maspero, p. 85). Havemann commet précisément ici une confusion entre la solidarité envers la base non capitaliste et la superstructure (« les anciens partis » en tant que tels). Mais il y a derrière cette intuition partagée par Bahro une réalité que ses incohérences théoriques ne lui permettent pas de dégager en toute clarté.

Si le « proto-socialisme » des pays de l’Est n’était, sous une forme spécifique, qu’une « antichambre » du socialisme au même titre que le capitalisme monopoliste et l’impérialisme, il n’y aurait aucune raison de prêcher quelque loyauté que ce soit, fût-ce envers l’infrastructure ! Que pourrait signifier la loyauté envers une infrastructure d’exploitation quotidienne, de crise, de chômage ? Bahro accorde donc un caractère progressiste à l’infrastructure « non capitaliste » des pays de l’Est. Encore faudrait-il préciser quel en est le soubassement social. Existerait-il un renouveau progressiste du capitalisme et de la bourgeoisie, dont Marx et les classiques pensaient qu’ils avaient épuisé leur mission historiquement progressiste ? Ou bien alors, est-ce que ces sociétés, marquées à leur naissance du sceau révolutionnaire du prolétariat, en ont gardé la trace par-delà les défigurations bureaucratiques, si monstrueuses soient-elles ?

Tout en caractérisant la force de travail comme une marchandise, au même titre que dans les pays capitalistes, Bahro reconnaît que les rapports sociaux hérités du renversement de la propriété privée constituent une limite et une entrave à l’exploitation de la force de travail (ce qui ne veut en rien dire qu’il n’y ait ni exploitation ni oppression !) : « Ce n’est pas seulement l’intensité du travail qui est inférieure [en RDA] à celle qu’on trouve dans le capitalisme, c’est aussi la discipline de travail. Le droit du travail et la politique sociale sont basés sur un devoir de garantie sociale comparable au socialisme d’État archaïque (celui des Incas). » Et comme ce devoir, il est accompagné de « telle ou telle forme extra-économique de contrainte de travail » (p. 193).

Sans partir d’une analyse rigoureuse de la bureaucratie et de son développement historique (c’est l’une des principales faiblesses déjà relevées par Brossat), Bahro décrit cependant le lien de dépendance encore non dissous qui unit la bureaucratie au prolétariat : « Notre État est incapable essentiellement d’obtenir par la contrainte la même intensité de travail que le capitalisme. » Pourquoi ? Ce n’est pas parce que la bureaucratie aurait lésiné sur les moyens de contrainte ou péché par scrupule. Elle agit au contraire avec la plus grande brutalité. Mais sans pouvoir outrepasser une limite inhérente à ses racines sociales : « La contradiction entre lui [notre État] et les producteurs directs ne doit pas éclater. »

Là réside en effet l’entrave mortelle de la bureaucratie. Son idéologie officielle, qui revendique encore l’héritage de la révolution et la représentation de la classe ouvrière, ne constitue pas en effet un simple habillage où un pur alibi. Aucune dictature ne peut se perpétuer aussi longtemps et à aussi large échelle sans base sociale. Les plus féroces finissent par basculer sous la pression des classes sociales en mouvement, la dernière en date étant celle du shah d’Iran. La bureaucratie des pays de l’Est étouffe les oppositions, réprime impitoyablement, déporte et emprisonne. Mais elle ne peut continuer à le faire que dans la mesure où elle s’appuie sur un développement spectaculaire des forces productives et l’amélioration relative du niveau de vie de l’écrasante majorité de la classe ouvrière. Peut-être touchons-nous, en raison de la situation mondiale, aux limites extrêmes de cette longue période de croissance organique dont s’est nourrie la bureaucratie.

Il n’en demeure pas moins, au fond, que la bureaucratie continue à avoir peur de la classe ouvrière, qu’elle tond et parasite jusqu’au sang, mais dont continuent en dernière analyse à dépendre ses privilèges. Bahro constate en contrepartie, contrairement à ce qu’on imagine trop souvent dans les pays capitalistes, que « la majorité des travailleurs qualifiés règle de son propre chef le rythme de travail » et que « le pouvoir n’ose plus se regarder en face, c’est la meilleure part de notre tradition morale et idéologique qui le fait rougir ». La bureaucratie a certes besoin d’un masque. Non par tradition morale et mauvaise conscience. Elle est au contraire capable sur ce point du pire cynisme. Mais parce qu’elle tire encore sa légitimité du pouvoir usurpé de la classe ouvrière. Et elle ne peut trancher ce lien malgré tout contraignant sans signer du même coup son propre suicide en tant que caste privilégiée.

2. La bureaucratie, représentante d’une caste d’exploiteurs

Bahro est contraint de flirter avec le vocabulaire trotskiste, alors qu’il prétend en rejeter la méthode. Il parle de caste et de bureaucratie. C’est cependant de Bakounine qu’il reprend le terme de « caste scientifico-politique privilégiée » et à Hegedus qu’il emprunte la caractérisation de « système bureaucratique d’irresponsabilité organisée ». Mais, derrière les parentés terminologiques, il y a bien un profond désaccord de méthode.

En effet Bahro n’hésite pas à juxtaposer des jugements les plus contradictoires. Il écrit ainsi d’une part : « On constate avec le recul du temps que c’est l’Opposition de gauche qui avait eu raison dans les années vingt » (p. 95). Et, d’autre part, que « la prise du pouvoir par les bolcheviques ne pouvait mener à aucune autre structure sociale que celle que nous avons aujourd’hui » (p. 85). Il y a là une absence totale de périodisation et en conséquence un fatalisme absolu devant la montée de la bureaucratie.

En quoi l’Opposition de gauche a-t-elle pu avoir raison si l’avènement de Staline était inévitable ? Elle a pu avoir raison moralement, ou bien en référence à une lointaine utopie. Mais si Staline était inévitable, l’Opposition de gauche avait tort politiquement. Or Bahro ne veut pas admettre qu’il y ait discontinuité (contre-révolution politique) entre octobre 1917 et le régime stalinien. Il approche et effleure parfois ce problème de périodisation, mais toujours en termes moraux plus qu’en termes d’analyse politique. Ainsi, quand il constate que les vieux bolcheviques « et particulièrement Trotski » étaient incapables de se glisser dans cet État qui n’était plus le leur. S’il n’était plus le leur, ce n’est pas qu’il s’était écarté de leurs projets ou de leurs rêves, c’est qu’il était né contre leur politique et contre les intérêts sociaux qu’elle entendait défendre historiquement et internationalement.

À ne pas analyser et saisir ces changements, Bahro en arrive inévitablement à de périlleuses dérives méthodologiques. Il traite en effet la bureaucratie comme une caste dont il faut déterminer la classe de référence parmi les classes fondamentales en présence. Confronté à cet épineux problème il constate que l’État n’est pas (dans les pays de l’Est) le représentant d’une classe ouvrière incapable d’exercer le pouvoir par elle-même, mais « le représentant extraordinaire (et non le substitut) d’une classe d’exploiteur » (p. 123).

Mais si tel était le cas, et si en plus, comme le pense Bahro, la structure sociale actuelle constitue le résultat logique de la prise du pouvoir par les bolcheviques, il faudrait en conclure qu’Octobre 1917 n’était pas une révolution prolétarienne, mais un nouveau type de révolution (plus bourgeoise au sens classique, et pas encore prolétarienne), ouvrant la voie à une nouvelle période de transition.

Il faudrait cependant à une telle troisième voie une force sociale motrice, distincte du prolétariat et de la bourgeoisie. De Pannekoek à Castoriadis, en passant par Rizzi et Burnham, nombre de marxistes se sont égarés déjà à la recherche de cette classe introuvable. Et sans pouvoir en tirer la moindre conclusion politique opérationnelle dans le développement concret de la lutte de classe ! C’est encore la méthode de Trotski, si cavalièrement révoquée par Bahro, qui reste en la matière de loin la plus féconde.

Pour lui, la bureaucratie plonge originellement ses racines dans le maintien d’un mode bourgeois de répartition (prévu par Marx dès la Critique du Programme de Gotha) inhérent à une société de pénurie. Au fur et à mesure qu’elle parvient à s’ériger en arbitre entre prolétariat et paysannerie dans le cadre de l’État ouvrier, entre l’État ouvrier et l’impérialisme, dans le rapport mondial entre les classes, la bureaucratie tend à instaurer un régime bonapartiste au profit de ses propres intérêts.

Trotski a donc bien écrit à maintes reprises que la bureaucratie a, « jusqu’à un certain point », ou « dans une certaine mesure », un caractère bourgeois. Il a même précisé que la bureaucratie « la plus révolutionnaire » (au début des années vingt en URSS par exemple) a un caractère bourgeois dans la mesure où elle plonge ses racines dans un système bourgeois de répartition au sein de l’État ouvrier : « La bureaucratie a un caractère bourgeois, mais ce qui compte, c’est la tendance […]. » Vers l’approfondissement de la révolution ou vers la contre-révolution ? Et dans cette tendance, ce qui compte, ce sont les seuils, les sauts qualitatifs, jusqu’à la limite extrême : la restauration de rapports capitalistes de production. En deçà de ce point limite, la situation de la bureaucratie n’est cependant pas invariable, identique à tout moment de son développement. Au fur et à mesure qu’elle voit s’accumuler et se cristalliser ses privilèges, elle s’autonomise et s’élève au-dessus du prolétariat dont elle est issue. En s’élevant et en prenant ses distances par rapport au prolétariat elle tombe sous la pression de forces sociales antagoniques, sous la pression de l’impérialisme. En tant que caste bonapartiste « elle s’appuie tantôt sur le prolétariat contre l’impérialisme, tantôt sur l’impérialisme contre le prolétariat ». Mais cette courroie continue à transmettre les pressions des forces sociales antagoniques dans les deux sens.

Cela ne signifie pas pour autant qu’elle devienne un simple bouchon sur l’eau ou un corps neutre ballotté à la frontière entre deux classes. La bureaucratie en tant que caste bonapartiste n’est pas une classe. Comme l’écrivait Rakovsky dans Les Dangers professionnels du pouvoir : « Je ne dis pas qu’elle [la bureaucratie] est devenue une différenciation de classe, je dis qu’elle devient une différenciation sociale. » La cristallisation d’une différenciation d’origine fonctionnelle au sein de la classe ouvrière elle-même. Mais comme toute bureaucratie elle reste dépendante des rapports de production dans lesquels elle s’enracine et doit être définie en référence aux classes fondamentales en présence.

Trotski explique ainsi que l’État fasciste n’appartient que jusqu’à un certain point à la bureaucratie nazie qui sert en dernière analyse la bourgeoisie et défend par ses propres moyens les rapports de production capitalistes. En tant qu’organe parasitaire de l’État ouvrier, la bureaucratie stalinienne plonge ses racines, même lointaines, dans le prolétariat. Quand il parle de l’État ouvrier, Trotski n’hésite pas à parler aussi d’un « État bourgeois sans bourgeoisie dans une certaine mesure (La Révolution trahie, 10-18, p. 59) ou « jusqu’à un certain point » (Défense du marxisme, EDI, p. 89). La bureaucratie dirigeante de l’État ouvrier est donc bourgeoise de la même façon que l’État lui-même, dans une certaine mesure ou jusqu’à un certain point. Mais, en dernier ressort, elle demeure une bureaucratie d’origine ouvrière.

D’où d’ailleurs la différence de sa fonction sur le plan international et sur le plan national. Au niveau de sa politique internationale, elle vise à préserver le statu quo dont dépendent ses privilèges. Elle joue donc un rôle à 100 pour 100 réactionnaire et contre-révolutionnaire. En cas d’agression remettant en cause les fondements matériels de l’État ouvrier, elle est en revanche acculée à défendre les bases matérielles de ses propres privilèges.

Dans Défense du marxisme, Trotski affirme : « Sous une forme très déformée, les intérêts de l’État ouvrier se réfractent en dernière instance à travers les intérêts de la bureaucratie. La bureaucratie de l’URSS repose sur l’économie d’un État ouvrier où elle plonge ses racines. » Il reste en cela fidèle à la méthode définie dès 1933 dans La IVe Internationale et l’URSS : « La classe se détermine non pas seulement par la participation dans la distribution du revenu national, mais aussi par un rôle indépendant dans la structure générale de l’économie, par des racines indépendantes dans les fondements économiques de la société […]. De tous ces traits sociaux, la bureaucratie est dépourvue. Elle n’a pas de place indépendante dans le processus de production et de répartition. Elle n’a pas de racines indépendantes de propriété. Ses fonctions se rapportent dans leur essence à la technique politique de domination de classe. La présence de la bureaucratie avec toutes les différences de ses forces et de son poids spécifique caractérise tout régime de classe. Sa force est un reflet. La bureaucratie indissolublement liée à la force économiquement dominante est nourrie par les racines sociales de celle-ci, se maintient et tombe avec elle. » Toutes ses métaphores sur la bureaucratie comme syphilis, tumeur ou gangrène, soulignent la dépendance du parasite envers le corps parasité.

3. Révolution politique et révolution culturelle

Récusant la notion d’État ouvrier bureaucratiquement déformé, Bahro récuse corrélativement celle de révolution politique développée par Trotski, notamment à partir de la Révolution trahie.

Il faut commencer par lever à ce propos deux malentendus. Le premier, présent chez Bahro lui-même, consiste à comprendre la révolution politique comme une simple réforme ou démocratisation du régime existant. Ce qui est, à partir de 1933 et de l’abandon de la politique de « redressement » de l’Internationale communiste, aux antipodes du projet de Trotski. En effet Bahro affirme : « De simples modifications politiques n’amèneraient en elles-mêmes aucune amélioration » (p. 140). Constatant le « potentiel d’opposition aux institutions politiques », il rejette toute opposition ni politico-économique, ni socio-économique, ni culturelle, qui n’aboutirait qu’à la revendication de démocratisation comme « programme minimum » ou « étape ». « C’est, conclut-il, viser trop court, c’est vouloir trop peu. » Il faut « lutter contre l’autonomisation de la révolution démocratique et pour la permanence du mouvement, pour son passage à la révolution culturelle […]. Il faut que la bureaucratie politique soit dépouillée de son pouvoir, que la domination de l’appareil sur la société soit supprimée, que les relations entre l’État et la société soient soumises à de nouvelles lois » (p. 292-296).

Précisons donc deux choses, au-delà de la querelle terminologique, pour balayer les faux débats :

1. Quand nous parlons de révolution politique, nous ne parlons ni d’autoréforme du système, ni de démocratisation, mais bel et bien de révolution, c’est-à-dire d’un renversement violent de la bureaucratie par un mouvement de masse. Les événements de Berlin-Est en 1953, de Pologne-Hongrie en 1956, de Tchécoslovaquie en 1968, de Pologne à nouveau en 1971 et 1976, de Chine même sous une forme spécifique, nous ont permis de voir à l’œuvre et d’enrichir les axes du programme de la révolution politique, tels que Trotski avait commencé à les dégager dès 1936, dans La Révolution trahie.

Chaque fois, la IVe Internationale a pris sans réserve le parti de la mobilisation de masse contre la bureaucratie, en commençant dès 1953, alors que des gens comme Deutscher ou Havemann (qui fait aujourd’hui son autocritique) défendaient la bureaucratie en croyant défendre le camp du prolétariat.

2. Il est bien évident qu’une révolution politique de cette ampleur comporte une large dimension sociale et culturelle sur laquelle insiste Bahro. La bureaucratie n’est pas le simple résultat des pressions de l’impérialisme dans les rangs du mouvement ouvrier ou dans l’État ouvrier. Elle émerge aussi sur la base des différenciations internes à la classe ouvrière qui, sans être des différenciations de classe, n’en sont pas moins des différenciations sociales bien réelles, liées principalement à la division du travail (intellectuel-manuel, masculin-féminin).

Aussi nous trouvons-nous en plein accord avec Bahro lorsqu’il insiste sur le rôle historique du mouvement de libération des femmes, sur la lutte contre la division et pour la redistribution du travail, sur l’accès de tous à la culture de haut niveau par la socialisation du processus de connaissance et de décision, et surtout sur la « réduction du temps de travail psychologiquement improductif… ».

Mais ceci étant précisé, la difficulté à définir la révolution antibureaucratique comme révolution sociale apparaît à nu : révolution de quelle classe contre quelle classe ? En toute logique Bahro devrait pouvoir cerner clairement les camps en présence : salariés exploités et exploiteurs. Or la classe ouvrière lui apparaît comme une classe pratiquement introuvable. « Les critères traditionnels de la structure de classe ne sauraient suffire », constate-t-il (p. 151). Et encore : « Le concept de classe ouvrière n’a plus chez nous d’objet délimitable » (p. 171).

Cette impasse dans laquelle bute Bahro comporte un danger. Il s’enferme en effet dans une définition nationale close de la classe ouvrière. De sorte qu’il ne parvient plus à définir le prolétariat de son pays comme composante du prolétariat mondial, c’est-à-dire d’une classe qui existe internationalement avec des intérêts mondiaux, aussi longtemps que demeure la domination impérialiste2. Mais sa perplexité est bien le signe d’une originalité concernant les rapports sociaux au niveau de la réalité nationale qu’il veut analyser. En effet, une série de concepts marxistes, élaborés non pas à vide, mais en application à une réalité concrète qui est celle du Capital, deviennent inopérants dès qu’on veut les appliquer à des sociétés non capitalistes. Prenons-en pour seul exemple la notion de travail productif (travail salarié échangé contre du capital) qui pose déjà un problème théorique complexe en société capitaliste, mais devient franchement stérile par rapport à la réalité de l’URSS, de la Chine ou de la RDA.

Bahro admet donc que « les modèles de stratification sont chez nous un mode de description beaucoup mieux approprié », sans vouloir en conclure qu’il y a des rapports sociaux structurellement différents entre la société capitaliste et les sociétés à base matérielle non capitaliste. Cette confusion risque d’ailleurs de jouer à rebours et de conduire Bahro à penser les sociétés capitalistes elles-mêmes, en termes de stratifications, et à y sous-estimer le rôle historique du prolétariat en tant que classe, au sens le plus traditionnel du terme.

Décidément, la contradiction qui naît de l’absence de caractérisation rigoureuse du « socialisme réellement existant » ne le lâche pas. Il entrevoit seulement que la révolution à venir dans les pays de l’Est sera structurellement différente, mais il ne peut en tirer toutes les conclusions théoriques. « Notre chance, affirme-t-il, est celle d’avoir une base non capitaliste » (p. 317). Havemann fait de son côté la même constatation : « Je continue à penser qu’un pays comme la RDA est sur ce plan historique nettement en avance sur l’Occident ; cela parce que la propriété privée y est détruite dans l’industrie, en ce qui concerne les moyens de production, et même le sol, l’économie rurale. Et c’est précisément cette dissolution totale des rapports de production capitalistes qui fait que la transition au socialisme y est relativement facile. »

Le test de cette différence structurelle réside dans la place des revendications démocratiques. Dans une société capitaliste, où le caractère privé de la production divise le producteur de l’homme privé, l’homme du citoyen, les revendications démocratiques sont digestibles par le système. Dans les pays de l’Est, les revendications démocratiques ne sont plus celles de la démocratie représentative bourgeoise, mais, du fait de l’appropriation collective des moyens de production, des revendications transitoires de la démocratie directe, de l’exercice du pouvoir réel, et non pas formel, par les producteurs associés. C’est là, en dépit des apparences, que réside la « chance » dont parle Bahro, d’avoir une base non capitaliste. Même s’il faudra arracher de haute lutte ces droits démocratiques par une authentique révolution contre la défense acharnée de la bureaucratie.

Trois remarques pour conclure

1. Tout d’abord, concernant la question du parti. Bahro (Brossat comme Mandel l’ont souligné) ne remet pas frontalement en cause le système du parti unique. C’est une énorme faiblesse de sa position, en contradiction évidente avec ses implications pratiques. Il ose en effet affirmer : « Ce qui doit commencer, c’est un autre parti communiste. » C’est, à son corps défendant, un acte de pluralisme qui va à l’encontre de sa résignation théorique. Ce l’est d’autant plus qu’il annonce que la nouvelle Ligue communiste « aura ouvertement divers courants, des ailes, voire des tendances organisées ». Dont acte !

2. Sur plusieurs questions, Bahro semble subir l’influence des courants eurocommunistes, italien notamment. Il développe en particulier la critique d’un système de démocratie directe fondé sur la pyramide des conseils, que l’on pourrait retrouver sous la plume d’Ingrao ou de Trentin : un système pyramidal des conseils de grande industrie aurait « abouti à une fusion corporative face à la majorité de la nation ». Il se prononce donc, avec Lénine (au moment de sa polémique contre les dirigeants de l’Opposition ouvrière), en faveur d’un pouvoir au-dessus de tous les intérêts particuliers, y compris ceux des ouvriers. Les eurocommunistes utilisent cette contradiction pour plaider en faveur d’un système de démocratie mixte, ou d’État combinant des éléments de démocratie directe parcellaire à la base, coiffés par un appareil parlementaire traditionnel au sommet. Malgré ses confusions, Bahro finit indiscutablement par trancher dans le sens opposé. Comment surmonter la dispersion des lieux de production, « rassembler le corps social tout entier » ? C’est à ses yeux la « question cardinale de la démocratie socialiste ». Il y répond en défendant « la grande supériorité de l’idée de la commune », et de « l’association des communes », comme cadre dépassant les corporatismes et « permettant de remédier à l’atomisation des sphères de travail, de l’habitat, de l’instruction ». Il s’agit, autrement dit, de fonder le pouvoir prolétarien sur la base d’unités territoriales au niveau desquelles puissent déjà s’opérer des choix sociaux d’ensemble et non la simple addition de points de vue et d’intérêts corporatifs. Nous suivons Bahro sur ce terrain à deux précisions près qui sont à nos yeux capitales :

– d’une part, il s’agit d’assurer au sein de la représentation territoriale l’hégémonie des producteurs, et en particulier de ceux qui sont encore soumis aux tâches les plus aliénantes ;

– la démocratie territoriale n’est pas en soi un remède suffisant aux dangers corporatifs. Un corporatisme (ou un chauvinisme) communal peut en effet se superposer à un corporatisme social. La seule garantie pour que chaque fragment social dépasse son point de vue borné, c’est que la souveraineté des organes communaux ou des conseils aille de pair avec la libre confrontation en leur sein de programmes globaux, portés par des tendances ou partis et présentant des options globales. C’est en ce sens que Trotski écrivait dans Le Programme de transition : « La démocratisation des soviets est inconcevable sans la légalisation des partis soviétiques. Les ouvriers et les paysans eux-mêmes, par leurs libres suffrages, montreront quels partis sont soviétiques. » D’où en revanche la grande faiblesse que constitue pour Bahro la non-reconnaissance de l’importance de la pluralité des partis.

3. Il arrive enfin que Bahro semble prôner une économie combinant le marché et le plan. Cependant, bien que caractérisant les produits et la force de travail comme marchandises, il admet, au prix d’une nouvelle contradiction, que « ce n’est pas le marché, c’est le plan qui met le bureaucrate pris individuellement en contact avec les besoins de la société » (p. 205). Et c’est le plan qui détermine, fût-ce bureaucratiquement, ce dont la société a besoin (p. 357). Quant à l’avenir, Bahro n’envisage aucunement une économie mixte mais, sans ambiguïté, une économie démocratiquement planifiée : « C’est au plan qu’il revient en premier lieu de déterminer la production temporelle qualitative correspondant à l’objectif de la production. Cela n’est réalisable démocratiquement que si la masse des individus peut juger de la conséquence de ses besoins » (p. 407).

Critique communiste n° 30, 1er trimestre 1980

Documents joints

  1. L’Alternative, éditions Stock.
  2. Cette critique est développée notamment dans l’article de E. Mandel, in Critique de l’Eurocommunisme, éditions Maspero.
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