L’union, mais pas à tout prix

Une réponse à Michel Onfray : histoires de mains

Dans une tribune de Libération, Daniel Bensaïd a répondu à Michel Onfray qui appelait,
lundi 5 décembre dans les colonnes du quotidien, la gauche antilibérale à s’entendre. Nous publions ci-dessous la version intégrale de cette réponse, la rédaction de
Libération ayant dû opérer quelques coupes pour les besoins de la mise en page.

Cher Michel Onfray,

Pour briser le cercle vicieux mortifère de l’alternance entre libéralismes de droite et de gauche, tu appelles, comme nous, de tes vœux un rassemblement unitaire dans la continuité du Non de gauche au traité constitutionnel européen. Le besoin en est d’autant plus urgent que la logique présidentialiste, encore renforcée par le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral, vont dans le sens d’un régime bipartiste. Pour y parvenir, la bonne volonté unitaire est nécessaire, mais insuffisante si n’est pas établi un socle d’accord assez solide pour construire dans la durée, c’est-à-dire, comme tu le rappelles, sur « un réel projet politique alternatif au libéralisme que droite et gauche incarnent en se succédant au pouvoir depuis Pompidou. » C’est bien toute la question.

Tu estimes qu’elle est résolue sur « l’essentiel » en énumérant les convergences enregistrées par les documents des collectifs. L’avancée est, en effet, substantielle. Si des problèmes non négligeables subsistent (sur les salaires, sur le nucléaire, sur la conception de la laïcité, sur des questions internationales majeures), sans doute la discussion pourrait-elle se poursuivre à la lumière de l’expérience commune pour aboutir aux clarifications requises. La valise des revendications paraît donc bien remplie pour s’embarquer ensemble dans un voyage au long cours. Il y manque cependant un détail : la poignée, autrement dit, la question des alliances et du rapport aux institutions existantes.

Olivier Besancenot et la LCR ne se sont pas livrés à une surenchère revendicative, ni n’ont cherché à « en rajouter » pour trouver prétexte à faire cavalier seul. Nous avons en revanche exigé que soit explicitement écartée l’éventualité d’une coalition gouvernementale ou parlementaire avec un Parti socialiste synthétisé au Mans (autour de sa majorité « ouiste » au traité constitutionnel, synthèse symboliquement parachevée par la métamorphose soudaine d’Arnaud Montebourg, de tribun de la – VIe – République en écuyer de la reine). Notre demande te paraît inactuelle ou prématurée : « Faire de l’attitude à adopter au soir du premier tour ou au lendemain du second, une fois la victoire acquise, un préalable à toute union des gauches antilibérales, c’est mettre la charrue avant les bœufs ». Voire. Il ne s’agit pas là de la consigne de vote pour le deuxième tour pour battre la droite, mais de savoir, dans l’hypothèse de « la victoire acquise » (de qui ? laquelle ? sur quel programme ?), qui gouvernera le pays. C’est bien là l’enjeu central d’une élection présidentielle et législative. C’est tellement évident que le Parti socialiste – mettant lui aussi « la charrue avant les bœufs » ? – a déjà mis la question à l’ordre du jour des réunions de la gauche plurielle recomposée et des négociations bilatérales avec ses partenaires, radicaux, verts, communistes, chevènementistes. Plus on approchera de l’échéance présidentielle, et a fortiori dans le très bref délai entre son résultat et l’élection législative, plus la question de la majorité gouvernementale deviendra centrale.

Peut-être penses-tu qu’à défaut d’être prématurée, elle est déjà résolue par la formule des collectifs unitaires écartant l’éventualité d’un gouvernement « sous hégémonie social-libérale ». Formule pourtant assez vague pour prêter à interprétation tant sur la notion d’hégémonie que sur le taux critique de social-libéralisme qui le rendrait inacceptable. Sans doute visait-elle à ménager l’hypothèse d’une victoire de Laurent Fabius dans la course à l’investiture socialiste. Le fait est que le Parti communiste lui-même, à longueur de déclarations et d’articles dans l’Humanité, n’a cessé de répéter qu’il y avait sur ce point un désaccord avec la LCR. Puisque deux des principaux partenaires l’estimaient ainsi, plutôt que de nier l’obstacle et de l’attribuer à un simple malentendu, il eut été mieux inspiré de tirer l’affaire au clair par une discussion claire et franche. Faute de l’avoir fait en temps et en heure, la désignation de Ségolène Royal comme candidate socialiste devrait au moins permettre de sortir de l’ambiguïté des formules algébriques et d’exclure tout net une coalition gouvernementale et parlementaire sous hégémonie du social-ségolinisme.

L’alternative au libéralisme dont nous partageons l’urgence n’est pas une alternative exclusivement électorale, et sa construction ne s’arrête pas aux Ides de Mai. Il s’agit de tracer un chemin pour avant, pendant, et après les grands soirs et petits matins électoraux. Si nous faisons miroiter aujourd’hui la promesse d’une autre gauche pour finir demain par avaler ce que tu appelles joliment « les couleuvres du socialisme gouvernemental », plus dure sera la chute : nous verrons dégringoler sur nos pieds la montagne que nous avons commencé à soulever lors de la campagne du Non. Cette désillusion pourrait alors, comme tu le redoutes, alimenter les réactions de dépit les plus imprévisibles et les plus inquiétantes.

La question que nous voulons clarifier l’est si peu ou si mal que tu contribues toi-même à la confusion : « l’enjeu, écris-tu, se trouve là : comment peser au maximum pour infléchir à gauche une formation – le Parti socialiste – tentée par le centre ». L’enjeu est-il de dégager une alternative au social-libéralisme ou – plus modestement – de « l’infléchir à gauche » ? L’infléchir à gauche, c’est ce qu’a cru pouvoir faire le Parti communiste en participant au gouvernement Jospin avec le brillant résultat que l’on sait. Si notre ambition se limite à infléchir (jusqu’à quel point ?) la ligne du Parti socialiste, l’alternative tournera vite au lobbying sur l’appareil dominant. Et pour l’infléchir efficacement, pourquoi ne pas infléchir du dedans une gauche recomposée, au-delà du oui et du non, au prix d’un pesant silence sur les prochaines échéances européennes ? Et pourquoi ne pas infléchir de l’intérieur un gouvernement de gauche plurielle bis ? La valise de l’alternative aurait ainsi une poignée, mais elle serait vide, son contenu ayant été sacrifié sur l’autel du « tout sauf Sarkozy/Le Pen ». En Italie, le « tout sauf Berlusconi » vient ainsi de conduire Refondation communiste à se ranger sous les fourches caudines de Romano Prodi, à voter un budget d’austérité, à voter l’envoi de troupes en Afghanistan, en attendant de se rallier peut-être à un traité constitutionnel allégé annoncé pour 2008.

La peur de Sarkozy, la menace Le Pen, le spectre du 22 avril 2002, tout va concourir au chantage au « vote utile » dès le premier tour. Dire, comme certains l’ont fait avec une belle naïveté, que la candidature de Ségolène « ouvre un boulevard à la gauche antilibérale » est bien hasardeux. Ayant construit sa candidature au-dessus ou au-delà des clivages traditionnels, elle ratissera large : une dose de blairisme, une dose de lyrisme jauressien (jusqu’à revendiquer sans sourciller la mémoire de Rosa Luxemburg assassinée par les vénérables sociaux-démocrates allemands !), une dose sécuritaire de sarkozysme, et – pourquoi pas – un zeste d’Olivier ou d’Arlette pour pimenter le plat. Si tel est le cas, tu es fort imprudent d’ironiser sur le « minois » de la candidate. Pour tenir le cap de l’alternative, il faudra savoir où l’on veut aller et y mettre une forte conviction.

Ton appel œcuménique à tous les candidats à la candidature antilibérale fait un sort particulier à Olivier Besancenot, accusé ni plus ni moins que « d’incarner la première occasion de faire perdre la gauche antilibérale ». À l’évidence, tu as suivi distraitement les déclarations répétées d’Olivier dans ses réunions publiques comme dans ses interventions médiatiques. Elles sont pourtant d’une clarté totale : les questions de fond permettant un accord soit sont résolues, et ne prétendant pas représenter toute la diversité de la gauche alternative, il ne sera pas candidat ; soit, les divergences subsistent, et il sera candidat de la LCR. Il n’est donc pas le sixième « disponible », candidat à la candidature. Peut-être est-ce pécher par excès de clarté et d’honnêteté. Mais si cette démarche avait été prise au sérieux à temps, les militants des collectifs, comme ceux du Parti communiste, ne se trouveraient pas soudain dans une tourmente prévisible, mais dissimulée jusqu’au bout par un consensus de façade. « Si le fond ne pose pas de problème, écris-tu, reste la forme, la seule forme ». Eh bien, au contraire, c’est le fond qui fait problème, et non les problèmes de personnes. À vouloir le nier, on aboutit au spectacle désastreux d’une conjuration des egos au détriment des clarifications politiques.

« Échouer serait décevoir », conclus-tu. Certes. Mais donner l’illusion d’une unité bâtie sur un sable mouvant, qui s’écroulerait à la première épreuve sérieuse, ce serait décevoir bien plus encore. Il ne suffit pas, si nécessaire que ce soit, de battre Sarkozy et Le Pen électoralement (cela, Ségolène peut le faire, et sans doute apparaîtra-t-elle à beaucoup comme la mieux à même d’y parvenir). Il faut aussi battre leur politique et leur disputer sur le fond l’électorat populaire. Sans quoi arrive ce qui est arrivé après chacune des trois législatures gouvernées par la gauche depuis vingt ans : Le Pen est passé de 3 % à 15 %. Nous revenons de si loin, que chaque faux pas, au lieu de renforcer l’alternative que nous voulons tous, peut la compromettre davantage.
Tu adresses à Olivier Besancenot et à la Ligue la vieille accusation péguyste de vouloir garder les mains pures au point de n’avoir plus de mains. Nous savons pourtant d’expérience que la politique est affaire de rapports de forces et de compromis. Mais il s’agit de trouver la limite, souvent incertaine, entre compromis utiles et compromis compromettants, entre ceux qui nous rapprochent du but et ceux qui nous en détournent. Quant à avoir des mains et oser les salir ou les mettre dans le cambouis, nous serions plutôt les petites mains à pétrir la pâte quotidienne, en défense des sans-papiers, des chômeurs, des délocalisés, et pas seulement des mains à voter le dimanche et rentrer chez soi en attendant un autre dimanche électoral.

Paru dans Libération, sous une forme réduite et sous le titre « L’union, mais pas à tout prix » le 7 décembre 2006.
www.danielbensaid.org

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