À propos du Nouveau parti anticapitaliste (NPA)

Vision stratégique et unification des luttes

Jérôme Vidal, directeur de l’utile et intéressante Revue internationale des Livres et des idées (RiLi), a adressé une lettre ouverte à Daniel Bensaïd avant le congrès de fondation du NPA. Daniel Bensaïd répond à cette lettre.
 

Le Nouveau parti anticapitaliste, un Nouveau parti socialiste ?

Questions à Daniel Bensaïd à la veille de la fondation du NPA à propos d’Éloge de la politique profane et de Penser Agir

Cher Daniel,

Tu as accueilli avec générosité la création de la RiLi, il y a plus d’un an maintenant, non seulement en acceptant de rendre compte dans nos pages de la parution aux éditions Syllepse de Changer le monde sans prendre le pouvoir, le livre éminemment discutable (cette formule est sous ma plume laudative) de John Holloway, auquel tu reproches d’être victime de ce que tu appelles l’« illusion sociale », mais aussi en faisant connaître notre revue aux lecteurs de Rouge, l’hebdo de la LCR.

Nous n’avons pas rendu compte alors d’un livre important que tu as publié chez Albin Michel à la même époque, Éloge de la politique profane. C’est regrettable. Il n’est pas trop tard pour le faire. Ce livre n’est en effet pas prêt de perdre son actualité. Tous ceux, notamment, qui jugent que la création du Nouveau parti anticapitaliste dans lequel la LCR va bientôt se « dépasser » pourrait possiblement être un moment décisif de la recomposition d’une gauche de gauche seraient bien avisés de le lire. Tu y développes de manière approfondie le cadre historique, politique et théorique qui est celui, selon toi, de la fondation du NPA. Inévitablement, tu y entreprends aussi une cartographie polémique des débats contemporains qui accompagnent la redéfinition en cours, après la « glaciation » des années 1980, des termes d’une politique d’émancipation radicale.

J’apprécie tout particulièrement dans ce livre le sens des problèmes (ou des contradictions) dont tu fais montre. Tu apparais généralement soucieux non seulement de les repérer, mais aussi d’en souligner la réalité et la persistance, autrement dit la résistance qu’ils opposent à nos tentatives pour les refouler insidieusement ou les résoudre prématurément. Cela fait de toi un lecteur attentif, qui veille à restituer toute la complexité, et donc la force, des auteurs que tu critiques. Tu évites ainsi les anathèmes trop faciles auxquels beaucoup se livrent en lieu et place d’une polémique productive. Ce qui ne t’empêche pas d’adopter un style de pensée plus positif, pour ne pas dire dogmatique : tu es aussi dans l’affirmation, tu prends position, ta pensée est engagée. Il me semble que les pensées les plus intéressantes combinent justement ces deux traits à première vue opposés : d’une part, sensibilité aux apories qui dans la pratique (théorique ou politique) viennent interrompre et, pour ainsi dire, bloquer notre cheminement assuré et, d’autre part, capacité à prendre des décisions.

Cette capacité est, je crois, ancrée chez toi dans une disposition existentielle, que l’on éprouve à te lire : le refus, non négociable, de tout ce qui vient entraver ou écraser la possibilité d’une vie véritablement humaine. Cette disposition est loin d’être universelle, est loin d’être la chose du monde la mieux partagée. L’animal humain passe son temps à s’accommoder de l’insupportable, à rendre l’insupportable supportable, à développer des stratégies pour vivre et survivre au milieu du désastre et de la catastrophe. Tu n’es pas de ceux pourtant qui dévalorisent les bricolages et les petits agencements qui permettent, précisément, de survivre, ou de vivre, dans un monde dévasté par les tornades d’une violence mortifère que tu appelles capitalisme. Tu n’es pas non plus de ceux qui décriraient le monde comme un grand cimetière, où n’erreraient que des zombies, des morts-vivants. Tu es pour cela trop attentif à l’exigence démocratique et aux résistances créatrices qui renaissent et se déploient, toujours, partout. Mais, pour toi, si je t’ai bien lu, la politique, en un sens, est un art de rendre insupportable l’insupportable, un art visant à aiguiser notre perception de l’insupportable et notre désir d’une vie qui ne soit pas une survie. Un grand « non » et un grand « oui ». C’est là le fondement de ce que tu as appelé le « pari mélancolique ».

Toutes ces caractéristiques de ton style de pensée se retrouvent au fil des entretiens et des essais réunis dans Penser Agir, entretiens et essais dont l’écriture couvre une période qui va de 1991 à 2008 (les dates ont leur importance). On peut y lire l’insistance et la précision progressive des convictions qui t’animent, ainsi que l’esquisse et l’écho des thèses que tu as développées de livre en livre : non seulement dans Éloge de la politique profane, mais aussi, notamment, dans La Discordance des temps (Éditions de la Passion, 1995), Marx l’intempestif (Fayard, 1995), Le Pari mélancolique (Fayard, 1997), Éloge de la résistance à l’air du temps (Textuel, 1998) (déjà un éloge !), Qui est le juge ? Pour en finir avec le tribunal de l’histoire (Fayard, 1999), Les Irréductibles. Théorèmes de la résistance à l’air du temps (Textuel, 2001), Fragments mécréants (Lignes-Léo Scheer, 2005) et Les Dépossédés (La Fabrique, 2007). Tu y bouscules certains lieux communs de ce que tu appelles le postmodernisme.

Tu soutiens contre ce dernier une série de points : il existe bien un système, le capitalisme, et une logique propre à ce système, logique qui est irréductible aux excès et abus d’un libéralisme débridé. Cette logique est celle de la loi de la valeur – qui réduit toute richesse à une accumulation de marchandises et qui mesure les personnes et les choses au temps de travail abstrait –, dont la mise en œuvre, de plus en plus « folle », de plus en plus irrationnelle, de plus en plus destructrice, provoque une crise générale de la mesure, une véritable crise de civilisation. La révolution,
c’est-à-dire la construction d’une alternative au système existant, est donc une nécessité, au sens où la logique même du capitalisme ne pourrait être « domestiquée », au sens donc où il n’est pas possible de vouloir que cesse la violence systémique sans vouloir que cesse le système (tu prends soin de préciser que l’imagerie liée aux révolutions emblématiques des XVIIIe, XIXe et XXe siècles doit être critiquée, et tu précises qu’une perspective révolutionnaire n’exclut pas de travailler à des réformes – on peut lutter pour des réformes sans être réformiste). Enfin, tu affirmes, d’une part, que le Capital (et donc la lutte de classe) joue un rôle d’unificateur des luttes et des résistances parce qu’il traverse toutes les formes d’oppressions, qu’il n’y a donc pas de solution de continuité, de dissémination radicale des oppressions et des pouvoirs, et, d’autre part, qu’il y a bien une centralité et une éminence du pouvoir d’État, ce qui t’amène à remettre au cœur du débat la question de la stratégie, en rupture avec l’« illusion sociale » qui affirme l’autosuffisance des mouvements sociaux et la possibilité de faire l’économie d’un moment politique. Ces thèses, liées les unes aux autres, te conduisent à remettre à l’ordre du jour les questions de stratégie et à défendre la forme parti et le centralisme démocratique (pas de démocratie sans certaines formes de centralisme).

Je pourrais reprendre à mon compte une grande partie de ces thèses… mais pas sans discussion ! Je ne suis en effet pas tout à fait convaincu par la façon, trop indéterminée il me semble, dont tu formules la question de la totalisation opérée par la marchandisation capitaliste du monde. Je trouverais vraiment difficile de ne pas te suivre sur ce point : le capitalisme existe bel et bien, nous avons bien affaire à un système et ce dernier tend à subsumer toutes les formes de vie, toutes les organisations sociales, donc aussi toutes les formes de domination. Il y a bien un effet de totalisation. En revanche, je crois qu’il importe de proposer une image plus précise de la nature particulière de ce système en tant que système, de la façon concrète dont il fonctionne et lie ses parties, dont ses parties subsistent en lui, ce qui nous renvoie à la question de la nature du pouvoir. La chose a évidemment une incidence importante sur la manière dont on conceptualise (et pratique) la révolution – si l’on souhaite maintenir l’usage de ce terme. Isabelle Stengers et Philippe Pignare, dans La Sorcellerie capitaliste, décrivent bien le capitalisme comme un système, mais je dirais que sa nature est assez différente de celle que tu as en tête. La chose a aussi son importance pour ce qui est de la pensée de l’articulation des oppressions et des luttes. Pour ma part, je ne crois pas que l’on puisse s’en tirer en invoquant l’unification opérée par le Capital lui-même. Même si cette unification peut servir de médiation en vue de l’articulation des luttes, elle ne peut suffire à cette tâche, pour la simple et bonne raison qu’elle a un reste, que l’on ne peut pas déduire du capitalisme : le sexisme, le racisme, etc., qui subsistent pour une bonne part indépendamment de lui ; on ne peut d’ailleurs pas davantage déduire l’antisexisme, l’antiracisme, etc., de l’anticapitalisme. Mais à vrai dire, il ne me semble pas que la description de la distinction et de l’articulation réelles des formes d’oppression et de domination soit véritablement le problème, pas plus d’ailleurs que la considération abstraite de leur possible articulation politique. Le problème est bien davantage le fait que l’on n’a pas fini de prendre la mesure pratique et intellectuelle de ce que le mouvement ouvrier, en s’institutionnalisant dans le cadre de l’État national/social, a adopté et intériorisé, tout en contribuant à les définir, les normes de la respectabilité petite-bourgeoise nationale (hétérosexisme, familialisme, etc.).

J’aurais quelques autres points « massifs » à discuter. Est-ce qu’en parlant d’« illusion sociale » et de « mouvements sociaux », tu ne te donnes pas implicitement une définition commode, parce que restrictive, de ce qu’est la politique, définition qui ignore ce qui est en question, justement la question de savoir ce qui est politique ? En quoi les mouvements sociaux ne sont pas des mouvements politiques ? En quoi se tenir à distance de l’État et de la politique institutionnelle ne serait pas politique ? Pourquoi la politique ne serait que le fait d’organisations à vocation hégémonique ? Ces questions ont un sens même si l’on partage les grandes lignes de ta critique de John Holloway et de l’« illusion sociale ».

Mais je voudrais ici t’adresser surtout une question plus précise, plus délimitée, qui renvoie plus immédiatement aux orientations qui seront celles du NPA.

Tu critiques les ambiguïtés de l’antilibéralisme. Tu réaffirmes une perspective révolutionnaire. Mais dans l’ensemble des textes réunis dans Penser Agir, ce qui me paraît fortement dominer, au-delà de considérations générales sur la nécessité d’une révolution sociale et écologique, c’est une perspective qui reste bien en deçà, une perspective au mieux de retour au statu quo ante, de défense de ce qui reste dudit compromis social des Trente Glorieuses, et même plus concrètement de défense de l’emploi.

Sans doute ne sommes-nous pas sortis d’une période de régression, où les luttes ont un tour nécessairement défensif. Et je ne peux que partager ce qui semble être devenu la devise de la LCR : « Nos vies valent plus que leurs profits. » Autrement dit, je ne vois moi non plus aucune raison d’accepter que les travailleurs paient le prix des transformations du capitalisme.

Mais je me demande s’il est encore possible et souhaitable de limiter notre horizon à celui de la société salariale des Trente Glorieuses. Les conditions politiques, sociologiques, historiques qui ont rendu possible le compromis social de l’après-guerre peuvent-elles être à nouveau réunies ? Peut-on véritablement avoir pour perspective l’inversion du rapport de forces actuel de manière à, pour ainsi dire, remonter le cours de l’histoire et revenir sur les défaites passées ? S’agit-il pour nous vraiment de revenir au plein-emploi – fusse par la réduction du temps de travail – et à la société salariale ? Cette perspective est-elle souhaitable et susceptible de fournir le ressort d’un désir et d’une puissance d’agir collective retrouvée ? Comment comprendre, de ce point de vue, que ton livre ne fasse pas écho (même sur un mode polémique) à la critique du salariat et de l’emploi dont les mouvements des chômeurs, des précaires et des intermittents du spectacle de ces dernières années ont été les porteurs ? Tu ne fais pas non plus référence, au-delà même de ces mouvements, aux discussions sur la revendication d’un revenu optimal garanti universel. Cette revendication et ces mouvements sont peut-être problématiques, et ils n’offrent sûrement pas de solution miracle. Mais il me semble que la réouverture du problème de la libération du travail, du rapport salarial, qu’ils se sont efforcés d’opérer, est assez susceptible de résonner positivement chez beaucoup d’entre nous, chez beaucoup de nos contemporains, alors que précariat et gestion néolibérale sont devenues la norme.

Pour dire les choses nettement, je crains que le Nouveau parti anticapitaliste, s’il n’est pas capable de porter ces perspectives nouvelles, de se les approprier et de les traduire, ne se transforme rapidement en Nouveau parti socialiste, en parti social-démocrate, en parti « travailliste », ce qui serait un comble alors que la social-démocratie a épuisé toutes ses ressources historiques, alors même que cet épuisement rouvre peut-être des perspectives prometteuses.

Quoi qu’il en soit, le Nouveau parti anticapitaliste vaudra très certainement infiniment mieux que le défunt Parti socialiste. La RiLi participera activement aux débats qui ne manqueront pas de surgir avec sa création. C’est bien pourquoi je me suis permis de t’adresser ce compte rendu de lecture un peu particulier, ces quelques remarques et questions trop rapides, pour contribuer modestement à lancer le mouvement avec vous.

Amitiés et solidarité.

Jérôme Vidal

RiLi, n° 9, janvier-février 2009
 

Réponse de Daniel Bensaïd aux questions posées par Jérôme Vidal à l’occasion de la création du NPA

Je te remercie de tes remarques amicales visant « à contribuer modestement à lancer le mouvement avec [nous] ». Nous – un « nous » collectif et non un nous de majesté – avons besoin de ce genre d’interpellation. Elles nous contraignent à mieux penser ce que nous faisons et à mieux cerner les questions à creuser.

Nous sommes embarqués dans une crise systémique de l’accumulation du capital, « irréductible aux excès et abus d’un libéralisme débridé ». C’est une crise historique de la loi de la valeur, de la malmesure du monde et de la démesure qui en résultent. Un changement radical des critères et de la notion même de progrès en devient plus nécessaire et urgent que jamais. Il passe inévitablement par une rupture envers les normes sociales et juridiques en vigueur. Nous persistons à nommer ce changement révolution, sans préjuger des formes que celle-ci pourrait revêtir au XXIe siècle. Il en découle, comme tu l’écris, un engagement à agir pour rendre « insupportable l’insupportable » et possible le nécessaire, un engagement profane, en forme de pari raisonné, sans garantie de réussite, divine, scientifique ou historique.

Mais venons-en à l’essentiel : tes réserves, tes objections, tes critiques, qui sont autant d’invitations au dialogue.

Effet de totalisation et articulation des luttes

Tu reconnais l’importance d’un « effet de totalisation » pour conceptualiser la révolution. À rebours de l’émiettement des rhétoriques postmodernes, tout effort de pensée dialectique implique en effet cette catégorie de totalité. Contre les dangers de clôture dogmatique qu’elle peut engendrer, Sartre mettait l’accent sur le caractère processuel d’une totalisation ouverte. Et Henri Lefebvre opposait fermement à un « énoncé ontologique », un « énoncé stratégique et programmatique » de la totalisation. Cette approche n’invalide en rien la fécondité de l’expérimentation et du tâtonnement pratiques. Elle n’interdit pas de penser « la façon concrète dont fonctionne le système » et « dont ses parties subsistent en lui ». Elle contredit en revanche au minimalisme de la « pensée faible » et au repli sur les niches de survie ou les utopies parcellaires tolérées dans les interstices du système dominant, qui sont au fond l’envers d’un renoncement politique.

Mais l’unification, dis-tu, « a un reste », et « on ne peut pas déduire du capitalisme le sexisme, le racisme, etc., qui subsistent pour une bonne part indépendamment de lui ». Les déduire, certes pas. La domination masculine ne date pas de l’avènement du capitalisme, et elle peut lui survivre. C’est ce qui justifie la nécessité d’un mouvement autonome de femmes au-delà d’un éventuel anéantissement des rapports d’exploitation capitaliste. Bien d’autres formes de domination et de discrimination ont leur temporalité propre et pourraient subsister – « pour une bonne part », dis-tu, mais laquelle ? – au-delà du capitalisme. Mais, ici et maintenant, elles sont cependant modelées, conditionnées, « surdéterminées », par la logique systémique du capital, de sorte qu’on ne saurait les combattre de manière conséquente sans inscrire les résistances spécifiques et leurs formes d’organisation autonome dans un projet stratégique commun.

Le capital noue ensemble des temps et des espaces discordants – économiques, sociaux, écologiques, juridiques, symboliques. Le temps long de l’écologie ou du droit ne peut se soumettre au temps court et aux arbitrages instantanés du marché. Les mœurs n’évoluent pas au rythme de la loi : on peut légiférer sur le statut de la propriété, mais non sur l’extinction du complexe d’Œdipe ou d’Électre. Cette discordance des temps et des espaces fonde durablement la nécessaire pluralité des mouvements sociaux. La question de « la distinction et de l’articulation réelles des formes d’oppression et de domination » n’est donc pas aussi mineure que tu sembles le penser quand tu écris que « ce n’est pas véritablement le problème, pas plus d’ailleurs que la considération abstraite de leur possible articulation politique ». Elle a au contraire quelque chose à voir avec la question cruciale de l’hégémonie, de la formation d’un nouveau bloc historique capable de défier le système et, en dernière instance, de la « forme parti ». Car la raison d’être d’un parti est notamment, non d’homogénéiser la diversité des résistances ou de les subordonner à une contradiction décrétée principale, mais de les articuler dans un mouvement antisystémique.

Partis politiques et mouvements sociaux

En venant à ce que tu appelles les « points massifs » de discussion, tu m’interpelles ensuite sur la notion « d’illusion sociale » développée dans Éloge de la politique profane. Tu crains qu’elle puisse signifier que « les mouvements sociaux ne sont pas des mouvements politiques », et qu’elle présuppose une définition restrictive de la politique. Non, je n’ai pas de la politique et du social une conception classificatoire qui aboutirait à une stricte division du travail et des rôles.

À leur manière, les « mouvements sociaux » ont toujours produit de la politique, une politique de l’opprimé, irréductible à ce qui se passe dans la sphère étatique ou sous condition de l’État. Les mouvements des femmes ou des sans-papiers produisent de la politique quand ils obligent à reconsidérer la notion de citoyenneté ou la distinction entre le national et l’étranger. Les mouvements de chômeurs produisent de la politique quand ils obligent à repenser les notions de travail, d’emploi, de dépérissement du salariat, etc. Mais la force d’un mouvement social tient la plupart du temps à sa singularité, au fait d’intervenir pour modifier le rapport de forces sur une question spécifique. Ainsi, le mouvement des sans-terre au Brésil pouvait parfaitement maintenir une position radicale sur la question agraire, sans avoir à se prononcer sur la réforme des retraites [du gouvernement Lula] qui concernait en revanche directement le mouvement syndical.

Ma critique de « l’illusion sociale » ne caractérise donc pas les mouvements, mais un moment (que je qualifie sans intention péjorative d’utopique) et le discours idéologique tenu à leur propos, qu’ils subissent autant qu’ils le nourrissent. Elle vise l’autosuffisance supposée des mouvements sociaux et le rejet corollaire de l’engagement politique ; ou encore, l’opposition simpliste entre un mouvement social fétichisé, qui serait sain et propre par nature, et des partis politiques sales, corrompus et corrupteurs, par nature.

Dans un contexte de rapports de forces dégradés, ce discours théorise une impuissance à disputer l’espace politique aux forces dominantes qui l’occupent. Plutôt qu’une différence de nature, il y a, entre mouvements sociaux et partis politiques, une différence d’approche et de fonction. Les premiers sont spécifiques, les seconds généralistes. Les premiers s’adaptent aux intermittences et aux discontinuités de l’action, les seconds travaillent dans la durée. Les premiers peuvent agir ici et maintenant sans se préoccuper de cohérence stratégique, les seconds doivent mesurer à chaque pas ce qui les éloigne ou les rapproche du but poursuivi. Leur distinction, loin d’induire un rapport hiérarchique, peut être un facteur de complémentarité, de respect mutuel, et de clarté, alors que la démagogie contre les partis est souvent propice aux dissimulations et aux manipulations.

Des rapports de forces désastreux

Tu admets les ambiguïtés d’un antilibéralisme fourre-tout, mais tu sembles redouter que notre anticapitalisme soit l’alibi d’un retour au statu quo ante, « la défense de ce qui reste du compromis social des Trente Glorieuses et même, plus concrètement, de défense de l’emploi ». Le fait est que la résistance antilibérale est, depuis les premiers forums sociaux, un vaste titre. Elle rassemble à Porto Alegre ou à Belem, des personnalités comme Lula, élève modèle du FMI, et d’autres comme Morales ou Chavez qui tentent de s’émanciper de la tutelle économique et monétaire impériale. Elle rassemble, dans les forums européens, des opposants et des partisans des traités de Maastricht ou de Lisbonne, des syndicats modérés de la CES [Confédération européenne des syndicats] et des syndicats radicaux comme les Sud ou les Cobas [syndicats de base en Italie], etc.

L’antilibéralisme est donc le titre d’un sursaut, un moment nécessaire du négatif (« le monde n’est pas une marchandise ! ») face aux dégâts des contre-réformes libérales. La brutalité de la crise actuelle révèle des stratégies politiques différentes, voire opposées, existant dans ce vaste creuset.

Revendiquer un anticapitalisme intransigeant ne règle pas tout, loin s’en faut. Mais c’est signifier que la crise actuelle n’est pas le résultat d’excès ou d’abus d’une finance débridée, mais bien une nécessité liée à l’irrationalité intrinsèque du système. En appelant à la mobilisation générale pour refonder et moraliser le capitalisme, et en stigmatisant l’anticapitalisme, Nicolas Sarkozy confirme à sa manière la pertinence de cette ligne de front. Mais nous ne croyons pas plus que toi qu’il soit « encore possible et souhaitable de limiter notre horizon à celui de la société salariale des
Trente Glorieuses », ni que « les conditions historiques qui ont rendu possible le compromis social de l’après-guerre » puissent être à nouveau réunies à l’identique.

C’est bien l’une des caractéristiques de la crise actuelle que de n’être pas un simple remake de la fameuse grande crise de 1929, mais d’être aussi une crise des solutions imaginées naguère – New Deal, keynésianisme – pour la conjurer. Pour les mettre en œuvre, il faudrait recréer les cadres institutionnels démantelés par trente ans de contre-réforme libérale et changer de politique à 180°. De bonnes intentions réformatrices n’y suffiraient pas. Il faudrait briser par la lutte et la mobilisation la résistance acharnée des privilégiés et des possédants. Et si, chose improbable, on y parvenait, on serait seulement revenu à la case départ : à une situation où les rapports de forces entre les classes, le quasi plein emploi et le compromis salarial, éroderaient les profits et pousseraient les dominants à un nouveau tournant libéral.

Convaincus que la crise actuelle n’est pas une crise d’ajustement ordinaire, nous sommes aussi convaincus qu’une purge ordinaire ne suffira pas à la surmonter. Son issue ne saurait se résumer à une nouvelle révolution technologique – révolution numérique + capitalisme vert.

Si la crise est le produit d’une logique immanente à l’accumulation du capital, il n’existe pas de logique immanente de la relance. Le New Deal n’a pas suffi à surmonter la crise de 1929. Il a, hélas, fallu une guerre, et laquelle, pour rebattre les cartes, redessiner les territoires, redéfinir les rapports géostratégiques, et réunir pour une trentaine d’années les conditions exceptionnelles d’une croissance durable.

Est-ce que pour autant la défense de l’emploi est une cause dérisoire, ou pire, le signe d’un réflexe conservateur, de repli sur un passé révolu ? Il faudrait faire preuve d’une belle indifférence doctrinaire pour, à l’heure où des millions de travailleurs sont jetés à la rue, où des millions de travailleurs pauvres sont sans toit, où les Restos du cœur battent tous les records de repas servis, dédaigner cette bataille pour le droit à l’emploi (et non pas au travail !) qui est synonyme, dans nos sociétés impitoyables, du droit à l’existence.

Au droit à l’emploi, on peut ajouter, dans le même esprit, au nom de ce que Hegel appelait « le droit de détresse », ou Édouard Thompson, « l’économie morale », au nom de la solidarité sociale entre égaux qui s’oppose radicalement à la charité privée ou publique, le droit à un revenu social garanti. Mais la question du revenu universel garanti est à double tranchant. Il en existe une version libérale, minimaliste, et les bonnes intentions de Jean-Marc Ferry ou Philippe van Parijs eux-mêmes ne sont pas dénués de fâcheuses ambiguïtés. Ce revenu universel garanti peut, dans sa version libérale, devenir une machine de guerre contre le salaire minimum (le tirer à la baisse) et un simple moyen de répartition de la misère. Dans sa version basse, il sanctionne le renoncement à la lutte pour l’emploi en même temps qu’il prépare une reculade sur l’exigence salariale. Dans sa version haute – un revenu garanti égal au smic – il impliquerait, dans une société où nous serions tous devenus des intermittents du travail, une socialisation généralisée du revenu, alors que nous en sommes malheureusement à défendre pied à pied ce qu’il reste de socialisation partielle dans le système de protection sociale en vigueur.

Nous touchons là au cœur du problème, et peut-être du différend entre nous à ce propos. La politique a besoin de principes, certes, et de vision stratégique – le dépérissement du salariat, la fin du travail forcé et exploité. Mais ces principes s’inscrivent à chaque pas dans des rapports de forces. Un mot d’ordre ambitieux, manié dans un rapport de forces désastreux, peut se retourner comme un gant contre ses promoteurs. Même s’il est désagréable de l’admettre, le « siècle des extrêmes » s’est soldé par une défaite historique des politiques d’émancipation. Pas seulement d’une défaite idéologique – le discrédit du communisme par ses contrefaçons bureaucratiques – mais par une défaite sociale très concrète. La mondialisation capitaliste réellement existante, c’est le doublement en moins de vingt ans et la mise en concurrence de la main-d’œuvre disponible sur le marché mondialisé du travail. C’est une détérioration majeure du rapport de forces entre les classes qui va peser lourdement, jusqu’à ce que – ce qui ne manquera pas d’arriver – les travailleurs de Chine, de Russie, d’Europe de l’Est, d’Inde, réorganisent leurs forces et fassent valoir leurs droits.

Dans cette situation concrète, la défense des services publics, du droit à l’emploi, du salaire minimum, ne relève pas d’un fétichisme idéologique du travail ou du salariat, mais de la légitime défense de positions dont l’abandon affaiblirait encore davantage les opprimés.

S’il est vrai que nous commençons à peine à renaître d’une lourde défaite historique, que nous ne sommes qu’au tout début d’un séisme dont le paysage politique sortira bouleversé, nous avons, pour remettre la question de la propriété au centre du débat, à surmonter le discrédit des nationalisations de Mitterrand, le discrédit de la propriété étatique bureaucratiquement administrée, à mettre en œuvre une pédagogie du service public, des biens communs de l’humanité, de l’appropriation sociale et de l’autogestion. Mais tout cela serait vain si nous sommes incapables de défendre les droits les plus élémentaires des travailleurs et si nous laissons se détériorer encore davantage les rapports de forces.

Ton inquiétude, au-delà de cette supposée nostalgie stérile d’une époque révolue, porte sur notre possible adhésion au culte protestant du travail et aux servitudes de la société salariale. Tu en appelles à une « réouverture du problème de la libération du travail ». Nous faisons totalement nôtre la critique de la religion du travail exposée dans la onzième thèse sur le concept d’histoire de Walter Benjamin. Le droit à l’emploi, c’est tout autre chose que la religion du travail qui prolonge, dans le sermon capitaliste, la vieille malédiction biblique de devoir « gagner son pain à la sueur de son front ». Le droit à la continuité du revenu et le droit à l’emploi sont indissociables. Avec la lutte pour la baisse et le partage du temps de travail, pour une autre répartition des richesses, pour le contrôle des travailleurs sur l’embauche, pour une socialisation accrue du salaire, pour l’extension des biens communs et de la gratuité des services, ils font partie d’une lutte d’ensemble contre l’intensification de l’exploitation.

L’objet de ton interpellation se résume, in fine, par la crainte déclarée que le NPA se transforme rapidement en NPS (Nouveau parti socialiste) social-démocrate, et se contente de reprendre à son compte l’idéologie du travail et du progrès, abandonnée par les socialistes au fil de leur long strip-tease programmatique. Ta crainte peut être entendue, bien qu’elle semble contradictoire avec ta certitude que les temps des compromis fordistes ou keynésiens sont définitivement révolus. Même si nous en avions la tentation, ce retour aux sources nous serait interdit. Nous sommes condamnés à « inventer l’inconnu ».

Mais l’histoire a plus d’un tour dans son sac à malices, et on ne sait jamais lequel elle peut nous réserver. Aussi longtemps que durera la servitude involontaire de l’exploitation, la fascination pour les fétiches et les spectacles de la marchandise, la division sociale mutilante du travail, les chemins escarpés de l’émancipation seront étroits et incertains, entre le double écueil de la pureté marginalisante et les mains sales du faux réalisme politique. La meilleure – la seule ? – garantie contre ces périls, ce serait que tous ceux et toutes celles qui en ont conscience et s’en inquiètent ne se contentent pas de prodiguer leurs conseils et s’engagent pour exercer avec nous leur vigilance au cœur de la mêlée.

Daniel Bensaïd
RiLi, n° 10, mars-avril 2009
www.danielbensaid.org

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