Georges Marchais a proposé au PCF d’abandonner le centralisme démocratique, sans trop préciser par quoi il devrait être remplacé. Plutôt que d’abolir le régime bureaucratique au sein de ce parti, ne s’agit-il pas plus simplement de mieux l’adapter aux exigences des médias et du parlementarisme ?
« Quel type d’organisation répond-il à ce qu’attendent d’un tel parti ces hommes et ces femmes d’aujourd’hui ? Ne tournons pas autour du pot : je ne pense pas que la réponse à cette question puisse être le centralisme démocratique […]. Je ne confonds pas cette notion avec sa dénaturation stalinienne, qui nous a atteints durant toute une période et que nous avons extirpée de notre fonctionnement. Je la prends pour ce qu’elle est : un principe qui me semble correspondre à une conception du combat révolutionnaire que nous avons dépassée. » En ces termes, Georges Marchais a donc personnellement (son rapport était présenté « à titre personnel ») pris congé du centralisme démocratique lors du dernier comité central du Parti communiste, le 16 juin dernier. Les intervenants sont souvent revenus sur le sujet. La presse a dûment souligné l’événement. À lire le rapport et le compte rendu de la discussion, il est pourtant difficile de savoir de quoi il s’agit au juste.
Après le grand mensonge stalinien et les paradoxes de la « novlangue », les mots de « centralisme démocratique », comme ceux de « dictature du prolétariat », sont peut-être devenus imprononçables. Ce ne sont pas les seuls mots malades du vocabulaire. Qu’en est-il du « socialisme » après l’usage qu’en ont fait Noske, Mollet Mitterrand et autres ? Du « communisme » après Staline, Pol Pot, Ceaucescu ? De l’« internationalisme » après les interventions blindées au nom de l’« internationalisme socialiste » ? S’ils font obstacle au sens, les mots peuvent être abandonnés. On n’en continuera pas moins de penser avec des mots, sachant qu’ils ne sont jamais sûrs et qu’il n’en est guère d’intacts.
Si pipées soient-elles, ces querelles de mots masquent toujours un arrière-fond stratégique. Ce n’est pas par hasard si Georges Marchais rapproche dans son rapport la liquidation verbale du centralisme démocratique en 1993 de celle de la dictature du prolétariat en 1976. L’aggiornamento linguistique va bien au-delà du symbolique. L’abandon de la dictature du prolétariat par le Parti communiste n’a pas donné le signal d’une guerre sans merci aux dictatures bureaucratiques réellement existantes. On a continué, au nom du bilan « globalement positif », de s’accommoder de Brejnev, de Husak, de Jaruselski et Ceaucescu. La liquidation du concept n’était qu’un adieu officialisé à la lutte révolutionnaire contre l’ordre existant au profit de la réforme respectueuse de l’État bourgeois sous le signe du Programme commun. On sait ce qu’il en est résulté.
De même, l’abolition toute symbolique du « centralisme démocratique » ne vise pas à renverser le régime bureaucratique au sein du parti, mais seulement à officialiser le renoncement à un parti de combat pour s’adapter davantage aux institutions médiatiques et parlementaires.
J’ôte le centralisme, reste la démocratie ?
Qu’est-ce qui gêne Georges Marchais dans le : « centralisme démocratique » ? C’est, dit-il tout net, le centralisme : « Aussi démocratique soit-il, tout centralisme fait jouer un rôle essentiel au centre et, dans un parti où la direction se nomme comité central, on voit bien où le centre se situe. » Il ne suffit donc pas de supprimer le mot pour dissoudre la chose.
Fini le centralisme ? À bas le comité « central ». Que reste-t-il ? Le « secrétaire général » ?
Comme dirait Georges, dans secrétaire général, il y a « général » : on voit bien où la hiérarchie se situe ! Il faudrait donc, en bonne logique, supprimer aussi le secrétaire général et créer un comité… directeur, ou national, ou suprême ?
Mais on pourrait craindre que ce « directeur » ou ce « national » ne soient que les pseudonymes de la centralisation si prestement liquidée.
Il est décidément difficile d’échapper à ce fait plus que têtu, borné : dans un pouvoir organisé en État, tout est centralisé. Les journalistes qui font des gorges chaudes de feu le « centralisme démocratique » devraient s’interroger sur le centralisme plébiscitaire de la Ve République, sur le centralisme hiérarchique de nos armées, sur le centralisme bureaucratique de nos médias, sur le centralisme patronal de nos multinationales. Vous connaissez un parti plus centralisé que TF1, Libération, Peugeot ou EDF ? Notre Assemblée nationale n’est-elle pas le « comité central » de la bourgeoisie quand elle vote les lois Pasqua, quand ses modalités d’élection éliminent les minorités, quand le mécanisme du scrutin majoritaire donne 80 % de députés pour 25 % de suffrages ?
On ne se débarrasse pas plus du centralisme qu’on n’assure la démocratie en biffant le terme. Soit le « centralisme démocratique ». Je retranche le centralisme. Qu’est-ce qui reste ? La démocratie tout court, sans adjectifs, répond l’imperturbable Georges. La presse cultivée a salué cette soustraction rigoureusement logique en rappelant les prophéties de Léon Blum lors du congrès de Tours. Officiellement, le Parti socialiste, en effet, n’est donc pas centraliste (bien que dans « premier secrétaire » il y ait « premier » et « directeur » dans comité directeur). Est-il pour autant démocratique ? Pour la réponse, voir le congrès de Rennes, la guerre des chefs, le putsch rocardien, la scission de la Fen organisée par des dirigeants socialistes. Les Verts et Génération écologie ne sont pas officiellement centralistes. Sont-ils pour autant démocratiques ? Il faut le demander aux candidats qui se sont vus refuser plusieurs fois l’entrée à ce parti par une commission d’examen au vu de leur « bio », aux militants suspendus ou exclus selon des procédures administratives, à ceux qui dénoncent le bonapartisme bureaucratique de Brice ou d’Antoine.
La centralisation n’est pas nécessairement bureaucratique. La décentralisation peut l’être.
Aux sources de la bureaucratisation
Le cœur du problème n’est pas dans le centralisme mais dans la bureaucratisation. Elle n’est pas le produit d’une forme (la forme parti, la forme syndicat, mais aussi la forme entreprise, la forme administration, la forme association…). Elle provient avant tout d’un rapport social, de la division du travail propice au monopole et à la confiscation du pouvoir, du dédoublement généralisé (entre l’économique et le politique, l’homme et le citoyen, le privé et le public) propice à l’autonomisation des dirigeants envers les dirigés. Cela dit, certains modes d’organisation peuvent favoriser ou au contraire freiner cette tendance. Il serait illusoire de prétendre abolir les « dangers professionnels du pouvoir », sauf à recourir à l’hypothèse limite de l’abondance et de l’extinction totale de la division du travail. Il s’agit donc de les connaître et de les comprendre pour mieux les contrôler.
Marchais propose de supprimer le centralisme démocratique. Pour le remplacer par quoi ? La démocratie ? Mais encore ? Le droit d’ouvrir sa gueule peut être considéré comme un progrès dans un parti où il fut longtemps d’usage de la fermer. Il n’en constitue pas moins une conception fort minimale de la démocratie, n’allant pas au-delà du droit (plébiscitaire plutôt que démocratique) d’être sondé ! Le droit de se faire entendre serait déjà mieux. Il implique des moyens d’expression collectifs et non seulement individuels. Des courants, des tendances ? Assez peu précis sur l’avenir du secrétariat général ou d’une éventuelle présidence du parti, Georges est au moins catégorique sur ce point : « Peut-être certains s’interrogeront-ils : mais que propose-t-on alors ? Les courants et les tendances organisés ? Je répondrai pour ma part : non, puisqu’il a été abondamment démontré qu’un tel fonctionnement n’est pas démocratique. » Le droit de tendance n’est certainement pas une panacée. Il est cependant une garantie non suffisante mais nécessaire d’un fonctionnement démocratique. Pour paraphraser Georges Marchais, « il a été abondamment » démontré que sa suppression fut toujours un remède pire que le mal. En 1921, dans le Parti bolchevique, elle n’a certes pas engendré mais sans aucun doute favorisé l’ascension de la bureaucratie stalinienne.
Le pluralisme dans les actes
« C’est de démocratie, de progrès démocratique réel, effectif, vérifiable de notre fonctionnement qu’il doit s’agir », dit Marchais dans son rapport. En la matière, le critère de vérité ne réside pas dans le sacrifice symbolique d’une formule rituelle, mais bien dans la pratique. À commencer par deux défis.
Premièrement, le pluralisme d’opinion est désormais reconnu dans le Parti communiste. Pour que ces opinions puissent se regrouper, élaborer des propositions, chercher à convaincre, les militants doivent jouir, fût-ce comme un recours, du droit de tendance. Le pluralisme individuel, c’est encore le règne du sondage, du despotisme éclairé et du plébiscite. Il n’est de pluralisme démocratique qu’organisé.
Deuxièmement, la question principale n’est pas celle du centralisme. Il est toujours nécessaire de centraliser l’expérience pour en tirer des leçons partagées. Une mauvaise décentralisation peut aboutir au contraire du résultat annoncé : échanger un droit d’expérimentation local contre une autonomie accrue d’une direction centrale qui (avec ou sans le mot) ne disparaîtra pas.
En revanche, le test pratique du comportement démocratique d’un parti réside d’abord dans le respect qu’il manifeste des organisations de masse (syndicats, associations, mouvement des femmes), de leur pluralisme, de leur souveraineté. En la matière, concernant le Parti communiste, tout reste à faire.
Rouge n° 1551, 15 juillet 1993