Les discussions récentes de l’organisation ont montré la nécessité d’un débat approfondi sur la situation générale et notre ligne de construction.
En faisant cette contribution, nous ne prétendons pas traiter tous les aspects de cette question évidemment, ni tous les éléments politiques et sociaux plus spécifiques sur lesquels il faudra revenir après les élections. Il en est de même pour des points liés à nos problèmes de construction sur lesquels un bilan doit être fait et des perspectives plus précises doivent être tracées.
Mais il nous semble important, pour aider à l’organisation de cette discussion collective, de mettre sur le papier quelques idées qui peuvent lui servir de cadre.
Les discussions du dernier comité central confirment ce que le déroulement du congrès laissait prévoir. En l’absence d’un projet explicite de construction de l’organisation, et de divergences clairement cernées, chaque décision tactique risque de nous diviser et déchirer, sans qu’il soit possible de faire la juste part des divergences réelles, des méfiances, et des procès d’intention. Nous en sommes arrivés au point où nous ne ferons pas l’économie d’une discussion systématique.
L’heure n’est certes pas aux palabres, mais d’abord à l’application des décisions et à la conduite de la campagne. Si nous ne voulons pas accumuler des retards, il est aussi important d’initier un échange de points de vue dans la direction, sans enjeu de votes ni de décisions immédiates, pour laisser aux uns et aux autres le temps de se convaincre mutuellement, de clarifier les malentendus, de préciser leurs positions, au lieu de se figer a priori dans la traditionnelle bataille de tranchées.
Ce qu’il y a derrière nombre de tensions, c’est en effet une interrogation à peine voilée sur la fonction et l’avenir d’une organisation révolutionnaire de quelques centaines de militants (vingt ans bientôt après 1968) et parallèlement, d’une Internationale de quelques milliers de membres, près d’un demi-siècle après sa fondation.
La toile de fond, c’est une crise historique du mouvement ouvrier. Tout un cycle de son histoire est en train de s’achever sous nos yeux, alors que la recomposition dont nous parlons tant, à l’échelle nationale comme à l’échelle internationale, revêt des formes embryonnaires éclatées et reflète de profondes différenciations sociales et géographiques. Ainsi, en France, il n’apparaît pas immédiatement d’axes simples, majestueux, et unificateurs de construction, pas de voie royale. Que ce soit dans la tactique des luttes, dans la construction d’oppositions syndicales ou dans les alliances à « la gauche de la gauche », nous sommes tenus de faire de l’horlogerie de précision, de travailler sur le détail et sur le particulier.
Pour affronter ce type de tâche sans perdre de vue les grandes lignes de force et subir les pressions centrifuges inhérentes à la situation, nous avons besoin d’un maximum de clarté et de fermeté sur le projet général de construction. C’est ce socle commun, la fameuse « vision commune des événements et des tâches » qui rend possibles et cohérentes les initiatives tactiques nécessaires sur la base de la confiance partagée. Or, ce socle est aujourd’hui ébranlé, et le congrès a laissé entrevoir le risque d’une fragmentation en chaîne des positions dans nos rangs.
A – De la percée imminente à la construction dans la durée
I. Une hypothèse de construction axée sur l’idée de pente rapide
1. La construction d’un parti révolutionnaire, à partir de petites organisations indépendantes et face à de grands partis réformistes bureaucratiques, hégémoniques dans le mouvement ouvrier organisé, constitue une entreprise inédite. L’expérience de l’opposition de gauche des années trente ne saurait servir de référence à ce propos :
– ses sections apparaissaient comme un courant politiquement, sinon quantitativement, significatif, issu d’une Internationale communiste dont le prestige et l’autorité demeuraient énormes ;
– leur construction était axée sur la perspective de bouleversements imminents à l’échelle mondiale, d’une guerre dont l’issue produirait sur l’ensemble du mouvement ouvrier des effets comparables à celle de la Première Guerre mondiale ;
– enfin, dans cette éventualité, était sous-entendue la probable résurrection d’une puissante section russe dans la continuité de l’héritage d’Octobre, après une brève parenthèse de quinze ou vingt ans de réaction stalinienne…
Dans notre cas, le projet de construction d’organisations révolutionnaires indépendantes à partir de 1968 (en rupture jamais éclaircie ni systématisée à fond par rapport à la période entriste), était lié de fait à l’échéance de la crise révolutionnaire « dans les cinq ans », pronostiquée par le projet de document européen du CEI de 1972 et confirmée par la résolution du Xe Congrès mondial en janvier 1974.
2. Quel peut être en effet l’avenir d’organisations révolutionnaires de quelques centaines de militants, pour une bonne part d’origine étudiante, lorsque le gros de la classe reste organisé par les partis traditionnels :
a) soit il s’agit non de construire un parti mais seulement de maintenir un groupe, en quelque sorte en deçà de l’histoire et en marge de la politique, dans des circonstances où il n’est guère possible de faire autre chose que de la propagande et d’accumuler un noyau de cadres aux caractéristiques bien particulières ;
b) soit il s’agit d’un projet qui s’inscrit dans une vision à long terme de la réorganisation du mouvement ouvrier, à l’échelle nationale et internationale et, dans ce cas, la question des médiations, y compris des initiatives tactiques, devient décisive, au-delà de considérations souvent justes mais très générales sur la crise du stalinisme ; ce ne fut pas notre fil conducteur ;
c) soit enfin cette entreprise organisationnelle minoritaire est directement branchée sur l’expectative d’une mutation rapide, quantitative et qualitative, des rapports de forces, et d’une transformation soudaine du mouvement ouvrier, dans le cadre même d’une crise révolutionnaire imminente. C’est bien cette hypothèse, plus ou moins explicite, plus ou moins systématique, selon les individus ou les textes, qui sous-tendait le projet de construction au lendemain de 68.
Notons que cette hypothèse va de pair avec :
– l’idée que la prochaine récession synchronisée des économies capitalistes pouvait se transformer en crise révolutionnaire généralisée à l’échelle continentale ;
– l’idée que la crise de direction du mouvement ouvrier serait résolue par un changement de direction, une nouvelle direction authentique chassant les vieilles directions usurpatrices à la tête d’un mouvement ouvrier globalement inchangé.
II. Le tournant des années soixante-dix
Sans rouvrir le débat du dernier congrès sur la période, il est possible de constater que le milieu des années soixante-dix constitue un tournant, qui met directement en cause cette hypothèse de construction.
Globalement, à l’échelle européenne, la courbe des luttes, qui a connu en France la pointe exceptionnelle de 1968, s’élève jusqu’en 1976 approximativement : avec la grève des mineurs qui renverse le gouvernement conservateur en 1974 en Grande Bretagne, avec les 10,5 millions de jours de grève en 1975 en Italie, avec le record d’activité gréviste au premier semestre 1976 en Espagne.
Parallèlement, il y a une forte poussée électorale des partis ouvriers en Europe du Sud, tandis que la social-démocratie est au gouvernement dans nombre de pays d’Europe du Nord (Grande-Bretagne, Suède, Hollande, Danemark, Autriche, Allemagne…). Cette poussée s’exprime en Italie, où le PC rattrape la Démocratie chrétienne en 1975-1976 ; en France où l’Union de la gauche est majoritaire aux cantonales de 1977 ; au Portugal où le PC et le PS obtiennent une large majorité aux élections d’avril 1975 ; en Espagne où les élections de juin 1977 voient la résurrection du PSOE. Enfin, sous la pression des luttes et d’une situation qui est encore de quasi plein-emploi, la première moitié des années soixante-dix voit une série de conquêtes et de mises à jour à l’avantage du mouvement ouvrier, portant sur le salaire minimum garanti, la mensualisation, les congés payés, la formation professionnelle, la réglementation des licenciements économiques, les droits syndicaux dans l’entreprise, etc. Ainsi en France, six grands accords sont conclus entre 1970 et 1974 entre syndicats et patronat, plus que pendant les vingt années précédentes. Le tournant qui se produit à l’échelle européenne au milieu des années soixante-dix est donc bien à la fois économique, social et politique :
– économique : c’est la crise de 1973-1974 et ses effets ;
– social : ce sont les premiers effets de la crise, notamment l’apparition d’un chômage structurel massif ;
– politique : c’est le coup d’arrêt à la révolution portugaise (1975), la transition contrôlée en Espagne (1977), l’impasse du compromis historique en Italie (1977-1978), le début de la désunion de la gauche en France (1977) et l’échec électoral (1978) en France.
Les directions réformistes portent l’entière responsabilité de cette première riposte sabotée alors que la classe ouvrière abordait les premiers chocs de la crise avec des forces accumulées et une confiance en soi intacte. C’est leur politique de collaboration qui démobilise et désoriente : ralliement à l’austérité des gouvernements Callaghan et Schmidt, division en France et au Portugal, pacte de la Moncloa en Espagne, congrès de l’EUR en Italie (1978) et amorce du « recentrage » de la CFDT dès 1978 en France.
De son côté, dès 1978-1979, le patronat réajuste sa politique et prépare une double offensive contre le mouvement ouvrier :
– contre les acquis, en commençant à avancer des thèmes qui deviendront ceux de la « flexibilité » : annualisation des ressources et du temps de travail, remise en cause des systèmes de protection sociale ;
– contre les positions syndicales dans les bastions ouvriers, et en particulier, dans certains pays, contre l’avant-garde syndicale (répression contre l’avant-garde à la Fiat, préparation de l’offensive contre le syndicat des mineurs britanniques).
Ce tournant est aussitôt sensible dans l’activité de la classe ouvrière. À partir de 1978 s’amorce un repli du niveau des luttes. Dans plusieurs pays, il va de pair avec un début d’érosion des effectifs syndicaux.
C’est également à cette date que commence le recul de la part des salaires dans la valeur ajoutée, et un grignotage du pouvoir d’achat réel sous la pression du chômage (Belgique, Suède, Grande-Bretagne, France, Espagne… sans parler du Portugal !)
III. Effondrement d’un projet non remplacé
En France, l’hypothèse de construction implicite, qui sous-tendait la fin empirique de l’entrisme, a subi un premier ébranlement en 1972, avec la signature du Programme commun, et un premier éclatement du consensus interne. Au niveau européen, le cadre de référence est fourni par la résolution du Xe congrès mondial. Le projet de construction y est étroitement lié au pronostic déjà rappelé de la crise révolutionnaire imminente.
Si les illusions, les exagérations, la tendance à « prendre ses désirs pour des réalités », ressortent sous l’usure décapante du temps, il ne faut cependant pas oublier les réalités derrière les textes.
La récession généralisée, que bien peu annonçaient, a bien eu lieu en 1973-1974, c’est aussi le renversement du gouvernement Heath par la grève des mineurs britanniques et le début de la révolution portugaise. 1975, ce sont les victoires révolutionnaires en Indochine et la poussée de la révolution portugaise, ainsi que la disparition de Franco. 1976, c’est la grande montée gréviste en Espagne. C’est alors que se produit le coup d’arrêt, avec le 25 novembre 1975 au Portugal, la normalisation en Espagne, la désunion de la gauche en France. En France, suspendus à l’échéance de 1978, trop confiants dans les rapports de forces sociaux objectifs, nous n’avons pas immédiatement ressenti ce tournant de la situation européenne. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons commencé par sous-estimer la portée politique de la division. Fondamentalement, du point de vue de la construction du parti, nous restions dans la même perspective : celle d’un débordement des partis traditionnels démasqués par l’exercice du pouvoir, et celle donc d’une « percée » organisationnelle au-delà de la victoire électorale de la gauche.
L’effort engagé dans le quotidien Rouge matérialisait en quelque sorte ce projet. C’est pourquoi le coup d’arrêt va bien au-delà du choc politique et financier qu’il a signifié : à travers le quotidien, c’est un projet de construction qui s’écroule sans être véritablement remplacé. L’aventure de « l’unification du mouvement trotskiste », vers le parti des 10 000, n’a pu tenir lieu de bouche-trou à ce vide que le temps d’une saison… et d’une scission.
Après 1978, il était juste de s’opposer aux conclusions défaitistes hâtives sur la période (voir le débat sur la conjoncture dans le cadre de la préparation du congrès de 1978). Ces conclusions sous-estimaient inversement la réalité des rapports sociaux par-delà leur expression syndicale ou électorale du moment. Ainsi, des illusions analogues ont conduit Rocard au faux pas du congrès de Metz, puis à sa déclaration imprudente de candidature de 1981. Et Edmond Maire, sur la voie d’un recentrage prématuré dès 1978. Mais il était tout aussi peu éducatif de combattre une théorisation du reflux historique au nom de généralités sur la combativité maintenue, qui préparaient les illusions de 1981 : une analyse strictement analogique par rapport à 1936 et les déboires qui en ont résulté. Cette erreur, en perpétuant un schéma périmé (montée impétueuse, sinon crise révolutionnaire imminente, et percée par fusion directe du noyau programmatique et du mouvement de masse) a retardé une redéfinition méthodique, devenue nécessaire, de notre projet. C’est ainsi que nous nous trouvons embarqués dans une tactique au jour le jour, sans avoir vérifié et assuré nos arrières.
IV. 1968 : projet de construction et hypothèse stratégique
Le projet de construction qui s’est dégagé de 1968 et de l’abandon de l’entrisme n’a pas seulement à voir avec un certain pronostic sur la crise. Il fait également corps avec une certaine lecture stratégique de 1968.
1. La grève générale représente un soulèvement massif de la classe ouvrière, des étudiants, d’une partie de la petite bourgeoisie. Sa portée est considérable :
– elle met à nu les contradictions de la société capitaliste avancée, non encore marquée par la crise ;
– elle confirme et renouvelle les potentialités révolutionnaires de la classe ouvrière ;
– elle constitue une première expérience massive de lutte pour la jeunesse et pour de nouveaux secteurs de la classe ouvrière (OS), qui ont pris leur essor dans la phase d’expansion précédente ; leur entrée en lutte va trouver son prolongement dans les conflits marquants des années suivantes ;
– elle modifie les rapports de forces entre les classes
fondamentales ;
– elle modifie au sein du mouvement ouvrier les rapports entre
les masses, les appareils bureaucratiques et une avant-garde en
formation.
En ce sens, on peut parler de crise prérévolutionnaire, à l’encontre de ceux qui veulent aujourd’hui réduire l’affaire à une simple « révolution culturelle », voire à l’annonce de la contre-réforme libérale et de l’avènement de « l’individualisme moderne ». Mais à condition d’en saisir aussi les limites, qui ne se réduisent pas au « manque » d’une direction révolutionnaire, comme la dernière pièce à placer pour compléter un puzzle presque achevé :
a) La bourgeoisie montre sa fragilité, mais il n’y a pas, fût-ce embryonnairement, d’ébauche de dualité de pouvoir ; pratiquement rien ne se passe dans l’armée ; les comités de grève élus et les expériences de contrôle sur la production demeurent l’exception ; il n’y a pas d’apparition d’un mouvement autonome de femmes ; et surtout les fractures dans les syndicats et les partis réformistes sont marginales ou insignifiantes. D’où le résultat des élections de juin 1968…
b) Avec une direction révolutionnaire, le mouvement aurait certes pu aller beaucoup plus loin. C’était, à juste titre l’axe de notre argumentation contre les états-majors réformistes. Mais pourquoi n’y avait-il pas de direction révolutionnaire, et même pas l’embryon d’une ? Le fameux « facteur subjectif » manquant ne saurait être réduit à l’absence d’un parti révolutionnaire. Il pose le problème de la situation d’ensemble de l’avant-garde de la classe : existence ou non d’un réseau de militants ouvriers dans les entreprises capables de tenir tête aux directions bureaucratiques, existence ou non d’oppositions syndicales expérimentées et conscientes, etc.
c) Dans ces conditions, la grève générale a abouti à un grand rattrapage social (les salaires avaient accumulé depuis 1958 un retard croissant sur l’évolution des prix) et démocratique contre les pesanteurs et archaïsmes de la Ve République (droits syndicaux, loi Faure, etc.) Un retour critique sur l’interprétation de 1968 est donc utile à plus d’un titre, et d’abord pour dessiner une plus juste vision du mouvement d’ensemble sur la période :
– par sa massivité et sa soudaineté, la grève générale de mai 1968 est, avec l’automne chaud italien de 1969, un cas particulier dans un mouvement général de montée qui s’étend à l’échelle continentale, jusqu’en 1976 environ. Son ampleur et sa brièveté dans le temps font que, les années suivantes, le niveau des luttes en France reste de loin inférieur (le tiers ou le quart) à celui de l’Italie, de la Grande-Bretagne, ou de l’Espagne. C’est une des raisons pour lesquelles l’expérience de l’avant-garde ouvrière issue de 68 reste superficiellement politisée et ne donne pas naissance à une couche dans les entreprises comparable à celle des conseils de délégués en Italie, ou des shop stewards en Grande-Bretagne ;
– pour cette même raison, la combativité ouvrière et la confiance gagnée en 68 sont assez facilement canalisées, dès 1972 et la signature du Programme commun, dans une perspective électorale de collaboration de classe, sur la base d’un projet réformiste de « croissance à la japonaise », pourtant déjà invalidé par l’approche de la récession généralisée dont les directions réformistes ne veulent pas entendre parler ;
– enfin, la dynamique générale et le contenu social du mouvement sont tels qu’on ne peut considérer mai 1968 comme l’occasion perdue (en quelque sorte notre octobre 1923), et mesurer l’ampleur des reculs postérieurs à une estimation tout à fait imaginaire et magnifiée de ce que furent alors les possibilités effectives.
3. D’autre part, l’expérience de 1968 a remis à l’ordre du jour l’idée de l’actualité de la révolution en Europe et relancé le débat sur la stratégie révolutionnaire, à la manière dont (toutes proportions gardées) 1905 l’avait engagé naguère dans le mouvement ouvrier européen. D’où d’ailleurs le thème de la « répétition générale ». Après une période de vingt années depuis la fin de la guerre, où les références stratégiques avaient été celles de la révolution coloniale dans ses diverses variantes, mai 1968 réaffirmait pour les pays capitalistes développés, l’hypothèse centrale d’une grève générale révolutionnaire débouchant rapidement sur une situation de dualité de pouvoir. Malgré sa généralité, cet axe était correct. Mais, dans les débats et les textes, il apparaissait lié à d’autres arguments plus discutables du point de vue de leur exactitude et de leur conséquence pour un projet de construction.
On insistait en effet sur l’extension et l’accumulation d’une force organique du prolétariat, sans souligner suffisamment le poids de ses différenciations internes. On mettait en valeur une élévation générale du niveau de qualification (en relativisant les contre tendances et les inégalités), ainsi que du niveau culturel (volontiers confondu avec le niveau de conscience politique du prolétariat). On en déduisait la prédiction d’une dynamique largement spontanée d’auto-organisation et de contrôle ouvrier, jusques et y compris la naissance d’une situation de dualité de pouvoir.
Dans un tel cadre, la large part faite aux capacités spontanées de la classe ouvrière permettait d’envisager des possibilités révolutionnaires sérieuses sans modifications qualitatives préalables des rapports de forces au sein du mouvement ouvrier, en faveur d’un parti révolutionnaire solidement implanté. On pouvait imaginer que le parti révolutionnaire se construirait pour l’essentiel non pas avant, mais dans et par la dualité de pouvoir. L’exemple le plus poussé d’une telle vision et de ses conséquences est fourni par la résolution du Secrétariat unifié sur la Grande-Bretagne de 1974, qui annonce l’apparition imminente d’une situation de dualité de pouvoir et met en garde contre la diversion que constituerait une démarche systématique en direction du Parti travailliste.
De même, et c’est cohérent, la problématique du front unique n’était pas abandonnée, mais relativisée au profit d’une hypothèse de débordement soudain et massif des vieux appareils. Dans son interview à Critique communiste sur la stratégie révolutionnaire en Europe, pourtant bien postérieur, Ernest Mandel sent bien la difficulté : pour qu’il y ait une véritable crise révolutionnaire et que le problème du pouvoir soit pratiquement posé, il faut une perte de légitimité des institutions bourgeoises ; or, même au plus fort de ces crises, les travailleurs continuent à voter massivement pour les partis réformistes… Mandel résout le problème en misant tout sur la dynamique propre de l’auto-organisation et en relativisant le sens des comportements électoraux, imputés pour l’essentiel à une sorte de retard de la conscience électorale sur la pratique et la conscience réelles…
C’est donc ce schéma stratégique qui a grosso modo fonctionné tout au long des années soixante-dix, comme logique sous-jacente à notre projet de construction. Il était axé sur l’horizon d’une crise révolutionnaire continentale et sur la perspective de transcroissance d’ensemble de la IVe Internationale, à partir de la percée de plusieurs de ses sections. Bien sûr, ce schéma est simplifié. Bien sûr, il était en pratique corrigé et assoupli. Bien sûr la réalité de notre activité était plus riche et plus complexe. Mais, au fond, ce schéma conducteur n’a jamais été véritablement remplacé. L’hypothèse de percées rapides, de fusion directe du noyau programmatique et de la montée impétueuse des masses est restée la justification de petites organisations révolutionnaires indépendantes (et pas seulement des sections de la IVe Internationale), au-delà du tournant de la fin des années soixante-dix. Pourtant, au seuil des années 1980, la discussion sur l’entrisme dans le Labour en Grande Bretagne, celle sur le « parti des révolutionnaires » en Espagne, indiquait que, sans chercher un modèle continental unique, une discussion de redéfinition était devenue nécessaire. La lecture du résultat électoral de 1981 comme préface à un possible remake de 1936 en France a nourri l’illusion de pouvoir y échapper. Contretemps d’autant plus fâcheux que, sous les coups de la nouvelle crise (1981-1982), l’horizon était à nouveau en train de se modifier.
B. L’horizon de la crise et ses effets sociaux
I. À quoi se préparer
Il n’est guère possible de rentrer ici dans le détail du débat sur la crise et ses mécanismes. Non seulement pour une raison de place, mais parce qu’il y a sur ce sujet nécessité d’une discussion approfondie à partir des instruments dont nous disposons déjà (les livres de Mandel et Barsoc, les articles d’Inprecor ou de Critique communiste) et d’une étude de productions récentes comme celles du PCF ou de l’école de la régulation.
Dans la résolution du dernier congrès mondial, nous caractérisons cette crise (au sens historique et non conjoncturel) comme la plus grave qu’ait connue le système capitaliste. Autant dire qu’elle ne saurait se réduire pour nous à une crise de modernisation de l’appareil productif, qu’un rétablissement partiel des taux de profit et une vague d’innovations technologiques suffirait à surmonter. Cette idée d’une « sortie douce » de la crise n’est pas sans conséquences pratiques. Elle tend à relativiser au sein du mouvement ouvrier le clivage entre réformistes et révolutionnaires, au profit d’un nouveau clivage pertinent entre archaïques (crispés sur les acquis, voire les corporatismes révolus) et modernes, prêts à faire du mouvement ouvrier recentré une des forces motrices de la modernisation. « Sortie douce », « deuxième gauche », « nouvelle culture » du mouvement ouvrier, « nouvelle forme » parti : c’est une démarche possible. Ce n’est pas la nôtre.
Nous ne ramenons pas l’explication des crises cycliques à une cause unique, et surtout pas à un déterminisme technologique. La sortie de la crise ne peut davantage être soumise à une condition unique. Elle suppose résolus plusieurs problèmes à la fois : dévalorisation massive de capitaux, rétablissement substantiel des taux de profits, ouverture de nouveaux marchés. En ce qui concerne la restauration de ses profits, la bourgeoisie a, selon les pays, marqué des points. Mais elle est encore loin d’avoir atteint ses objectifs sociaux dans le sens d’une modification qualitative des rapports de forces entre les classes. Quant aux nouveaux débouchés, ils sont pour le moins difficiles à définir :
– Dans les pays dépendants ? C’était une des idées du rapport Brandt et de la proposition d’un plan Marshall pour le tiers-monde. Mais les obstacles sont pour l’heure plus forts que les intentions : il faudrait, pour élargir les marchés intérieurs de ces pays développer des réformes agraires qui hérissent, même sous une forme modérée, les oligarchies locales (voir les réactions à la réforme Sarney au Brésil). Il en résulte des risques de déséquilibres politiques que l’impérialisme n’est, la plupart du temps, pas prêt à courir, craignant qu’ils n’ébranlent son dispositif géostratégique. Enfin, un plan d’une telle envergure suppose une unité de direction relative du côté des bourgeoisies impérialistes, un système monétaire stable, conditions qui existaient au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, mais pas aujourd’hui.
– Dans les métropoles impérialistes ? C’est l’une des idées de la « société duale » ou des spéculations sur le « néofordisme » : soit la création d’une couche protégée de salariés privilégiés, consommateurs porteurs de nouveaux besoins « qualitatifs » pour les produits des nouvelles technologies ; soit la généralisation de cette nouvelle consommation à une échelle de masse. Autant d’hypothèses pour le moins douteuses. Rien n’indique pour l’heure que le marché de l’audiovisuel et des gadgets électroniques puisse prendre à court terme la relève du marché de l’automobile et de l’électroménager. Rien ne dit que les bourgeoisies concernées aient les moyens politiques et sociaux de réussir à la fois le rétablissement de leurs profits et la mise en place d’un nouveau système de redistribution. Rien ne dit enfin qu’un tel effort ne se ferait pas au prix d’une nouvelle aggravation explosive de la situation sociale dans les pays dominés.
– La reconquête des vastes marchés de l’Union soviétique, de la Chine et des pays de l’Est ? Par pénétration progressive ? Mais ce n’est guère envisageable sans un rétablissement du marché du travail, au prix de turbulences et d’affrontements sociaux dont les événements récents en Chine donnent l’indication. Par la manière forte ? C’est l’hypothèse limite d’une guerre à l’époque de l’armement nucléaire ; elle ne peut être exclue, mais ce serait une autre histoire…
En raison des verrous politiques et militaires (partage des zones d’influence, escalade de la dissuasion) et des amortisseurs économiques (industries d’armement, crédit…), on envisage mal le dénouement de cette onde longue dépressive. Nous savons par l’expérience historique que les cycles récessifs du capitalisme sont le résultat de mécanismes inhérents à la logique de l’économie capitaliste, exprimés notamment par la chute tendancielle du taux de profit. Il s’agit certes d’une « loi de tendance », freinée et contrecarrée par des contre tendances, donc médiée socialement. Mais au cours des deux siècles derniers, cette loi a toujours fini par l’emporter, et encore aujourd’hui.
En revanche, il n’existe pas de loi tendancielle de la relance ou de l’expansion : l’entrée dans une nouvelle phase historique d’expansion ne dépend pas d’une telle loi, mais d’événements politiques majeurs (guerres et révolutions) susceptibles d’instaurer de nouveaux partages et de nouveaux rapports de forces à l’échelle internationale : l’expansion coloniale à la fin du XIXe siècle, la Seconde Guerre mondiale après la dépression des années trente. Ainsi, les défaites infligées à la classe ouvrière après la crise de 1929 n’ont pas suffi à inaugurer un nouveau cycle d’expansion : il a fallu pour cela la guerre et toutes ses conséquences.
Dans un texte récent, Lipietz est conscient de cette asymétrie entre les ondes longues dépressives et expansives. Il s’en sort en disant que le passage de l’une à l’autre passe par une « trouvaille » de la classe dominante dans le réaménagement des rapports de production. Cette « trouvaille » peut bien venir, mais seulement à l’issue d’épreuves de forces dont Lipietz gomme (logiquement de son point de vue) le passage obligé.
Il ne s’agit pas, par ces rappels de méthode, de doper le moral militant par des visions d’apocalypse, bien que ce siècle ait déjà produit Auschwitz, Hiroshima, le Goulag, et que l’escalade nucléaire puisse « raisonnablement » laisser craindre le pire. Il s’agit seulement d’affirmer que, plutôt qu’une sortie douce et heureuse de la crise, le plus probable (en raison des blocages politiques spécifiques de la situation mondiale) c’est son étirement dans le temps à coups de palliatifs, son pourrissement dans la durée (avec des conflits locaux ou régionaux), sans que le détonateur d’une crise politique ou financière puisse être pour autant exclu.
Or, il est clair que selon la perception de la crise et de son horizon, on ne se fixe pas les mêmes tâches et on ne se prépare pas aux mêmes épreuves.
Il faut noter à ce propos que bien des analyses de la crise actuellement à la mode partent d’un postulat politique, à savoir qu’il n’existe pas d’issue révolutionnaire réaliste et qu’il faut donc se résoudre à tirer le meilleur parti de la crise. Ainsi, pour Aglietta et Brender, dans La Société salariale, l’avenir appartient non au socialisme, mais à la société salariale, parce que le degré limité de socialisation de la production favorise le niveau institutionnel de l’entreprise et non celui de la planification ; et le capital reste donc la force motrice des nouveaux modes de régulation (cf. page 236, éditions Calman-Lévy). Voici un bel exemple de déterminisme économique intégral chez des auteurs souvent enclins à faire aux marxistes le même reproche.
Lipietz conclut en novembre 1985 une conférence sur « Trois crises » par une incitation au mouvement ouvrier à faire progresser l’histoire humaine en refusant de sortir de l’ordre existant : « A ceux qui pinceraient les lèvres devant de si maigres progrès, je répondrai que les compromis progressistes qui se dessinent à la sortie de la crise présente ne sont pas plus acquis que la victoire de la social-démocratie sur le fascisme ne l’était en 1938, et que le risque principal n’est plus que le mouvement ouvrier s’intègre davantage, mais qu’il se désintègre. À ceux qui penseraient que le capitalisme se trouvera bien de toute façon de nouvelles formes de régulation, un nouveau régime d’accumulation, je répondrai qu’ils ne se valent pas tous, qu’au nom de critères éthiques de solidarité et de libres créations que porte le mouvement ouvrier depuis ses origines, certains compromis ouvrent l’avenir à d’autres grands équilibres, écrasent sous le talon de fer le cri des opprimés. »
On comprend dans cette optique, que l’orientation pratique soit celle de la défense des « flexibilités offensives » des travailleurs contre les flexibilités « défensives » du capital (voir le récent livre de Boyer sur la flexibilité en Europe), celle des 35 heures après-demain, comme résultat des gains de productivité nouveaux réalisés en partie grâce aux fonds salariaux (Aglietta) et non des 35 heures aujourd’hui contre le chômage. Curieusement, bien des textes émanant du PC, sur les nouveaux critères de gestion et l’économie mixte, vont de fait dans le même sens (Boccara, ou Jacky Fayolle et Robert Salais, Objectif emploi, Éditions sociales).
II – L’impact social de la crise et les tendances
Il n’y a pas de logique purement économique de la crise, indépendamment de la lutte de classe, de la résistance, des victoires et des défaites, à l’échelle nationale et internationale. Envisager un étirement dans le temps de cette onde récessive n’implique donc pas une vision linéaire d’une société s’enfonçant tout entière dans la paupérisation généralisée. Les effets de la crise sont déjà inégaux, selon les secteurs, les régions, les différentes couches de salariés. La rénovation de l’appareil productif et l’application des innovations technologiques se développent du fait de cette durée dans des proportions importantes, au cours même de la crise. Ces mutations commencent à agir sur la structure et la composition de la classe ouvrière.
C’est précisément la forme particulière de cette crise qui nous invite donc à porter la plus grande attention à ses effets, à les étudier là où ils sont déjà les plus visibles (Japon, États-Unis) sans prétendre pour autant que la situation du prolétaire japonais représente déjà l’avenir inéluctable du prolétaire français ou allemand.
1. La tendance dominante depuis la Seconde Guerre mondiale a été à l’extension du prolétariat dans les secteurs de la circulation et des services, et non celle de la formation massive d’une nouvelle petite bourgeoisie salariée. Si l’on applique à l’analyse de l’évolution des classes les trois critères combinés avancés par Lénine dans « La grande initiative » (à savoir le rapport « généralement fixé par des lois » vis-à-vis des moyens de production, le « rôle dans l’organisation sociale du travail », et le « mode d’obtention et l’importance de la part des richesses sociales »), cette nouvelle petite bourgeoisie salariée existe bel et bien. Mais une étude critique des recensements de l’Insee de 1975 et 1982 conduirait à la conclusion que le prolétariat représente environ les deux tiers de la population active (dont un tiers pour le prolétariat industriel directement productif) et cette nouvelle petite bourgeoisie environ 10 % (voir à ce propos le numéro des Cahiers de la taupe de 1977 sur les classes sociales).
2. Il serait cependant erroné de conclure de ce constat statistique une unité spontanée du prolétariat. Il est socialement très différencié au contraire, non seulement entre jeunes et vieux, hommes et femmes, français et immigrés, mais aussi entre secteur privé et public, directement productifs et indirectement productifs, etc. Ces différenciations sont accentuées ou révélées par la crise, mais elles lui sont antérieures. Seulement, dans la période d’expansion, la dynamique était au rassemblement autour des secteurs clefs et moteurs de la caisse ouvrière. Les revendications unifiantes (comme les augmentations égales) avaient le vent en poupe. La crise nourrit au contraire des tendances centrifuges :
– chômage massif et multiplication d’emplois précaires ;
– réorganisation du procès de travail, qui surajoute à l’héritage du taylorisme (massification des OS) de nouvelles divisions dans les qualifications, les statuts et les revenus ;
– le recul des salaires, effectif en 1983 et 1984, est resté limité ; après 1968, la dynamique des salaires avait été dans le sens d’un relèvement progressif du smic et d’un tassement de la hiérarchie. Cette tendance n’est pas encore globalement renversée, malgré l’effort patronal de particulariser et d’individualiser les modes de rémunération ; en revanche, les inégalités se creusent dans les secteurs marginalisés ou expulsés du marché du travail.
La question du racisme montre bien comment des différences qui existaient bien avant le début de la crise (il n’y a pas plus d’immigrés aujourd’hui qu’il y a dix ou quinze ans), prennent un poids nouveau et surtout s’expriment socialement au fur et à mesure qu’elle s’approfondit.
3. Il n’y a pas désindustrialisation massive, mais un recul relatif, en pourcentage de la classe ouvrière industrielle dans la population active. Il faut souligner à ce sujet que, si la croissance en pourcentage était plus limitée dès avant la crise que celle d’autres catégories (employés, cadres), elle restait plus importante en valeur absolue. Aujourd’hui, le recul relatif se solde par une stagnation plutôt que par une chute brutale en effectifs, du moins jusqu’à présent. Cette tendance moyenne peut cependant s’accompagner de coupes sombres dans certaines grandes entreprises ou branches particulières. Ainsi, on estime en France à 730 000 la perte d’emplois industriels depuis 1977, dont un tiers des effectifs dans le textile et la sidérurgie.
En Allemagne, ces pertes seraient de 2 400 000 emplois industriels depuis 1970. En Espagne, depuis 1977, de 440 000 emplois dans le bâtiment et de 680 000 dans l’industrie (dont 200 000 dans la métallurgie et 160 000 dans le textile). En Grande-Bretagne des branches entières sont sinistrées. En Suisse, l’horlogerie a perdu entre la moitié et les deux tiers des effectifs. Ces pertes sont en partie compensées par la croissance d’emplois recensés « tertiaires », mais dont une partie sont néanmoins des emplois directement productifs.
4. Cette évolution d’ensemble, liée aux restructurations et à
la réorganisation de la division du travail, se traduit par un lent
recul de la concentration ouvrière. Les entreprises de moins
de
20 salariés qui représentaient en 1960 moins de 20 % des
effectifs des entreprises, en représentent 30 % en 1980, alors que
les entreprises de plus de 200 salariés passent de 35 % en 1973
à 31 % en 1980, et celles de plus de 500 de 20,6 % à 16,5 %.
Significatif, ce recul n’en demeure pas moins lui aussi relatif.
– Les grandes concentrations ne disparaissent pas : après réduction du tiers de ses effectifs, Fiat emploie toujours 70 000 ouvriers.
– La notion d’entreprise masque d’autres formes de concentration comme les nouveaux sites industriels intégrés, les branches, les grands groupes diversifiés…
5. Contrairement à certaines idées reçues, l’emploi féminin ne recule pas significativement avec la crise, dans la mesure où il n’y a pas expulsion de la force de travail féminine du marché du travail (voir le dossier spécial dans Inprecor). Mais ce maintien s’opère sous la forme de l’extension des emplois précaires, à temps partiel, du job sharing, donc d’une plus grande vulnérabilité devant les nouvelles exigences patronales.
6. On constate enfin une tendance au vieillissement des secteurs les plus traditionnels de la classe ouvrière : 45 ans de moyenne d’âge en 1985 à la Fiat, 37 ans au congrès des commissions ouvrières de l’État espagnol !
Autrement dit, dans ces cas, la génération des cadres militants est, en tant que génération, celle qui s’est formée dans les luttes de 1968 à 1976, avant que la crise ne fasse pleinement sentir ses effets. Cela veut dire que le chômage des jeunes, très important, même lorsqu’il est partiellement masqué par la prolongation des études, les contrats courts dans l’armée, ou des expédients tels que les Tuc, pèse de tout son poids sur l’organisation et la mobilisation de nouvelles générations. Marginales dans les bastions traditionnels, elles peuvent participer massivement à des mobilisations (antimissiles, antiracistes…) sans intégration directe dans les luttes et les formes d’organisation du mouvement ouvrier. Il en résulte une double faiblesse :
– pour la combativité et la capacité de résistance du mouvement ouvrier : la grève des mineurs britanniques illustre a contrario le rôle clef qu’ont pu jouer les jeunes mineurs ;
– pour la capacité d’organisation durable des jeunes, dont les mobilisations sociales (d’une ampleur sans précédent dans les années d’avant 68) ne se traduisent pas par une politisation et une forme d’organisation durable.
Cette situation ne va pas s’éterniser. La mise en place de nouvelles formes d’organisation du travail réclame au contraire une main-d’œuvre « flexible », malléable physiquement et socialement, libre des habitudes et des contraintes familiales : d’où l’appel prévisible à une main-d’œuvre rajeunie, avec prolifération des systèmes à temps partiel, des contrats à durée déterminée, et la volonté d’en profiter pour enfoncer un coin dans la digue du smic (l’établissement d’un smic jeune au rabais, déjà appliqué en Grande-Bretagne, fait partie en France des exigences patronales).
Ainsi, dans la perspective de reprise de la Seat de Barcelone par Volkswagen, un projet prévoit le départ de 3 000 ouvriers (par préretraites et primes de départ) et l’embauche de 4 000 jeunes. Des opérations analogues ont déjà eu lieu aux États-Unis, où le patronat, utilisant à plein la pression du chômage, la flexibilité, la réorganisation du procès de travail, impose des conditions de travail particulièrement pénibles et usantes, misant sur un turnover accéléré, qui fait obstacle à l’accumulation d’expériences et à la mise en place de nouvelles formes d’organisation durables. Les premières expériences de lutte et les premières formes d’organisation de la nouvelle génération ouvrière constitueront donc, pour la construction d’un parti révolutionnaire, un enjeu décisif.
III – Organisation et activité du mouvement ouvrier
1. L’évolution du mouvement syndical dans les grands pays capitalistes devrait être étudiée cas par cas, en fonction de l’histoire, de la fonction spécifique des syndicats, selon qu’il s’agit d’une syndicalisation volontaire et militante, ou d’une syndicalisation obligatoire pour avoir accès aux systèmes de protection sociale.
En France et en Espagne, il y a affaissement de l’affiliation syndicale. Dans l’État espagnol, l’ensemble des syndicats n’organise guère que 10 % des salariés ; il s’agit d’une chute brutale, même s’il est difficile de prendre comme référence le gonflement brutal des syndicats après la chute du franquisme (1977). En France, ils organisent environ 15 % de la force de travail, contre 45 % en 1936, 50 % en 1946, et 25 % à 30 % après 1968, mais moins de 30 % en 1930… En Hollande, les syndicats industriels ont perdu un tiers de leurs effectifs ces dernières années.
Les pertes moyennes peuvent dissimuler des chutes plus brutales dans des secteurs clefs, du point de vue social et politique, en fonction de leur histoire. Ainsi, en quelques années, la CGT métaux a régressé en France de 400 000 à 80 000 adhérents. En Italie, la Fiom a perdu 128 000 membres en quatre ans et la FLM 230 000 ; le taux de syndicalisation dans la FLM de Lombardie est passé de 67 % à 56 % entre 1981 et 1984, après la défaite de 1980 à la Fiat. En Grande-Bretagne, la défaite puis la division du syndicat des mineurs porte un coup structurel à l’organisation syndicale et renforce le pôle de droite, conduit par le syndicat des électriciens.
Au Japon et aux États-Unis, le mouvement syndical traditionnel a souffert de profondes défaites. Aux États-Unis, à travers la crise et après l’épreuve de force avec le syndicat des contrôleurs aériens. Au Japon, l’évolution est significative. Le plein-emploi était pratiquement atteint en 1961, ce qui renforçait la capacité de pression de la centrale Sohyo (4,5 millions d’adhérents à l’époque). Elle organisait chaque année une grande mobilisation de printemps pour la négociation des conventions collectives. Les conventions étaient négociées par entreprise, mais l’appui d’une mobilisation générale permettait d’aligner les accords sur les conventions les plus avantageuses pour les travailleurs. Au début des années soixante-dix, ces campagnes de printemps mobilisèrent jusqu’à huit millions de travailleurs dans des grèves et manifestations.
Puis vinrent la crise et la contre-offensive patronale de rationalisation, d’abord relayée par la division syndicale avec la montée de la centrale droitière (Domei), qui parvint à refouler la Sohyo dans le secteur privé. En 1982, la poussée du syndicalisme maison (développé peu à peu, à partir des campagnes sur les cercles de qualité ou la mise en place d’emplois à vie liés à l’entreprise) aboutit à la formation d’un conseil national syndical du secteur privé, représentant 5 millions de salariés organisés en syndicats d’entreprise formellement rattachés aussi bien à Sohyo qu’à Domei… Maintenant, se développe une nouvelle phase de l’offensive contre les syndicats dans le secteur public.
Là où les effectifs syndicaux résistent le mieux (apparemment Belgique, Allemagne, Danemark), c’est pour beaucoup en raison de leur poids institutionnel dans la cogestion, les œuvres sociales, ou la signature de conventions collectives de branches (de plus en plus remises en cause par le patronat), plutôt que par l’existence d’un syndicalisme militant de masse.
2. En ce qui concerne les partis ouvriers de masse, la tendance générale est à l’érosion et à l’affaiblissement de leurs liens organiques et militants avec la classe, ce qui n’exclut pas les succès, ou même les triomphes électoraux. Mais des colosses électoraux, comme le PS français, le PS portugais ou le PSOE peuvent aussi garder des pieds d’argile. Le PS français oscille toujours autour de 200 000 affiliés, dont plus d’un tiers d’élus. Le PSOE a des racines militantes et syndicales encore plus faibles. De même que le PS portugais qui a subi aux élections de 1985 un cinglant revers avant de remporter les présidentielles de 1986.
Parmi les partis communistes, la crise la plus spectaculaire est celle du PC espagnol, divisé en trois partis ou fractions publiques qui n’atteignent pas ensemble les 30 000 militants. Le PC français a perdu en quinze ans la moitié de son électorat et de nombreuses municipalités. Si les PC italien et portugais tirent encore, avec des difficultés croissantes, leur épingle du jeu, les petits PCs comme le belge ou le hollandais, traversent une crise noire : le premier, réduit électoralement au niveau de l’extrême gauche, et le second carrément coupé en deux.
Ces reculs ne se traduisent pas pour l’instant par l’apparition de courants significatifs à gauche des partis traditionnels ou même en leur sein, à l’exception du phénomène très particulier de la gauche travailliste en Grande-Bretagne, des Verts en Allemagne et de la gauche danoise.
3. Par rapport au début des années soixante-dix, on assiste à une baisse indiscutable du niveau des luttes. En France et en Italie, le nombre de jours de grèves annuel approche les records à la baisse depuis la Seconde Guerre mondiale. Cette caractéristique générale n’exclut pas de grandes luttes, voire des explosions de résistance : grève des mineurs britanniques, explosion de Pâques 1985 au Danemark, lutte pour l’échelle mobile en 1984 en Italie, lutte pour les 35 heures en Allemagne, luttes dans la sidérurgie en France et en Espagne (Sagunto), grèves dures de la fonction publique en Hollande et en Belgique… Mais la plupart de ces luttes se sont conclues sur des défaites.
D’où la tendance à des luttes locales, sur des revendications concrètes et immédiates, à des luttes sectorielles radicales et obstinées, et à la défiance envers la généralisation impuissante sur des objectifs trop vagues et ambitieux pour espérer gagner quelque chose. Cette tendance n’exclut pas la possibilité de remontées de mobilisations conjoncturelles. Ainsi, il y a eu une légère remontée des luttes en 1983 et 1984 en Espagne, couronnée par le succès de la grève générale de juin 1985, convoquée à l’initiative des seules commissions ouvrières, mais suivie à 100 % dans la métallurgie et organisée de façon combative (piquets). Depuis cependant, on assiste à un nouveau reflux.
Si de telles luttes sont parfaitement concevables dans la situation, elles n’impliquent pas mécaniquement l’apparition et la consolidation de courants combatifs stables. Il faut pour cela une accumulation d’expériences, des succès partiels ou sectoriels susceptibles de restaurer la confiance dans l’efficacité de la lutte, une phase de récupération et de renouvellement des forces engagées.
IV – Des lendemains qui grincent ?
1. L’image à la mode de « société duale », à partir d’éléments descriptifs de la situation sociale, laisse entendre que la bourgeoisie serait unifiée autour d’un clair projet de sortie de la crise et d’institutionnalisation de nouveaux rapports de force vis-à-vis du mouvement ouvrier. La réalité semble autrement plus complexe.
– D’une part, sur la voie de la flexibilité généralisée, de la remise en cause de conquêtes fondamentales en matière de temps de travail, de salaires, de protection sociale, la bourgeoisie se heurte à une force organique du prolétariat infiniment supérieure à ce qui pouvait exister dans les années trente. La codification législative et institutionnelle de certaines conquêtes, en particulier du système de protection sociale qui ralentit et amortit les effets de la crise renforce cet obstacle : pour une génération qui n’a pas connu d’autres conditions de travail, ces conquêtes sont devenues des droits démocratiques élémentaires qu’il est risqué d’attaquer de front.
– D’autre part, il y a la crise non résolue et la fragilité des directions politiques bourgeoises. En France, elles n’ont toujours pas dépassé les contradictions politiques et institutionnelles d’un mode de domination hérité du gaullisme. Elles n’ont pas réussi à modifier les rapports de force sociaux aussi profondément qu’elles le souhaiteraient. Enfin, il serait dangereux de modifier trop brutalement un système économique dans lequel la consommation de masse joue un rôle de débouché central : il faut bien restaurer les profits en refoulant les salaires et les protections sociales, mais il faut en même temps gérer et réorganiser le marché. C’est pourquoi la crise frappe très inégalement les différents segments de la classe ouvrière. Les positions circonspectes d’un Barre à propos des privatisations expriment à la fois une prudence pragmatique et une conscience des limites imposées par cette situation.
– Enfin, la notion de société duale, en soulignant le contraste entre un secteur social précarisé et un secteur dit privilégié, crispé sur ses « corporatismes », brouille la réalité d’une attaque d’ensemble contre les défenses du mouvement ouvrier, de démantèlement des conventions collectives, de remise en cause du code du travail, par un processus plus complexe de fragmentation des statuts, d’individualisation des rémunérations, des plans de carrière, des filières de formation. À terme, il ne s’agit pas de cristalliser deux pôles, mais bien d’utiliser les faiblesses des uns pour mieux peser sur les autres.
2. Dans ce cadre, l’encouragement de l’esprit d’entreprise (valorisé par le culte Tapie-Lagardère), la consultation directe du personnel, le contournement des structures syndicales par des procédures de concertation directe du type des cercles de qualité, demain peut être la remise en cause du monopole syndical sur les élections professionnelles, vise non pas à liquider les syndicats, mais à les affaiblir pour modifier leur structure et leur fonction, pour les enfermer sous la menace d’une marginalisation irrémédiable, dans la logique de la collaboration au niveau de l’entreprise.
Pour cela, le patronat avait d’abord besoin, dans certains pays en particulier, de mater les avant-gardes syndicales ou les secteurs les plus combatifs. Agnelli a expliqué publiquement comment, à Fiat, le licenciement des soixante délégués avait été le premier test dont l’issue favorable à la direction ouvrirait la voie aux restructurations et au rétablissement de la discipline du travail. En Grande-Bretagne, l’épreuve de force avec le syndicat des mineurs avait pour enjeu explicite de briser le fer de lance du mouvement syndical, qui avait provoqué en 1974 la chute du gouvernement conservateur de Heath. Plus généralement, la réorganisation de l’appareil productif tend à affaiblir l’emprise de l’organisation syndicale au niveau de l’atelier ; c’est d’ailleurs l’une des raisons structurelles de l’affaiblissement des conseils de délégués en Italie.
3. Cette attaque délibérée (relayée idéologiquement par des opérations du type « Vive la crise », au nom des bienfaits de la modernité) se combine avec les effets structurels de la crise sur certains secteurs historiquement clefs de la classe ouvrière, qui concentrent ses traditions, ses expériences marquantes et sa mémoire. Il ne suffit pas en effet de recenser les forces objectives du prolétariat. La conscience de classe n’est jamais homogène. Elle n’est pas la chose la mieux partagée du monde. Elle est portée et cristallisée par des couches particulières qui, à une époque donnée, servent de phare et jouissent d’une autorité politique et morale auprès des autres secteurs : chemins de fer, mines, métallurgie et automobile selon les périodes… Or, ce sont ces secteurs qui sont souvent touchés, sans que de nouveaux secteurs aient encore conquis dans l’action le prestige qui leur ferait prendre la relève.
4. La résistance à la crise est nécessaire et possible. Les atteintes prévisibles aux systèmes de protection sociale peuvent donner lieu à de dures batailles. Des luttes sectorielles radicales peuvent se combiner à des crises politiques et institutionnelles, dans des régimes bien moins solides qu’ils n’y paraissent. Mais la possibilité de voir ces luttes déboucher dans un proche avenir dans un sens révolutionnaire est un tout autre problème.
Le gros des travailleurs aujourd’hui en activité a vécu toute sa vie active sous le parapluie de la protection sociale. Dans ces conditions, le premier réflexe face au premier choc de la crise, ce n’est pas d’abord de compter sur ses propres forces et sur la solidarité de classe, mais de se tourner vers l’État protecteur. Ce réflexe est probablement à la racine des succès électoraux de la social-démocratie (identifiée à un aménagement modéré de l’État providence) comme de l’attachement aux institutions démocratiques parlementaires. Ce rapport aux institutions, l’ampleur de la redistribution salariale au cours des trente dernières années, l’accès à la petite propriété (plus de 50 % des ménages français sont pour la première fois propriétaires de leur logement), ont cimenté un « consensus démocratique » d’une longévité sans précédent.
La sortie de la crise n’est pas en vue, et la bourgeoisie n’en a toujours pas trouvé la clef. Les reprises sont plus brèves et plus fragiles. Dans ce contexte, explosions sociales et crises politiques sont possibles et prévisibles.
Mais les conditions pour qu’elles débouchent sur un véritable changement de société réclament un long processus de recomposition de la conscience de classe, de formation d’une avant-garde trempée dans ces nouvelles épreuves, de réorganisation d’ensemble du mouvement ouvrier. Nous n’en sommes qu’aux préliminaires.
5. Au début des années soixante-dix, notre conception était que la crise de direction du mouvement ouvrier allait être résolue par un simple changement de direction, à la tête d’un mouvement ouvrier par ailleurs inchangé pour l’essentiel. Nous nous pensions par conséquent comme des organisations devant se préparer directement à l’assaut final. Nous avons ensuite avancé la perspective d’une recomposition préalable plus vaste et profonde du mouvement ouvrier, mais encore essentiellement au niveau politique et syndical. Il est clair à présent que cette recomposition ira de pair avec un bouleversement et un renouvellement social de la classe ouvrière elle-même, de son expérience, de sa culture, de ses organisations.
C’est dans cette perspective que nous devons nous situer, comme des organisations utiles à cette tâche, nécessaires pour organiser la résistance, reconstruire la confiance à travers des succès même partiels, maintenir la continuité et la mémoire, préparer les mutations à venir. Il faut écarter l’attente fiévreuse du grand embrasement, pour prendre la mesure de tâches plus modestes et patientes, pour lesquelles l’existence d’organisations révolutionnaires claires et résolues n’est pas moins indispensable. C’est dans cette phase que doivent s’éduquer et s’aguerrir cadres et militants, sans perdre de vue la perspective stratégique de la prise de pouvoir par la classe ouvrière.
C – Le socle programmatique et stratégique
Définir un projet de construction d’une organisation révolutionnaire dans la durée n’implique pas de reléguer nos acquis et références programmatiques au musée des antiques, pour mieux s’abandonner, sous couvert d’ouverture d’esprit, au bricolage et à l’éclectisme théorique. Le fil à plomb est au contraire d’autant plus nécessaire que la route est longue.
Une organisation révolutionnaire n’est viable que si elle dispose d’une boussole sur les questions fondamentales. Le jour où elle limiterait sa fonction à l’efficacité immédiate, à la tactique des luttes et à la gestion des contradictions au jour le jour, elle serait condamnée à l’émiettement.
Or, derrière le thème à la mode de la crise du marxisme, ce sont bien des points cardinaux de notre boussole qui sont mis en question. Il serait erroné de réagir à cette offensive idéologique comme à une pure offensive d’intoxication médiatique, aussi creuse que passagère, vouée à être balayée par la première vague de luttes. Il y aura des luttes. Elles modifieront les conditions de la bataille d’idée. Mais le mal est plus profond et vient de plus loin. Il se nourrit de traumatismes bien réels dans l’histoire du mouvement ouvrier :
– l’image négative des pays dits du « socialisme réellement existant », et au-delà les interrogations sur la possibilité d’une société de transition et d’une planification sans dégénérescence bureaucratique ;
– le lien entre libération nationale et révolution sociale dans les pays dominés, devenu problématique à la lumière de la « déchirure » cambodgienne, ou des développements de la révolution iranienne ;
– malgré les explosions et crises répétées, la vocation révolutionnaire non vérifiée par des victoires du prolétariat dans les pays capitalistes développés.
Ce n’est donc pas de la « crise du marxisme » qu’il s’agit. Mais beaucoup plus fondamentalement d’une mutation du mouvement ouvrier international et de l’actualité et de la possibilité de la révolution socialiste dans les pays capitalistes avancés.
Les grandes questions abordées sous couvert de crise du marxisme y renvoient toutes :
1. celle du « sujet révolutionnaire », autrement dit du rôle historique de la classe ouvrière, de sa capacité à prendre le pouvoir et à le garder ;
2. celle de l’État moderne, de ses fonctions, de son articulation profonde à la société, de sa destruction, de son remplacement, de son dépérissement ;
3. celle d’une hypothèse stratégique crédible, autrement dit des conditions de possibilité de la conquête révolutionnaire du pouvoir ;
4. celle enfin de la « forme parti », autrement dit de l’actualité ou non du léninisme, de la nécessité d’un parti révolutionnaire d’avant-garde, de ses rapports aux masses, de son lien éventuel avec la formation d’une bureaucratie étatique.
5. Il faudrait encore ajouter celle de l’internationalisme d’aujourd’hui, de sa capacité à maintenir les solidarités de classe, par-delà des rapports de forces et des conflits planétaires fortement structurés autour de puissants appareils d’état et de système d’alliances.
Il ne saurait être question de traiter ici sur le fond des problèmes d’une telle ampleur, mais seulement de les recenser, de rappeler quelques éléments de réponse, et d’en faire un programme de travail à approfondir.
I – Rôle révolutionnaire du prolétariat ?
La question a fait l’objet de multiples discussions, plus encore en Italie ou en Espagne qu’en France. Elle s’exprime parfois autrement, à travers l’engouement pour les Verts ou les « nouveaux mouvements sociaux ». Certains auteurs veulent bien admettre qu’il ait pu exister un prolétariat révolutionnaire ailleurs que dans l’imagination messianique de Marx, mais seulement à l’époque où ce prolétariat industriel en formation campait en quelque sorte aux portes de la cité, contraint, en l’absence d’un système assistanciel de l’État et arraché à ses racines villageoises, à organiser ses propres solidarités et à inventer sa propre culture. Ce prolétariat serait aujourd’hui en déclin social, politiquement intégré, socialement assisté, désarticulé comme producteur collectif, et réduit à une masse informe et impuissante d’usagers et consommateurs privés.
1. Nous avons déjà souligné dans la partie précédente que la tendance dominante de la période écoulée a été celle de l’extension du prolétariat, et en son sein même de la classe ouvrière industrielle directement productive. L’apparition d’une petite bourgeoisie salariée, elle même très différenciée selon par exemple qu’elle est liée à la hiérarchie de l’entreprise ou à certains services publics et administrations d’État, reste un phénomène trop limité et contradictoire pour que l’on puisse parler d’ascension d’une nouvelle classe sociale appelée à jouer par elle même un rôle historique. Enfin, les phénomènes récents, de stagnation ou de recul des effectifs ouvriers dans l’industrie sont trop conjoncturels pour tenter d’en tirer des conclusions générales ; d’autant plus que les syndicats allemands pronostiquent par exemple une nouvelle vague de modernisation technologique avec des effets plus brutaux sur l’emploi dit « tertiaire » que ceux enregistrés ou prévisibles dans l’industrie.
2. Par conséquent, le comportement du prolétariat face aux premiers effets de la crise ne doit pas être interprété à la lumière d’un affaiblissement structurel irréversible, mais d’abord en fonction de facteurs sociaux et politiques. Après quarante années d’expansion sans précédent et les mutations sociales qu’elles ont produites (dans les rapports ville/campagne, dans la consommation, dans l’organisation du travail et l’éducation), ses conditions de vie et de travail ont profondément changé. La désorganisation de la résistance ouvrière et le refoulement des mécanismes de solidarité de classe, par la privatisation de la consommation d’un côté (y compris de la consommation culturelle), et par l’étatisation des protections sociales de l’autre, n’ont rien de définitif. De plus, la couche de militants qui fournit l’ossature du mouvement ouvrier actif s’est formée à la fin de la période d’expansion et, la politique des directions réformistes aidant, elle s’est trouvée désarmée dans des conditions de lutte nouvelles, où le poids du chômage impose un lien étroit entre les luttes de résistance et les solutions politiques d’ensemble, certains de ces facteurs vont se modifier avec la prolongation de la crise.
3. Dans une perspective révolutionnaire, le prolétariat dans son ensemble, et au premier rang ses grandes concentrations, reste la seule force sociale capable, par son rôle central dans les rapports de production, d’unifier les revendications sectorielles ou catégorielles d’autres couches sociales, de les empêcher de dégénérer en révoltes corporatives, de les diriger dans la voie de la lutte pour le pouvoir et de la prise en main de la production par les producteurs eux-mêmes.
Les explosions ouvrières existent, se répètent, et le capitalisme n’a pas pu les éviter depuis plus d’un siècle. C’est un fait têtu, dont le retour est inscrit dans la structure même des rapports de production capitalistes. À partir de là, la question n’est pas de se désespérer parce que la classe ouvrière n’est pas quotidiennement révolutionnaire (d’autres l’avaient constaté), mais de chercher dans quelles circonstances exceptionnelles elle peut le devenir, comment s’y préparer et y contribuer.
II – Absence d’une théorie marxiste de l’État ?
Les discussions sur ce point sont des plus confuses. Elles procèdent souvent à coups de grandes oppositions entre État oriental et État occidental, entre Lénine et Gramsci… Questions stratégiques et tactiques y sont souvent mêlées. Il faudrait donc développer quelques idées élémentaires :
1. Il y a beaucoup plus dans l’héritage marxiste, sur la théorie de l’État, que les idées reçues ne veulent bien l’admettre, même si Marx a abandonné le projet d’un livre spécifique sur l’État prévu dans les plans initiaux du Capital. L’effort d’actualisation devrait donc porter sur l’évolution des fonctions économiques de l’État (sans oublier qu’il y a de l’État et du juridique dès les premières pages du Capital, dans la généralisation de l’échange et la présentation de la monnaie, dans la présentation de la valeur de la force de travail, etc.), et sur le rôle spécifique des appareils institutionnels (école, justice, administration…). Sur ces deux points, il existe une littérature importante, bien que dispersée, y compris venant de nos propres rangs, qu’il serait fécond de travailler au lieu de se lamenter sur la prétendue impuissance du marxisme face à l’État Un aspect particulier de ce travail devrait porter sur les contradictions croissantes des États nationaux devant l’internationalisation des capitaux et de la division du travail, sur la mise en place de procédures de régulation internationales et leur complémentarité éventuelle avec les différents projets de décentralisation. Au-delà de l’analyse, il y a là un enjeu stratégique. Le prolétariat n’a conquis le pouvoir ou été en condition de le conquérir que lorsqu’il est apparu porteur d’un projet national capable de résoudre les problèmes de l’ensemble de la société (guerres de libération, faillite d’une classe dominante à l’issue d’une guerre…). Il s’agit de savoir de quel projet il peut être porteur aujourd’hui, et notamment à l’échelle de l’Europe, s’il sera capable d’incarner un projet d’unification directement contradictoire avec les termes du partage des zones d’influence hérité de Yalta.
2. Les eurocommunistes et sociaux-démocrates de gauche, hier encore si prolixes, sont muets depuis que la crise se développe et qu’ils ont subi dans plusieurs pays l’épreuve des responsabilités gouvernementales. Leur imagination théorique semble s’arrêter là où commence leur responsabilité gestionnaire. Au pouvoir ils mènent des politiques d’austérité. Le révélateur de la crise fait apparaître d’un côté les limites de l’État redistributif dont ils avaient fait leur credo, tandis que, de l’autre, les politiques néolibérales, en prônant le repli de l’État dans l’économie, finissent par mettre à nu le noyau dur de l’État (discours sécuritaire, politiques antiterroristes, budgets d’armement…).
S’il faut rejeter toute simplification idéologique (le keynésianisme n’est pas aussi totalement mort que certains le proclamaient encore il y a quelques années ; et le prétendu repli de l’État n’est souvent qu’un redéploiement de ses fonctions y compris sur le terrain économique), on peut s’attendre à ce que l’euphorie néolibérale ait en fait préparé le terrain à des offensives plus dures contre certaines libertés syndicales et démocratiques.
3. L’État reste donc en dernière analyse, par-delà le réseau plus ramifié que jamais de ses « casemates », l’instrument de domination d’une classe sur une autre, une bande d’hommes armés. À briser. Cette réaffirmation de principe ne signifie pas que la politique du mouvement ouvrier vis-à-vis de l’État doive se cantonner à un refus de toute responsabilité : indépendance de classe ne veut pas nécessairement dire extériorité institutionnelle absolue. On ne peut éviter de prendre en compte la légitimité acquise par les appareils d’État dans la longue période écoulée (en France, un siècle de traditions parlementaires, avec la seule et brève parenthèse de Vichy) et la diffusion de ses fonctions dans tous les pores de la société, au point de diluer la perception de ses fonctions directement répressives. Enfin, les avancées sur la question de la démocratie socialiste, sur la persistance nécessaire d’une norme juridique indépendante du pouvoir politique, sur le fait que la destruction d’un État de classe et son remplacement par un autre n’exclut pas le remaniement de certains fragments de l’ancien, tout cela ouvre un champ tactique à traiter comme tel, en gardant pour boussole que toute relation à l’État a pour critère ultime le renforcement de l’autonomie et de la conscience du mouvement ouvrier en tant que tel.
III – Absence d’hypothèse stratégique ?
1. Il est vrai qu’en la matière nous disposons de relativement peu. La principale référence de nos écoles de formations, concernant les pays développés, est toujours restée celle de l’Allemagne de 1918 à 1923. Accessoirement celle de l’Espagne de 1937 (qu’il est un peu hâtif d’assimiler à un pays capitaliste développé), ou celle du Front populaire en France (qui est des plus limitée). Les expériences de la Libération en France et en Italie ne sont presque jamais étudiées (peut être parce que jugées atypiques du fait de leur rapport à la Guerre ; mais l’Allemagne de 1918…). Nous pouvons aussi apprendre quelque chose de pays dépendants relativement industrialisés (Argentine, Chili…). Enfin, la référence la plus proche est celle du Portugal, qui apporte de précieuses leçons, à condition de ne pas oublier les formes très particulières qu’a pu y revêtir la crise d’un État colonial archaïque, peu représentatif de la réalité des États impérialistes modernes.
Finalement, les cas les plus riches sont ceux d’États ébranlés dans leurs fondations par un séisme qui bouleverse la société dans son ensemble, à savoir les deux guerres mondiales. Les révolutions victorieuses ont eu lieu pour l’essentiel à l’issue d’une guerre ou en combinaison avec une guerre de libération nationale.
Une des rares tentatives pour ébaucher une perspective stratégique dans les pays capitalistes développés après la Seconde Guerre mondiale est celle d’Ernest Mandel (des textes sur mai 1968 déjà mentionnés, à l’interview dans Critique communiste). Il s’efforçait de répondre, en termes d’actualité et de possibilité de la révolution, à tous ceux pour qui la phase d’expansion longue avait anéanti le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière. Dans cette polémique, mai 1968 lui a donné en grande partie raison. Mais sa vision de la stratégie révolutionnaire reste une vision en quelque sorte « heureuse », de période de prospérité relative, où la prise du pouvoir apparaît comme l’aboutissement possible et quasi naturel de la croissance sociale du prolétariat, de l’élévation de son niveau de conscience, exprimée presque spontanément dans un processus généralisé de contrôle ouvrier et d’auto-organisation.
Nous savons donc peu, mais ce peu est pourtant le point de départ nécessaire. Il faut le mettre à l’épreuve de nouvelles expériences, probablement inédites. D’ailleurs, on ne peut pas dire qu’avant 1917 les bolcheviques aient disposé d’un projet stratégique précis et détaillé, pas plus d’ailleurs que la direction cubaine en 1957-1958 ou la direction sandiniste en 1977-1978…
2. À relire d’un point de vue stratégique (i.e. de la lutte pour la conquête du pouvoir), le débat de 1905-1912 entre Kautsky, Rosa Luxemburg et Pannekoek, il saute aux yeux que, débat théorique et expérience historique aidant, nous en savons tout de même un peu plus. Une hypothèse stratégique minimum dans un pays capitaliste avancé s’articule autour de quelques idées clefs, qui sont autant d’acquis de l’expérience :
– La notion centrale de crise révolutionnaire introduite par Lénine : à la fois crise sociale et crise d’un système de domination, elle exclut aussi bien un gradualisme parlementaire qu’un gradualisme militaire. Une telle crise peut durer ou rebondir sur plusieurs années (Allemagne, Espagne) ; l’idée d’une crise prolongée, dans un État moderne ébranlé, est celle qui permet d’envisager une accumulation accélérée d’expériences et de forces.
– La destruction de l’appareil d’État bourgeois et non sa conquête ou son occupation progressive (de Kautsky à Allende) ; à noter que cette idée n’était pas totalement claire, même chez Lénine avant 1915, alors qu’il adhérait encore largement à l’orthodoxie kautskyste. L’élaboration qui revient à la Commune de Paris et aboutit à L’État et la Révolution n’est pas le fruit d’une illumination, mais d’une réflexion critique qui part de la faillite d’août 1914 de la IIe Internationale, passe par la relecture de Hegel et de Marx, ainsi que par le célèbre texte sur l’impérialisme. Ce tournant fait système. Il débouche en ce qui nous concerne sur un approfondissement et une systématisation de la notion de dualité de pouvoir : c’est là le maillon qui faisait défaut dans la polémique entre Kautsky et Rosa, et que Pannekoek avait commencé à introduire.
– Qui dit dualité de pouvoir, dit aussi processus d’auto-organisation et d’armements massifs du prolétariat (conseils, comités de grève, milices). Il s’agit d’un large mouvement social débouchant sur un affrontement, d’où le rôle central de la grève générale, de la grève active, du contrôle des producteurs sur la production.
– Dans un pays capitaliste développé, crise révolutionnaire et dualité de pouvoir, à partir de la centralisation des organes dont se dotent les travailleurs, impliquent sur le plan militaire un affrontement de décision rapide, de type insurrectionnel, et non une accumulation graduelle de forces dans une perspective de guerre prolongée (qui suppose au contraire dualité territoriale du pouvoir et non coprésence des pouvoirs antagoniques sur un même espace urbain). Cela n’exclut pas que l’affrontement débouche sur une combinaison de dualité sociale et de dualité territoriale de pouvoir, ou que la conquête du pouvoir ouvre ensuite une période de guerre civile, mais il s’agit alors d’un autre chapitre et d’une tout autre histoire…
– Une hypothèse stratégique de grève générale insurrectionnelle ne signifie pas pour autant spontanéisme militaire (attente passive du grand soir), mais accumulation d’expériences et de réflexion au niveau du parti, d’expériences d’autodéfense au niveau des masses, travail prolongé dans l’armée, etc. De ce point de vue, une étude sérieuse des mutations de l’institution militaire depuis la Seconde Guerre mondiale serait indispensable.
3. La stratégie révolutionnaire ne se limite pas au dénouement, à la lutte directe pour le pouvoir ; elle inclut la préparation et couronne une ligne générale. Sur ce point, nous héritons de deux notions fondamentales :
– celle des revendications démocratiques et transitoires (dont le contrôle ouvrier), dont la problématique n’était pas encore clairement admise lors des Ve et VIe congrès de l’Internationale communiste (voir les rapports contradictoires de Boukharine et Thalheimer au Ve congrès sur le programme) ;
– celle du front unique, introduite à partir du IIIe congrès de l’IC, et approfondie dans les années trente par Trotski et l’Opposition de gauche, en réponse aussi bien à la « troisième période » qu’à la ligne des fronts populaires.
Il faudrait à ce propos distinguer deux problèmes.
a) À travers le front unique, la question posée est celle de l’unification de la classe ouvrière par-delà ses divisions sociales, syndicales et politiques. En ce sens, il s’agit d’un enjeu stratégique. Même si l’on pense que les transformations sociales peuvent modifier les formes d’organisation, le poids respectif des courants, le lien des partis traditionnels à la classe, on ne peut imaginer le début d’une crise révolutionnaire où ces partis auraient déjà perdu leur position majoritaire dans le mouvement ouvrier, et où s’ouvrirait devant une petite organisation révolutionnaire une voie royale dans la lutte pour le pouvoir. Une démarche de front unique dans une telle phase répond à l’affirmation d’une vocation hégémonique du prolétariat face à une crise du système de domination (voir à ce propos les commentaires de Perry Anderson sur Gramsci). L’unité des partis ouvriers, réformistes et révolutionnaires, demeure cependant une unité tactique dans la mesure où elle doit permettre de construire les organes d’unité organique (conseils, soviets, milices) permettant aux travailleurs de rompre dans les meilleures conditions avec leurs vieilles directions. Sans cette médiation, le front unique devient lui -même un piège dont les révolutionnaires restent prisonniers. Dans la révolution russe, la légitimité des soviets fournit un cadre qui permet de rompre avec la politique des mencheviques et des socialistes révolutionnaires. A contrario, en octobre 1923, le PC allemand reste prisonnier de son accord gouvernemental avec les socialistes de gauche en Saxe-Thuringe, et en mai 1937 à Barcelone, les organes unitaires qui auraient permis de confronter les militants anarchistes à leur direction n’existent plus, ayant été dissous au moment de la formation du gouvernement de la Généralité.
b) Un problème différent est posé au niveau des petites organisations comme les nôtres, qui doivent à la fois éduquer dans le sens du front unique, œuvrer à concrétiser l’unité d’action chaque fois que possible, sans avoir le rapport de force qui leur permettrait d’imposer un front unique systématique pour l’action, de la base au sommet. À nous faire les meilleurs propagandistes d’un front unique dont nous sommes exclus, ou les champions d’un « front unique par procuration », selon une formule de Trotski, nous courons le risque de brouiller notre propre image, de ne pas prêter une attention suffisante aux initiatives concrètes qui permettent de franchir un pas même modeste dans notre construction. Bref, si la tactique de front unique reste un fil à plomb indispensable, elle ne saurait devenir un carcan.
4. La plupart de ces questions de stratégie peuvent paraître bien lointaines au regard de nos préoccupations quotidiennes. Elles n’en sont pas moins décisives. Autant il serait vain de prétendre prévoir par le menu la forme que pourra prendre une révolution dans un pays capitaliste développé, autant il serait suicidaire, dans une situation de doute sur la possibilité même de révolution dans ces pays, d’en abandonner l’hypothèse minimum. Une organisation qui ne serait pas convaincue d’une telle possibilité et de ses lignes directrices aurait vite cessé, malgré les secousses des luttes, de se construire comme organisation révolutionnaire. Par glissements successifs, son projet changerait de nature. La perspective absente serait vite comblée par un autre contenu ; soit celui d’un gauchissement revendicatif des politiques réformistes, sans autre horizon en termes de pouvoir ; soit celui d’une stratégie campiste, déléguant à la lutte entre États ou blocs le rôle moteur que le prolétariat des métropoles impérialistes ne serait plus en mesure de jouer, et concevant l’organisation révolutionnaire elle-même que comme un simple détachement de cette lutte… N’oublions pas que, malgré nos erreurs, l’existence d’une hypothèse stratégique minimum a joué un rôle fonctionnel dans les années soixante et soixante-dix, par rapport aux courants réformistes de gauche, aux histoires des maos sur la « guerre civile », ou encore aux dérapages ultra-gauches du milieu des années soixante-dix.
IV – Crise de la « forme parti » et léninisme en question ?
1. Plusieurs clarifications sont nécessaires pour aborder sur le fond cette question, embrouillée comme à plaisir par les discours à la mode :
– Derrière la notion non définie de « léninisme », on mélange la plupart du temps une théorie générale de l’organisation et une conception spécifique du régime organisationnel. Autrement dit, on confond la question générale de la nécessité et du rôle d’une organisation révolutionnaire d’avant-garde, avec celle plus circonscrite, du centralisme démocratique et de son application. Le fait que la notion de léninisme soit apparue au Ve Congrès de l’IC comme emballage idéologique de la bolchevisation zinoviéviste, ajoute encore à la confusion. Pour être clair : théorie de l’organisation et conception du centralisme démocratique doivent être traitées distinctement, même s’il existe un lien entre les deux. L’une et l’autre méritent une discussion à part entière.
– Souvent aussi, la question du parti d’avant-garde se trouve noyée dans un discours général et vague sur la « crise de la forme parti ». Il est vrai que les partis politiques modernes ont une histoire, qui commence à la fin du XIXe siècle, avec la stabilisation relative des régimes parlementaires, et se développe en fonction de leurs rapports aux structures sociales et aux formes de représentation politique. Il ne fait aucun doute que les profondes mutations du dernier demi-siècle agissent sur les formes de représentation sociales et parlementaires, ainsi que sur les partis qui en étaient les rouages. Mais à trop parler de crise de la « forme », on finit par ne plus parler du contenu, de l’histoire concrète et des politiques qui sont en jeu à travers ces partis. Le parti d’avant-garde n’échappe pas aux effets politiques de la double polarisation de la société, entre une citoyenneté atomisée face à l’État et aux appareils médiatiques, et une vie quotidienne privatisée et atomisée également dans la consommation, la culture et les loisirs. Il occupe néanmoins dans le dispositif politique une position particulière, et c’est sur cette particularité que doit porter l’attention.
Sur ce sujet comme sur les autres, la table rase ne mène à rien. Pour avoir quelque chance d’avancer un peu, il faut repartir de l’ABC.
2. Dans les conditions de domination qu’elle subit, au niveau économique, social, politique et culturel, la classe ouvrière ne peut connaître de développement graduel de sa conscience collective, jusqu’à devenir majoritairement révolutionnaire, en dehors de circonstances particulières, de rupture des équilibres et des routines, qui sont celles d’une crise révolutionnaire. C’est alors seulement qu’elle peut se métamorphoser massivement, à l’épreuve de la pratique. Les conditions de possibilité de cette métamorphose résident dans l’accumulation préalable d’une couche de militants et de cadres, unis par un projet cohérent et reconnus sur leurs lieux d’intervention.
Une révolution n’est pas un processus objectif, mais, en tant que conquête du pouvoir, un acte politique, le remplacement d’un pouvoir d’État par un autre, d’une domination de classe par une autre. C’est cet acte que l’existence d’un parti révolutionnaire rend possible. La révolution implique stratégie, choix du moment, décision. Même si le parti subit lui-même l’épreuve de la crise révolutionnaire, s’il s’y divise dans la plupart des cas, la capacité à franchir victorieusement l’épreuve dépend beaucoup de l’accumulation préalable de cette couche de cadres, de leur confiance réciproque, de leur cohésion autour d’un projet stratégique commun, sans lequel il n’est pas de souplesse tactique possible.
Malgré nombre d’idées justes et d’intuitions lucides, la faiblesse de Rosa Luxemburg dans sa polémique contre Kautsky, c’est probablement qu’elle n’avance pas de réponses sur la voie de la conquête du pouvoir, fût-ce à titre d’hypothèses ou d’approximations. Cette lacune fait système avec l’absence de projet défini de construction d’un parti révolutionnaire, différent, quelle qu’en soit la forme (fraction interne ou parti indépendant) de la grande social-démocratie unitaire. Cette absence de tradition stratégique et organisationnelle antérieure pèse sur tout le cours de la révolution allemande, du congrès de fondation du KPD en décembre 1918, influencé par le gauchisme, jusqu’aux flottements de la direction brandlerienne en 1923.
Les conditions structurelles de la révolution prolétarienne (comment passer rapidement d’une subordination économique, politique et culturelle, à l’exercice du pouvoir, comment de rien devenir tout…) semblent parfois faire de la construction du parti révolutionnaire un cercle vicieux. D’où les arguments fatalistes sur le thème : la classe ouvrière a les partis et les directions qu’elle mérite… La réalité est plus contradictoire. Il est difficile d’imaginer avant l’ouverture d’une crise prérévolutionnaire l’existence d’un parti révolutionnaire majoritaire, ou même de masse. Encore faut-il s’entendre sur les mots : ce qui n’est pas inconcevable, c’est la construction d’un parti de plusieurs milliers ou dizaines de milliers de membres.
Ensuite, la crise révolutionnaire ne se réduit pas à un conflit instantané ; elle a sa propre durée, de plusieurs mois ou années, dans laquelle, à partir d’une direction trempée, un tel parti peut croître géométriquement (voir le PC allemand en 1922-1923 ou même le Poum en 1936-1937).
La question du parti, « révolutionnée » par Lénine, n’est donc pas celle d’une forme organisationnelle et de sa fétichisation. Elle concentre et rend possible un choix stratégique, un projet révolutionnaire. Théorie de l’État, projet stratégique et théorie de l’organisation font système. On ne saurait les dissocier. C’est en quoi la théorie dite léniniste du parti, bien plus qu’une théorie du parti ou de la conscience de classe, est une théorie de la lutte politique du point de vue de la classe ouvrière dans la perspective de la conquête du pouvoir.
3. Lénine distingue « principes » et « système » d’organisation. Dans les principes, il y a l’idée d’une sélection des militants (qui, contrairement aux apparences, est la condition fonctionnelle d’une démocratie effective) et celle d’une centralisation également fonctionnelle dans la lutte contre un pouvoir d’État lui-même centralisé. Le système d’organisation, y compris les modalités de centralisation, sont en revanche variables, en fonction de la situation concrète, pour autant que demeure le primat du parti dans son ensemble sur les courants et les tendances.
En matière de système d’organisation, nous avons besoin d’un bilan critique sérieux de notre propre expérience, à discuter en tant que tel, pour en tirer des conclusions pratiques, indépendamment des enjeux immédiats de la polémique interne. Certes, le rétablissement d’un consensus organisationnel dépend pour une large part d’un accord politique. Mais il ne s’y limite pas : un accord sur des règles minimums de fonctionnement est nécessaire, sans lequel la confiance (la conviction de construire ensemble la même organisation, par-delà des divergences qui peuvent être importantes) est détruite, et du même coup le cadre démocratique qui permet de traiter et surmonter ces divergences. Cette question devrait faire l’objet d’une discussion spécifique en dehors d’une échéance immédiate de congrès : démocratie interne, tendances et fractions, discussion et discipline dans l’action, rôle et fonctionnement des directions…
V – Actualité et avenir d’un internationalisme militant ?
Cette question, qui ne sera pas développée ici, n’est pas séparable des quatre précédentes. Elle est étroitement liée à la conviction de l’actualité de la révolution dans les pays impérialistes, même si cette actualité n’a pas le sens immédiat et conjoncturel que nous lui avons donné après 1968. Le paradoxe de ce siècle, c’est que la bourgeoisie a trouvé à l’échelle internationale de nombreux mécanismes de concertation ou de coordination (monétaires, institutionnels, militaires), alors que l’internationalisme militant du mouvement ouvrier a reculé, au point que des courants significatifs lui substituent la logique des alliances étatiques et des « camps ». Nous restons au contraire convaincus de la nécessité de maintenir vivant un projet de construction d’une Internationale révolutionnaire de masse. Nous renvoyons à la résolution du dernier congrès mondial sur l’étape actuelle de construction de la IVe Internationale, qui aborde ce projet et ses médiations.
D – La Ligue, l’alternative, Lutte ouvrière
I – La Ligue d’abord ? D’accord
Nous nous trouvons dans une situation de transition au sein même du mouvement ouvrier, une situation de « déjà plus » et de « pas encore », entre un cycle historique qui s’achève et un nouveau qui commence à peine.
Dans une telle situation, nous avons une tâche irremplaçable à remplir :
– à contre-courant des discours dévastateurs sur la modernité, nous sommes profondément convaincus qu’il n’y aura pas de renaissance possible sans tradition ni mémoire. Alors que tout conspire à effacer la mémoire du mouvement ouvrier, nous sommes l’un des rares courants capables de jeter un pont politique et organisationnel entre son passé et son avenir ;
– face au désarroi de larges couches de militants ouvriers, nous devons nous placer à l’avant-garde d’une ligne intransigeante de résistance contre l’austérité, le racisme, la militarisation… Pour la première fois de son histoire, notre génération doit apprendre à être à contre-courant et à se tremper. Nous pouvons, en assurant une continuité, entrer dans les prochaines luttes avec un capital militant accumulé, sans commune mesure par rapport à ce qui existait au lendemain de la guerre ou dans les années soixante. Ce capital, même modeste, peut être décisif pour œuvrer à la réorganisation du mouvement ouvrier ;
– plus généralement, il ne suffit pas de bâtir l’image d’une organisation combative ou subversive au coup par coup : si l’on conçoit la bataille de réorganisation de l’avant-garde comme une bataille de longue haleine, il faut maintenir une image clairement différenciée, d’un projet sans confusion possible avec la politique des partis réformistes, celle des militants les plus résolus contre la droite, et sans défaillance face aux compromissions réformistes.
Ce qui est à l’ordre du jour, c’est donc un raffermissement politique et organisationnel, ou, comme le disent les camarades de l’État espagnol, la restauration d’une idéologie militante après les années de « desencanto » (désenchantement). Cette restauration n’est possible qu’en combinant les initiatives efficaces, un réarmement théorique en profondeur, et une volonté de se tourner vers l’extérieur, aussi bien pour l’action que pour le débat.
La priorité est donc à la construction de la Ligue, à la consolidation de ses traditions, à l’éducation de ses militants, à la correction patiente de ses faiblesses. En matière de construction de parti, il est plus que jamais vrai que « la ligne droite ne nous sera pas permise ». Mais nous préparer aux sauts qualitatifs, regroupements et autres tournants brusques, n’implique pas de nous installer dans une mentalité provisoire ou intérimaire. Pour être audacieux à l’avenir, il faut commencer par prendre au sérieux notre présent.
Nous pouvons améliorer bien des choses, quoique dans certaines limites. Nous sommes en effet, en tant que militants et directions, le produit d’une certaine époque et d’une certaine expérience, encore très limitée. Les poses théâtrales n’y pourront rien changer. En revanche, nous ne sommes pas seulement le produit de notre expérience nationale. Par notre appartenance internationale, nous sommes aussi les héritiers d’une longue tradition et d’expériences d’une autre portée, même si indirectement. Cet héritage peut apparaître lourd à porter, mais en abordant les choses sérieuses, il s’avérera un lestage indispensable, là où des équipages plus légers perdront pied.
II – « Parti des travailleurs » et organisation centriste ?
Nous avons insisté tout au long de ce texte sur la nécessité d’une perspective de construction inscrite dans la durée. Pour avancer sur cette voie, il nous faut un point d’appui solide. Ce point d’appui, c’est la Ligue aujourd’hui. À partir de là, il y a deux façons bien différentes d’aborder la durée :
a) l’une serait le repli patient sur la routine, la mise en boule autour de la pelote de nos acquis, en attendant les grands événements supposés nous rendre justice. Il y a dans cette direction plusieurs variantes possibles : celle du maintien d’un groupe propagandiste prêt à une nouvelle traversée du désert, à ceci près que la situation est celle d’un bouleversement du mouvement ouvrier et que la référence aux sources de la révolution russe ne pèse pas aussi directement ; celle d’une petite organisation ouvrière, espérant accumuler patiemment autour d’elle une nouvelle génération de jeunes travailleurs, en dehors de la crise des organisations traditionnelles, l’idée d’une percée sociale prenant dans cette hypothèse le relais de l’idée de percée politique. Dans un cas comme dans l’autre, ce repli signifierait un profond changement de projet : celui, non d’une simple fraction, mais d’un petit parti faisant face, dans la mesure de ses moyens, aux responsabilités d’un parti en part entière engagé dans la construction d’une direction politique révolutionnaire ;
b) l’autre consiste à prendre l’initiative, à faire de la politique, pour agir dès maintenant sur les éléments, même embryonnaires, de recomposition, pour peser sur leur trajectoire, pour nous contraindre nous même à aller au devant des problèmes qui vont inévitablement se poser, dans une situation où le rapport entre le mouvement de masse et les directions est différent que dans les années cinquante, et ouvre de toutes autres possibilités dans les entreprises.
Ici, intervient inévitablement la discussion latente sur l’affaire du « parti centriste », tour à tour tentation ou épouvantail. Engagée à froid et abstraitement, la discussion part souvent de spéculations et tend à traiter le problème d’un point de vue programmatique. Ce qui est un non-sens.
Le surgissement d’un courant centriste significatif n’est précisément pas le fruit d’une gestation programmatique, mais le produit d’une expérience pratique dans la lutte de classe, d’une fracture à l’occasion d’une lutte ou d’un événement majeur, dans les partis traditionnels ou dans le mouvement de masse. Ce qui compte alors, c’est l’appréciation de sa réalité sociale, de sa trajectoire politique, de notre propre situation politique et organisationnelle. C’est à partir de cet ensemble de données que nous pouvons déterminer nos choix, en prenant soin de ne pas confondre le mouvement « centriste » d’une couche de militants sans cristallisation programmatique claire, en rupture avec le réformisme, et le « centrisme » consolidé de petits cénacles usés.
Il est faux de dire, comme cela a été fait dans notre débat de congrès, que l’apparition d’un tel courant serait pour nous une défaite politique ou la preuve de notre incapacité. Pourquoi ?
– Soit parce que cela sous-entend que la seule radicalisation concevable devrait se produire d’emblée et directement autour de nous. C’est confondre de larges processus politiques avec le rôle que peut jouer un petit parti : nous pouvons influencer un tel processus, convaincre, gagner des militants… Mais, dans le monde tel qu’il est, nous ne pouvons prédéterminer les formes que prendront les ruptures avec les vieilles directions. Les cas sont rares où ces ruptures se sont directement opérées sur un programme révolutionnaire consistant, même quand il existait des forces d’attraction autrement puissantes que les nôtres (voir les différenciations dans le SPD malgré l’impact de la révolution russe, ou encore les courants centristes des années trente malgré la légitimité historique toute fraîche de l’Opposition de gauche…).
– Soit parce qu’on estime aujourd’hui qu’il n’y a aucun espace politique concevable entre nous et les partis réformistes dans un pays capitaliste développé. C’est, sous une autre forme, la même erreur : aborder d’un point de vue programmatique ce qui est d’abord un phénomène social de radicalisation, et ignorer les rapports de forces, non seulement nationaux, mais aussi internationaux dans le mouvement ouvrier. Il est vrai qu’en Europe occidentale, tendanciellement, l’espace est étroit entre sociaux-démocrates, staliniens, et révolutionnaires. Mais « tendanciellement » tout est là. Car d’autres références peuvent encore brouiller les trajectoires au niveau international, et des courants peuvent parfaitement se radicaliser sous l’impact de la crise, dans la lutte contre l’exploitation et pour la conquête du pouvoir, sans accéder pour autant à une vision internationale de la lutte des classes qui soit la nôtre.
Nous devons donc rester ouverts à une telle éventualité, à condition toutefois de ne pas prendre l’ombre pour la chose, de travailler à nous construire sans attendre que d’autres le fassent à notre place. Nous aurions en effet d’autant plus de souplesse et de confiance face à un tel phénomène, que nous serions nous-même mieux implantés socialement et plus cohérents politiquement. À partir de là en effet, les possibilités tactiques, y compris les initiatives organisationnelles sont largement ouvertes. Il suffit pour s’en convaincre de relire le Trotski de 1933 à 1938 pour constater l’infinie flexibilité en matière de construction (Bloc des Quatre, entrée dans l’ILP britannique, participation à la fondation du Poum, fusion OSP/SAP en Hollande, entrisme en France, en Belgique, aux États-Unis, etc.).
En revanche, l’autre borne que nous devons nous fixer nous-même, découle de la même compréhension. Parce que nous concevons le surgissement toujours possible d’un courant centriste comme le produit de l’expérience, nous ne pouvons le susciter artificiellement en rabaissant notre programme pour offrir à froid l’appât d’un quelconque « programme révolutionnaire minimum ». Nous y perdrions en rigueur sans y gagner en substance. Une chose en effet est un compromis ou un accord programmatique limité, clair et explicite, avec une force réelle et connue (par exemple la plateforme du Bloc des Quatre en 1933, comparée aux 11 points de l’Opposition de gauche), autre chose une autolimitation pour séduire des alliés hypothétiques.
Cette discussion est apparue de manière confuse. Quand elle se combine avec celle sur la perspective d’un Parti des travailleurs, la confusion est à son comble. Historiquement, la perspective d’un Parti des travailleurs vise à établir pour la première fois une organisation de la classe politiquement indépendante. En France, il y a belle lurette que ces premiers pas ont eu lieu, et il n’est guère réaliste d’imaginer un retour aux sources, à une sorte de virginité originelle de la classe, par-delà un siècle de traditions bien incrustées. Le seul cas significatif de Parti des travailleurs que nous ayons eu à connaître récemment, est celui du PT brésilien, donc dans un pays dépendant et dans des circonstances historiques très précises (type de PC, type de mouvement syndical, sortie du miracle économique et fin de la dictature…). Encore faut-il ajouter que ce parti ne répète pas avec un siècle de décalage, les premiers pas du parti travailliste anglais ou de la grande social-démocratie allemande. Il a d’emblée à se déterminer dans un champ politique national et international complexe : existence de courants staliniens et sociaux-démocrates, influence cubaine, références obligées à la Pologne et au Nicaragua…
Dans ces conditions, parler en France d’un PT, c’est donner une forme populaire à une idée propagandiste générale, celle de la nécessité d’un nouveau parti des travailleurs distinct du PC et du PS. C’est tenter de répondre d’une manière très générale à la crise du mouvement ouvrier, en laissant largement ouverte la question du contenu et des médiations.
Il ne faut donc pas jouer sur les mots. Parler d’un Parti des travailleurs sur des bases révolutionnaires est directement contradictoire avec l’idée originelle du PT : une expérience de masse de l’indépendance politique de classe.
On ne peut comprendre une telle confusion que dans deux hypothèses, d’ailleurs partiellement liées :
– soit parce qu’on pense qu’il existe une voie royale de construction d’un nouveau mouvement ouvrier révolutionnaire de masse, à partir de la base saine inorganisée et de la nouvelle génération montante, hors et indépendamment des organisations traditionnelles. Cette idée serait par ailleurs cohérente avec celle qui présente l’éventuelle apparition d’une organisation centriste significative comme une défaite pour nous ;
– soit parce que l’on pense, à défaut d’une fusion entre la LCR et Lutte ouvrière, qui n’est pas à l’ordre du jour, qu’un tel PT sur une base révolutionnaire pourrait constituer un cadre minimum commun de construction, la traduction organique des « deux fractions d’un même parti ». Mais, sans ironie aucune, il s’agit typiquement là de la construction à froid d’une organisation « centriste ». Car s’il existe une convergence politique et organisationnelle effective, il faut oser poser, sans détour ni diversion, le problème d’une unification ; sinon, le PT « sur une base révolutionnaire » aurait pour résultat d’estomper notre profil programmatique, de griller, par une opération artificielle à courte vue, un projet qui supposerait le rassemblement de toutes autres forces, donc d’émousser notre orientation dans les syndicats et en direction des partis traditionnels, sans gagner en contrepartie plus de substance que l’addition élargie de deux organisations minoritaires.
III – Lutte ouvrière
[n.b : ce texte a été écrit en janvier, donc avant l’évolution ultime de nos relations avec LO. En revanche, il considérait connu du CC un projet de résolution du BP sur LO. Cette partie n’a pas été retouchée pour tenir compte des derniers développements, puisqu’il s’agit de questions qui vont au-delà des péripéties du moment.]
1. La fusion avec Lutte ouvrière n’est pas à l’ordre du jour. Il ne saurait y avoir en effet de convergence organisationnelle sans que soit atteint un degré minimum de rapprochement politique effectif, national et international. Nous devons tirer les leçons de notre propre expérience. Chaque fois que nous nous plaçons sur le terrain d’un partenaire (valorisation des références programmatiques communes, au sens le plus abstrait du terme, avec le PCI ; de la « méthodologie organisationnelle » avec LO) au détriment des questions d’orientation politique, nous nous mettons en position de faiblesse. Ce serait une illusion de croire que l’on peut faire preuve de bonne volonté pour deux, autrement dit d’aller chercher LO sur son terrain, et encore moins dans une conjoncture qui offre peu de tests probants quant aux grandes orientations politiques et valorise en revanche à l’excès les vertus, par ailleurs réelles dans une certaine mesure, de la « méthodologie organisationnelle » au jour le jour. Si les propositions organisationnelles que nous faisons ne sont pas la sanction pratique de rapprochements politiques limités mais explicites, nos partenaires n’ont aucun prix à payer vis-à-vis de leurs militants. Ils peuvent se désengager aussi vite qu’ils se sont engagés. C’est ce qui s’est passé au niveau de l’Internationale, où LO n’a jamais clairement précisé si elle voulait des rapports privilégiés et en fonction de quels critères (si ce n’est des critères de grosseur d’ailleurs relatifs). Cela lui a permis de faire machine arrière sans trop de contradictions et de se replier sur une version strictement utilitaire des rapports internationaux.
2. En ce qui concerne les élections, l’arbre ne doit pas cacher la forêt. Il est possible que nous ayons facilité l’opération de LO par un manque de clarté sur la spécificité de la tactique électorale et en ne prenant pas de décisions dès le printemps 1985, quand il apparaissait que la proposition d’une large coalition, au demeurant de bon sens, ne verrait pas le jour. Il n’en demeure pas moins que le refus par LO d’un accord national, sous prétexte des quatre exceptions (voir la lettre du BP de la Ligue à la direction de LO datée du 3 décembre), obéit à une logique propre. Si la situation est celle d’un recul historique, si l’heure est aux « délimitations et aux scissions », si dans l’épreuve seuls les éléments authentiquement prolétariens résisteront, il devient logique de sommer la LCR, fût-ce dans l’idée de la sauver de la perdition, de choisir l’alliance exclusive avec LO ou rien. De plus, cet ultimatum joue sur des contradictions internes connues, au nom de rapports de confiance dont la symétrie est largement formelle, puisqu’il n’y aucune symétrie entre les régimes démocratiques internes qui régissent les deux organisations… Ajoutons que cette inflexion dans nos rapports coïncide avec celle intervenue sur la question de l’Internationale et soulignée dans la correspondance entre LO et le SU (voir Critique communiste).
3. Un rapprochement organique avec LO dans ce contexte signifierait de notre part un changement substantiel du projet de construction : le ralliement de fait à la conception d’une « fraction prolétarienne » d’un futur parti, sans cesse repoussé à l’horizon évanouissant de l’histoire. Ce peut être en effet l’une des tentations, une fois que l’on a tiré un trait sur l’hypothèse d’une percée rapide. Un tel changement d’axe impliquerait sans aucun doute une rectification non moins radicale de notre travail de masse, et en premier lieu de notre conception du travail dans les syndicats. Il existe en effet une cohérence certaine entre le propagandisme d’entreprise, un économisme radical (a-syndical), et un système d’organisation interne de type LO.
4. Affirmer clairement ces bornes ne doit pas nous conduire à passer de façon versatile des proclamations unitaristes aux bouderies. Nous ne devons pas renoncer à faire évoluer nos rapports avec LO ; et en plusieurs occasions nous y sommes déjà parvenus. Nous avons donc à définir un cadre de rapports unitaires conflictuels mais durables, prenant au sérieux la formule désormais célèbre selon laquelle l’union est un combat. À condition d’orienter cette unité vers les tâches, de la tester dans la démarche en direction des organisations traditionnelles, de l’inscrire dans une volonté unitaire plus large, et de ne pas succomber aux mystifications des « deux fractions d’un même parti ». La formule peut être heureuse d’un point de vue historique, mais pas si elle aboutit à mélanger les drapeaux aujourd’hui et à produire des militants centaures, mi-Ligue mi-LO.
IV – La Ligue d’abord, mais pas la Ligue seule
Nous comprenons que le mouvement ouvrier traverse une crise majeure, et nous avons une certaine perspective sur sa recomposition. Il faut commencer par reconnaître que ses éléments présents en sont extrêmement limités et embryonnaires, éclatés. En même temps, nous sortons d’une expérience cumulative (mai 1968, Union de la gauche, puis division, gouvernement PC-PS, puis gouvernement PS homogène, enfin retour de la droite) dont il faut bien tirer un bilan. Dans une telle situation, il est de bon sens de tendre la main à tous ceux qui tirent un bilan, fut-ce partiel de toute l’histoire, et pensent que, puisque la gauche a changé le changement, il faut commencer à changer de gauche, à partir de quelques points de résistance qui sont loin de constituer un programme révolutionnaire : refus de l’austérité, du racisme, de l’impérialisme français et de la course aux armements. Pour rendre confiance à des couches militantes dispersées, des initiatives dans ce sens sont nécessaires.
Mais les éléments sur lesquels nous nous appuyons sont trop limités et disparates pour les traduire dans une ligne de construction systématique. Nous devons être capables d’un certain pragmatisme qui n’est guère dans notre tradition. Nous avons au contraire la fâcheuse habitude de construire une théorie pour justifier la moindre entreprise tactique. Dans la situation actuelle, nous avons au contraire besoin de pouvoir tester une ligne par des expériences locales et partielles avant de chercher à les systématiser. Nous devons aussi être capables de combiner des tactiques non nécessairement homogènes, en fonction des données locales du mouvement ouvrier, sans pour autant céder aux pressions centrifuges ; de prendre des initiatives pour une campagne ou une élection, sans chercher aussitôt à y lire le signe d’une ligne de construction systématique. Pour cela, un attachement partagé au projet d’ensemble et à long terme est nécessaire, ainsi qu’une ferme conviction dans nos propres références programmatiques. Faute de quoi, il n’y aura de possible que le fractionnement à l’infini devant chaque initiative, ou bien le repli frileux dans la routine.
La démarche dite de l’alternative tente de répondre à cette situation. Mais elle suppose de clarifier préalablement le rapport entre les initiatives tactiques qu’elle implique, la construction de la Ligue en tant que telle, et l’éventualité de regroupements futurs, qui ne sont pas immédiatement à l’ordre du jour. Si les bornes ne sont pas clairement établies, on risque de prendre l’Alternative pour un moyen de construire le parti, au nom de phénomènes de recomposition encore à venir, donc sans embrayer pour l’instant sur des processus sociaux plus profonds. En agissant à contretemps, nous engendrerions dans l’organisation tout à la fois un réflexe sectaire (hypothéquant la possibilité d’ouvertures plus audacieuses face à des interlocuteurs plus significatifs demain) et une impatience opportuniste, une ruée désespérée vers une nouvelle organisation imaginaire, qui ajouterait à la dérive programmatique une dérive sociale.
Quels sont en effet, les grands traits de la situation ?
Dans les partis traditionnels
– Le PS n’est pas un parti militant, organisateur de la classe au sens traditionnel. Il a peu de chose à voir avec le PS des années trente, tant du point de vue de ses références que de son implantation sociale, même s’il demeure au sens le plus général du terme, un parti ouvrier-bourgeois. Revenu dans l’opposition, il pourrait durcir à nouveau certaines de ses positions pour ratisser large, reconquérir de l’influence auprès des travailleurs, et disputer une part du terrain au PC. Mais, même dans ce cas, il serait loin d’entretenir avec la classe ouvrière des liens organiques et institutionnels comparables à ceux du parti travailliste britannique ou du SPD allemand.
– Le PC demeure malgré tout porteur d’une tradition militante significative, mais à ne pas mythifier. Le gros des militants est post soixante-huitard, de la génération du Programme commun donc. Si l’apparition de courants gauches, néostaliniens ou simplement campistes radicaux (comme en Espagne) n’est pas à exclure, il reste une bonne part du pire (le poids de l’héritage stalinien, le chauvinisme, la bureaucratie) sans le meilleur de la tradition militante ni le souffle, même très indirect, de la révolution russe. Comme dans le cas du PS, si des courants y surgissent, leur trajectoire n’est pas jouée d’avance, en dehors des rapports de force et de la capacité d’une organisation révolutionnaire indépendante et implantée, à peser sur ces développements.
La véritable question est de savoir si, à l’étape actuelle, ce que l’on peut gagner dans des opérations de fraction substantielles compense ce que l’on peut perdre en clarté, en tradition, en continuité politique d’une organisation indépendante. Sur le papier on pourrait être tenté de croire que la construction d’une organisation indépendante et des opérations de fractions sont non seulement compatibles mais complémentaires. Dans la réalité, les choix sont plus contraignants.
L’efficacité d’une opération de fraction dépend en effet de la quantité, de la concentration, et de la qualité des militants investis. Sinon, il s’agit simplement d’une dispersion de forces.
Les oppositions syndicales
Elles occupent une place importante dans la perspective de reconstruction d’une avant-garde ouvrière. À condition toutefois de bien mesurer leurs limites ; d’autant qu’à proprement parler il ne s’agit pour l’instant que de l’opposition CFDT et marginalement de l’EE.
– L’important, ce sont les liens tissés sur une longue période avec une couche de militants syndicaux combatifs, organisés ou non dans des courants d’opposition syndicale. D’autant plus qu’en France, vu le rôle des partis, une part importante de la politisation passe directement dans les canaux syndicaux. Cette implantation est donc décisive pour accumuler une expérience et établir un trait d’union entre différentes générations de militants. Elle peut féconder l’élargissement d’un courant révolutionnaire ou syndicaliste révolutionnaire dans le développement d’une crise.
– Mais les oppositions syndicales, dans l’état actuel des choses, sont pour une bonne part le produit de la vie interne des syndicats, plus que de l’expérience de grandes luttes. Rien de commun de ce point de vue entre ce qui existe en France et des phénomènes tels que les conseils de délégués en Italie, les shop stewards en Grande Bretagne ou au Danemark, et même l’avant-garde syndicale dans l’État espagnol.
– Ces oppositions syndicales restent largement sur le terrain syndical, avec un sentiment de suffisance du syndicalisme combatif et une méfiance traditionnelle envers les partis, encore renforcée par le rôle du PC. Cette absence de référent politique induit une faiblesse profonde, comme semblent l’illustrer les difficultés de l’opposition CFDT dans la conjoncture actuelle.
Si importante soit-elle à long terme, l’opposition syndicale n’est donc pas la voie royale de construction du parti. Son déblocage sera vraisemblablement conditionné par des développements sur le terrain strictement politique. De plus, sous l’effet de la crise, peuvent se dégager des couches de jeunes qui ne s’identifient pas directement aux directions, ni même aux organisations traditionnelles du mouvement ouvrier.
L’extrême gauche
En dehors du PCI, de LO, ou de la Ligue, il s’agit d’organisations ou groupes très limités. Si le PSU revient sur le passif de sa participation gouvernementale et doit, pour tenter de survivre, faire un pas à gauche, le Pac et la FGA connaissent en revanche une dérive droitière, et certains courants qui les traversent sont à la limite du point de rupture envers les références marxistes. Mais surtout, aucune de ces organisations ne représente de nouvelles forces vives. Dans le cadre d’une démarche unitaire, elles peuvent essentiellement servir de référence à la remobilisation de militants de la génération précédente, syndicalistes ou indépendants, qui n’ont pas baissé les bras.
Restent de nombreuses inconnues, en particulier sur la façon dont finira par s’exprimer la politisation de couches de la jeunesse travailleuse et scolarisée, qui joueront un rôle déterminant.
Dans ces conditions, une démarche unitaire à la gauche de la gauche peut constituer un pas utile, à condition de se tourner vers les phénomènes de radicalisation potentiels, et de marquer autour de thèmes clefs une volonté de remobilisation à partir du bilan de la gauche au gouvernement. Il ne peut donc s’agir ni d’une perspective immédiate de construction d’un nouveau parti, ni d’un cartel, ni d’un cache-sexe de la Ligue. Il faut plutôt souligner le danger qu’il y aurait pour nous à répondre aux « axes » CGT-PC-LO d’un côté, PS-FO-MPPT de l’autre, par un axe Opposition CFDT-Alternative-Ligue : il n’y aura de réel processus de réorganisation de l’avant-garde que s’il parvient à traverser ces alignements. Nous l’avons toujours conçu ainsi. Ce choix est à l’origine de bien des complications tactiques dans notre histoire, mais il reste justifié à terme du point de vue de la construction d’un véritable parti. Le risque sera grand, à l’issue de l’expérience que nous venons de connaître, de la gauche au gouvernement, de nous voir tiraillés entre les « deux cultures », d’un côté un PS électoralement renforcé, apparaissant comme un passage obligé, avec les syndicats qu’il influence ; de l’autre un PC affaibli et fracturé avec l’onde de choc dans la CGT…
Nous avons donc à prendre nous-même l’initiative d’une démarche unitaire large, répondant aux grands problèmes après cinq ans de gouvernement de gauche. C’est la manière de ne pas laisser cet espace vacant et de lui donner un contenu politique correct. Ainsi, il était juste de proposer une large coalition électorale regroupant de Lutte ouvrière à certains courants écologistes. La proposition n’a pas échoué de notre fait.
Il y aurait eu intérêt cependant à distinguer plus nettement une proposition de coalition électorale d’une démarche unitaire plus durable. Il y a bien sûr interférence entre les deux. Mais leur confusion amène inévitablement à hausser le contenu de l’accord électoral et à lui donner une portée programmatique qu’il n’a pas. D’où des confusions inutiles dans nos rangs comme chez nos alliés.
La recherche de points de convergence pratiques pour amorcer une remobilisation ne peut se faire à l’étape actuelle que sur la base d’accords et de compromis explicites, sans diluer le moins du monde l’identité politique et organisationnelle des organisations partie prenantes.
La question de savoir si cette convergence alternative (le terme recouvre les réalités les plus variées selon les cas) doit continuer sous une forme unitaire organique au-delà des élections est abstraite. Au niveau national, il ne saurait y avoir autre chose qu’un cadre de confrontation, éventuellement d’initiatives unitaires cartellisées sur des sujets précis. Au niveau local, cela dépend de la dynamique constatée. Si elle est beaucoup plus large que les organisations impliquées, il faut étudier la situation et les réponses à apporter (maintien d’un collectif épisodique, qui puisse prendre des initiatives d’action et de réflexion sans se substituer aux organisations) ; si elle se limite à la somme des militants à peine élargie, ils s’arrêteront naturellement au lendemain des élections. Dans tous les cas, nous ne construisons pas un nouveau parti, et nous ne substituons pas à notre intervention indépendante sur le terrain l’apparition d’un nouveau sigle. Il est faux dans l’état actuel des courants et des forces de s’enfermer dans l’alternative : PT avec LO, ou alternative nouveau parti. Il est tout aussi faux de dire qu’il faut choisir entre les deux, sous peine d’un splendide isolement. Que c’est la seule façon d’occuper le terrain.
Par son héritage politique et sa tradition depuis 1968, la Ligue est la seule organisation à pouvoir conditionner une recomposition qui ne s’aligne pas sur les grandes fractures actuelles du mouvement ouvrier, à condition qu’elle le veuille et s’en donne les moyens. À vivre à l’affût d’opérations de construction qui n’ont pas de réalité pratique immédiate, nous n’accorderons pas à la construction de la Ligue elle-même, aux actions et initiatives que nous pouvons entreprendre, aux résultats modestes mais réels que nous pouvons atteindre, l’attention qu’ils méritent en temps et en énergie. Ces moyens, indépendamment de futurs regroupements ou fusions encore dans avenir indéterminé, ce sont en priorité, à l’heure actuelle :
a) Le renforcement et l’extension de notre implantation dans les entreprises. Non en fonction d’une vision mythique ou moralisante de la classe ouvrière. Mais plus simplement parce que c’est là la colonne vertébrale, l’élément stabilisateur d’une organisation révolutionnaire ; parce que nous sommes toujours faibles sur ce terrain malgré nos progrès ; parce qu’à l’épreuve de la crise, ce qui est périphérique n’a pas prise là où se jouent réellement les rapports de forces, et que leur impuissance engendre la démoralisation. Effort prioritaire ne signifie pas exclusif. Si nous jouons notre rôle d’organisation révolutionnaire, il est normal que nous continuions à gagner dans d’autres secteurs sociaux, auxquels nous avons le devoir d’apporter des réponses. Ce qui donne de l’oxygène dans cette passe difficile, ce n’est pas le seul militantisme d’entreprise mais tout autant l’insertion dans un mouvement social significatif (antiraciste par exemple). Enfin, l’intervention dans les entreprises ne suffit pas à garantir socialement le rôle d’une organisation révolutionnaire, si elle ne parvient pas à centraliser son travail politique et à déterminer ses modalités dans les entreprises même. Quel que soit le choix tactique que nous soyons amenés à faire à l’avenir, la solidité de notre implantation dans les entreprises sera une pièce maîtresse du rapport de force, et par conséquent un atout pour une plus grande liberté de mouvement et d’initiative.
b) Politiquement, le début des années quatre-vingt marque une véritable rupture de génération. Jusque-là, on était encore dans l’après Mai 68 et la politisation s’opérait encore en fonction de cette onde de choc. Pour la construction d’un parti révolutionnaire, la jeunesse d’aujourd’hui constitue un enjeu vital : savoir capter les expériences propres d’une nouvelle génération, saisir la forme sous laquelle elle fera son entrée dans la vie politique… Si nous ratons ce coche, une bonne implantation sociale et même de bonnes fractions syndicales ne suffiront jamais à garantir l’avenir d’une organisation en tant qu’organisation révolutionnaire.
c) Une bataille idéologique et un effort particulier de formation. Si nous visons à être un petit parti d’action et une organisation immédiatement utile, il n’en demeure pas moins que les tests sont pour l’instant limités, les rapports de force défavorables, et que l’utilité immédiate d’une organisation aussi minoritaire est toujours relative et aléatoire. Le moindre échec peut la remettre en question si elle ne s’adosse pas à une ample vision du monde et des grandes tendances historiques. Il n’y a pas d’organisation minoritaire durable sans forte identité idéologique, à plus forte raison dans le contexte d’offensive anti-marxiste que nous affrontons. Or, dans les sept dernières années, nous avons, pour des raisons d’ailleurs variées et complexes, cédé parfois à la démagogie de l’efficacité à court terme. Nous avons pris du retard et dilapidé une partie du petit capital accumulé depuis 68 (il y a aussi une bonne partie que nous aurions perdue de toute façon, du fait même de l’évolution de la situation ; le phénomène a existé dans tous les pays européens). Il n’est pas trop tard aujourd’hui pour redresser la barre en définissant une politique à long terme, en utilisant nos ressources à plusieurs niveaux : débats, librairies, éditions, Amsterdam, écoles, conception du journal et revues.
Avertissement
Janvier 1986
Ce texte se fixe pour objet de baliser le terrain, de réaffirmer le socle qui est le nôtre, de faire l’inventaire des problèmes que nous aurions à approfondir, si nous voulons que nos prochains congrès dépassent la confusion et la crispation des querelles tactiques.
En revanche, il ne prétend pas répondre à des questions plus immédiates que nous aurons à traiter très rapidement : évolution du PC et du PS, orientation syndicale. Il s’agit là de problèmes et de décisions qui relèvent des responsabilités courantes du BP et du CC. De même, un autre document de réflexion, sans décision immédiate, est nécessaire sur les questions d’organisation (implantation dans les entreprises, directions, formation, fonctionnement et démocratie interne).
Peut-être aurait-il été sage d’attendre la fin de la campagne pour se mettre au travail. Mais nous risquions alors d’être déjà engagés, à partir d’un bilan hâtif, dans une discussion de conjoncture et dans des polémiques reproduisant dans les mêmes termes les débats du dernier congrès, sans même avoir eu le temps de lever un peu le nez au-dessus du guidon pour essayer de voir plus loin.
Nous avons au contraire besoin de temps, pour qu’une libre réflexion et un échange d’opinions soit possible, pour nous convaincre mutuellement, pour délimiter ce qui relève d’une discussion théorique à poursuivre dans nos publications, et ce qui doit faire l’objet de décisions, sans chercher donc, dès l’ouverture d’une discussion, à disposer des positions de bataille, avec les alignements et parfois les alliances pour le moins confuses qui en résultent.
Ou bien nous sommes capables de prendre ce recul, de distinguer ce qui est important de ce qui l’est moins, ce qui est fondamental et ce qui est tactique, ou bien nous entrons dans un approfondissement infernal des divisions dans l’organisation. C’est évitable.
Critique communiste, janvier 1986