Critique du jugement

Par Jean-Baptiste Marongiu

Daniel Bensaïd, Qui est le juge ? Pour en finir avec le tribunal de l’histoire, Fayard

Daniel Bensaïd, Éloge de la résistance à l’air du temps, entretien avec Philippe Petit, Textuel

Le rôle de l’historien et du juge peut devenir interchangeable alors que reste masqué le caractère politique du jugement historique. Un essai contre l’air du temps de Daniel Bensaïd.

Militant de la Ligue communiste, maître de conférences de philosophie à l’université Paris-VIII, Daniel Bensaïd n’est pas vraiment un adepte de la division du travail. Aussi peut-il endosser aisément la définition qu’Althusser avait découpée jadis pour lui-même d’« agitateur politique en philosophie ». À tout prendre, il se voit mieux en « intellectuel messianique », au sens donné à cette expression par Walter Benjamin. Non pas donc en doux prophète d’un futur où les injustices et les malheurs seraient finalement rachetés, mais en veilleur inquiet du présent qui, annonçant sans cesse que le temps presse, se tient prêt, disponible, dans une attente active, à la venue du nouveau, à l’irruption du possible.

Ce possible, Bensaïd le veut ouvert aussi pour le passé, et c’est ainsi un autre aspect de l’engagement et de la théorie de l’histoire benjaminiens qu’il fait siens. Le possible pouvant se faufiler, à chaque instant, dans l’événement, cela revient à dire que les événements historiques auraient pu prendre une autre tournure. Dès lors, on peut suspendre le jugement de l’Histoire, voire s’y opposer, pour donner encore une chance aux insurgés et rendre justice aux histoires des vaincus.

Au jugement, pénal, historique, politique, et à leurs articulations réciproques, Daniel Bensaïd consacre Qui est le Juge ?, alors qu’Éloge de la résistance à l’air du temps, un livre d’entretiens avec Philippe Petit, est plutôt axé sur la crise et le nécessaire retour de la politique. Les procès Papon, Barbie, Touvier, et le témoignage des historiens, le livre de Gérard Chauvy sur les Aubrac et la polémique qui s’ensuivit, celui de Karel Bartosek sur Artur London, le Livre noir du communisme de Stéphane Courtois et Nicolas Werth ou l’ouvrage sur l’Allemagne nazie et les juifs de Daniel Goldhagen, la constitution du Tribunal international de La Haye, la multiplication des procédures pour crimes contre l’humanité, le Rwanda, l’ex-Yougoslavie et les crimes afférents, jusqu’à l’arrestation de Pinochet à Londres, tout cela vient délimiter un espace inédit où les figures du juge et de l’historien sont comme prises dans « un jeu de miroirs », dont la caractéristique principale, selon Bensaïd, est finalement de masquer le caractère politique du jugement historique.

Dans ce nouvel espace, il se produit comme une sorte d’effondrement de trois régimes différents de temporalité : « Le temps du jugement historique, celui de la procédure pénale, celui du jugement politique se sont peu à peu dissociés au bénéfice d’une clarification des rôles respectifs aujourd’hui menacée. » Par le jugement des crimes imprescriptibles, les cours de justice sont amenées à se prononcer sur des périodes normalement réservées à l’histoire, alors que, dans le même temps, les historiens sont appelés à y témoigner en tant qu’experts. D’un côté, l’histoire est jugée au tribunal, de l’autre « l’historien est pris dans le cercle du présent ». Dans ces procès pour crimes contre l’humanité, c’est notamment la pratique d’une justice d’exception sous les apparences d’une justice ordinaire qui pose problème. Fallait-il juger Papon, cinquante ans après les faits ? Il le fallait, de même qu’il faut juger les vieux dictateurs à la retraite, mais « à condition de savoir qu’un tel jugement n’est pas réparateur, ni dissuasif, qu’il ne rachète pas le passé et ne garantit aucunement l’avenir ». Surtout, il fallait le juger « pour éviter la pacification, pour perpétuer le litige, et éviter le classement de l’affaire auquel prétend par définition la procédure pénale. Par rapport à cet enjeu primordial, la sentence est secondaire, forcément décevante, ou forcément frustrante, dans la mesure où elle prétend à la cicatrisation du crime ». Or, pour Bensaïd, cette face politique cachée du procès compte plus que le verdict.

En ce croisement de plus en plus fréquent (et à ses yeux contestable) des temps et des genres du jugement, Daniel Bensaïd classe la table ronde réunissant Lucie et Raymond Aubrac et huit historiens, publiée par Libération en juillet 1997 après la parution du livre de Gérard Chauvy qui mettait lourdement en cause le comportement des deux résistants en 1943. Mais cet « exemple périlleux », où « les fonctions du juge, de l’historien, et du journaliste se nouaient d’une manière inextricable », ne peut-il signifier aussi que l’expression de l’opinion concourt à la justice, précisément en politisant les débats ? L’opinion n’est pas le contraire de la vérité (sauf chez Platon) : loin de s’exclure mutuellement, elles partagent le même plan de contingence, convient Bensaïd, qui n’a que faire de la Vérité éternelle. N’est-ce pas son ambition « d’inscrire une pratique politique concrète dans la tension entre vérité et opinion, entre volonté et jugement, entre subjectivité révolutionnaire et contrainte des conditions, entre l’élan constituant et l’inertie de l’institué, entre le philosophe et le sophiste » ? Les trois modes de jugement s’épaulent finalement les uns les autres : « Il faut donc qu’ils s’y mettent tous, quitte à se contredire et à se chamailler : le juridique, l’historique, le politique. Ces contradictions et ces chamailleries sont le seul recours, la seule correction que l’on puisse attendre, le seul recours, bien faible, bien fragile, contre leurs erreurs et leurs injustices respectives. »

Jean-Baptiste Marongiu
Libération, jeudi 15 avril 1999

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