Histoire, justice et communisme. Deux plaidoiries contre les simplifications du passé

Par Enzo Traverso

Daniel Bensaïd, Qui est le juge ? Pour en finir avec le tribunal de l’histoire, Fayard

Claude Lefort, La Complication, retour sur le communisme, Fayard

« Réduire l’historien au juge c’est simplifier et appauvrir la connaissance historique ; mais réduire le juge à l’historien, c’est pervertir irrémédiablement l’exercice de la justice. » Écrits il y a plus d’un demi-siècle, ces mots de Marc Bloch se révèlent aujourd’hui prophétiques.

Aucune autre époque n’a été aussi hantée que la nôtre par l’obsession de juger le passé. Pas le passé lointain, réservé au regard serein et distancié des chercheurs, mais le passé le plus récent, celui, encore brûlant, du XXe siècle, que nous appelons désormais P « histoire du temps présent », un passé dont la mémoire envahit la société et dont les témoins sont, souvent, bien vivants.

Or, ce besoin de comprendre le siècle s’accompagne presque toujours d’un désir irrésistible de le juger, tantôt pour lénifier les blessures encore ouvertes et donner le sentiment d’une justice réparatrice, tantôt pour satisfaire la tentation, très forte chez les vainqueurs, de s’ériger en redoutables défenseurs de la morale publique. Tous semblent réclamer, parfois proclamer, du haut de leur tribunal, les leçons de l’Histoire. D’où cette dangereuse confusion des rôles dénoncée par Marc Bloch.

C’est précisément cette confusion que Daniel Bensaïd essaie de démêler dans son dernier livre, écrit avec l’esprit anticonformiste, l’érudition sans lourdeur, le style brillant et la rigueur que nous lui connaissons. Il commence, dans le sillage de Marc Bloch, par déplorer cette tendance aujourd’hui bien installée des juges à se faire gardiens de la vérité historique, et des historiens à prononcer des verdicts dignes d’une cour de justice. Nous avons ainsi assisté, au cours de ces dernières années, à des procès où, bien au-delà du jugement des actes des imputés, la cour nous a livré une « vérité officielle » au sujet du régime de Vichy, du génocide des Juifs et de celui des Arméniens, et même prétendu sanctionner le manque de rigueur méthodologique de tel ou tel chercheur. Or, il va de soi qu’aucun citoyen honnête ne regrette les condamnations de Barbie ou de Papon, ni oserait défendre le négationniste Roger Garaudy. Le problème est de savoir s’il est utile de déléguer à la justice la lutte contre le négationnisme ; si, au-delà de la condamnation nécessaire infligée aux bourreaux et à leurs complices pour leurs actes, y a-t-il un sens que des juges statuent sur un débat historiographique encore largement ouvert au sujet de la nature d’un événement ou d’un régime politique ; s’il n’est pas dangereux que les juges soient appelés à décider de la rigueur méthodologique ou du manque de sérieux des travaux d’un historien.

Les cours de justice se transforment ainsi en tribunaux de l’Histoire, lieux symboliques de moralisation du passé et d’archivage de la mémoire d’une nation. Mémoire, justice et histoire se télescopent. Les historiens les plus sérieux se prêtent au jeu en intervenant dans ces procès en qualité de « témoins », appelés non pas à exprimer leur point de vue sur un fait ou une époque mais à affirmer, sous serment, « la vérité, rien d’autre que la vérité ». Une démarche caricaturale qui aurait suscité la perplexité des positivistes les plus naïfs parmi les historiens du XIXe siècle. Mais la confusion des rôles ne s’arrête pas là. Lorsque les historiens essayent de procéder à une réflexion plus approfondie, dans un cadre moins contraignant qu’une salle de tribunal, leur confrontation avec les acteurs de l’histoire tourne souvent au réquisitoire, comme l’a récemment illustré le débat organisé par le quotidien Libération à propos de l’affaire Aubrac. S’il faut reconnaître le lien qui existe entre histoire, mémoire et justice, il serait dangereux d’effacer les distinctions qui les séparent.

« Juger Papon ? Oui, répond Bensaïd, mais pour la seule raison de rappeler qu’il n’y a pas de dérogation au principe de responsabilité, qu’il n’y a ni devoir d’obéissance, ni couverture hiérarchique, ni même couverture étatique, et encore moins raison d’État, qui tiennent. Ni alibi historique, ni prétexte, ni faux-fuyants. (…) Par rapport à cet enjeu primordial, la sentence est secondaire, forcément décevante, ou forcément frustrante, dans la mesure où elle prétend contribuer à la cicatrisation du crime. »

La réflexion de Bensaïd ne s’arrête pas là. Avec la mondialisation, le droit se déterritorialise et commence à prendre forme le projet d’une cour de justice internationale pour juger les crimes contre l’humanité. Les premiers pas ont été faits, en cette direction, pour juger les responsables des génocides au Rwanda et au Cambodge, ainsi que des massacres dans l’ex-Yougoslavie. Depuis l’automne dernier, un juge espagnol essaie de mettre fin à l’impunité du dictateur Augusto Pinochet. Ces faits témoignent incontestablement, comme l’a affirmé Lionel Jospin dans une déclaration fort médiatisée, d’un progrès de la conscience universelle, d’un premier pas, pourrait-on ajouter, vers rétablissement d’un droit cosmopolitique dont rêvait Kant il y a deux siècles.

Daniel Bensaïd ne méconnaît pas l’importance de ces signes dont il se réjouit, cela ne l’empêche pas pour autant de voir les contradictions et les dangers qui accompagnent ce processus d’internationalisation du droit. Une éventuelle condamnation de Pinochet soulagerait un peu la souffrance de ses victimes (de même que les condamnations de Barbie et Papon ont aidé les déportés et les survivants du génocide juif dans leur inépuisable travail de deuil), mais peut-on vraiment se satisfaire d’un droit qui ferait juger en Espagne le dictateur chilien, ou d’une cour internationale, instituée par les grandes puissances de la planète afin de « représenter l’humanité », qui ferait justice pour le Rwanda et le Cambodge à la place de leurs populations martyrisées ? Quelle est sa légitimité ? Une telle substitution ne risque-t-elle pas de cautionner la logique perverse qui amène les États-Unis et la Grande Bretagne à bombarder l’Irak au nom du droit international ? Les signes d’un progrès de la conscience humaine internationale, s’interroge Bensaïd, sont réels et importants, mais ce progrès est trop souvent réalisé au prix d’un affaiblissement inquiétant du rapport entre le droit et la démocratie politique. Trop souvent, ajoute-t-il, il sert de caution humanitaire à l’édification d’un nouvel ordre international qui est la plus parfaite antithèse d’une union fraternelle des peuples.

Parfois la volonté de juger prend la forme du règlement de comptes avec le passé. Stéphane Courtois réclame un « Nuremberg du communisme ». Les pages les plus percutantes et incisives du livre de Bensaïd sont consacrées à la critique d’une nouvelle mythologisation du passé qui efface les ruptures de l’histoire du XXe siècle, avec son épaisseur sociale et politique, avec les dilemmes et les choix souvent tragiques de ses acteurs, pour la réduire à une continuité linéaire, celle du communisme totalitaire. La guerre civile, la famine, la collectivisation des campagnes, les déportations et le goulag deviennent les différentes manifestations extérieures d’un même phénomène de nature intrinsèquement criminelle : le communisme. Son acte de naissance : le « coup d’État » d’octobre 1917.

Présentée sous une forme quelque peu caricaturale dans le Livre noir du communisme, cette vision de l’histoire de l’URSS et, par extension, du XXe siècle, ne manque pas de séduire quelques grands historiens. François Furet avait frayé le chemin, il y a quelques années, avec Le passé d’une illusion (Laffont/Calmann-Lévy, 1995). Déjà pour Furet, souligne Bensaïd, la parabole du communisme s’expliquerait comme l’« autodéveloppement imaginaire d’un concept ». C’est précisément cette vision d’une genèse idéologique du totalitarisme soviétique que s’attelle à démolir Claude Lefort dans La complication, un livre remarquable par l’ouverture de ses horizons et la rigueur de sa critique. Sa cible est double : d’une part Furet, pour lequel les malheurs du siècle dérivent, pour bonne partie, de l’« illusion » communiste (ou même révolutionnaire tout court) ; d’autre part, l’historien américain Martin Malia, l’auteur de La tragédie soviétique (Seuil, 1995) qui voit le communisme comme la mise en œuvre d’une « utopie » contre nature. Empruntant sa formule au philosophe conservateur Waldemar Gurian, Malia caractérise le régime soviétique d’« idéocratie », l’extériorisation progressive d’une idéologie pernicieuse.

Sur la base de ces prémisses, le totalitarisme soviétique ne peut pas être analysé comme « un fait social total », selon la méthode indiquée par Marcel Mauss et revendiquée par Lefort, mais seulement comme une abstraction. Lefort, qui n’a certes pas attendu les ouvrages de Furet et de Malia pour critiquer le stalinisme, s’insurge contre ces simplifications qui, loin de marquer un progrès de la connaissance historique, témoignent plutôt d’une régression inquiétante à une approche réductrice typique des années cinquante.

Dans une série de chapitres qui proposent une relecture originale de Raymond Aron et de Hannah Arendt et qui s’appuient souvent sur les recherches de Marc Ferro, Lefort illustre la complexité du totalitarisme et de la société soviétiques. Leur intelligibilité historique, dit-il, n’est possible qu’au prix de la reconnaissance de cette « complication ». Lefort rappelle ainsi que le bolchevisme ne fut pas un monolithe mais un courant politique traversé de conflits, que Lénine avait fait l’objet de nombreuses critiques au sein du parti, avant comme après la révolution de 1917, et que l’émergence de ce que Malia caractérise comme une « caste » dominante tient à des processus sociaux et politiques complexes plutôt qu’à l’enracinement historique d’une idée. Face aux pourfendeurs du communisme, représentants pressés d’un tribunal de l’Histoire à la justice aussi sommaire que lacunaire, l’ex-animateur de Socialisme ou barbarie rappelle le caractère immoral d’un amalgame qui voudrait « englober dans la même catégorie les communistes et les opposants au stalinisme, alors que ces derniers, dans la mouvance marxiste ou anarchiste, furent les plus précoces et les plus constants critiques du régime soviétique et de la politique du Komintern ».

Enzo Traverso

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