Arash Mag : Qu’est ce qu’un intellectuel et qui est intellectuel ? Quel est le rôle d’un intellectuel ? L’appartenance à un parti ou à un groupe politique viole-t-elle l’indépendance des intellectuels ?
Daniel Bensaïd : La notion d’intellectuel est assez tardive dans le vocabulaire. Elle est évidemment le produit de la division sociale du travail, entre travail intellectuel et travail manuel notamment, institutionnalisée par l’Université et par les découpages de champs sociaux comme le champ littéraire. En France, on considère généralement que la figure de l’intellectuel comme conscience morale de la société a émergé à la fin du XIXe siècle, autour de figures comme Zola ou Péguy. Cette tradition s’est perpétuée de Sartre à Bourdieu notamment. En ce sens la figure de l’intellectuel moderne est liée directement à la sécularisation et à la séparation de la politique et de la religion. On peut donc dire que les clergés traditionnels remplissent une fonction de monopole intellectuel dans certaines sociétés holistes, mais ils ne correspondent pas à ce que l’on entend par intellectuel au sens moderne. Bien sûr, là où le processus de sécularisation a été particulièrement profond, il existe des figures hybrides, dont les grands théologiens de la libération peuvent être des exemples.
Mais aujourd’hui, avec l’intégration massive du travail intellectuel à la production et au salariat, la catégorie sociologique connaît sans doute une mutation majeure anticipée par Grasmci quand il disait qu’il existe peut-être des intellectuels (qui travaillent plus avec leur tête qu’avec leurs mains), mais qu’il n’y a pas de non-intellectuels. Tout le monde pense. Et de plus en plus. C’est sans doute ce qui explique le déclin du prestige symbolique de l’intellectuel généraliste dont Sartre fut la figure type au profit de ce que Foucault qualifia d’intellectuels spécifiques, exerçant une contre-expertise particulière dans un champ de compétence particulier.
Cette opposition entre généraliste et spécifique fait cependant l’impasse sur la notion d’intellectuel organique, qui n’est pas, contrairement à ce que semble parfois croire Bourdieu, un intellectuel enrégimenté à un parti, mais un intellectuel (qui peut d’ailleurs être un ouvrier ou un travailleur quelconque) qui exprime les aspirations d’une classe sociale nouvelle.
Je ne vois pas de rôle ou de mission propre à un intellectuel, distincte des devoirs de tout citoyen, si ce n’est peut-être de prendre un soin particulier de l’usage de la langue. Un intellectuel disposant d’un certain « capital symbolique », selon le vocabulaire de Bourdieu, en raison de son œuvre littéraire ou de son prestige académique peut l’utiliser pour défendre une cause, mais sans se donner l’illusion que ce statut social lui confère une compétence et une aptitude particulière, au-dessus du commun des mortels, pour se prononcer sur telle ou telle cause. Il utilise une tribune qui lui est plus accessible qu’à d’autres, mais il n’y a pas à en tirer gloriole.
Ce qui m’amène à répondre à votre question concernant l’intellectuel partisan membre de parti. Vous demandez s’il ne perd pas son indépendance. On comprend votre préoccupation quand on sait comment des intellectuels, culpabilisés par leur origine ou leur condition sociale, ont pu être des intellectuels serviles, soumis à l’autorité bureaucratique d’une direction, et disposés à prêter leur plume aux pires entreprises. Mais la réponse à la question n’est pas générale. Elle dépend du type de parti. Si c’est un parti démocratique, pluraliste, qui admet que les orientations politiques, les goûts esthétiques, les controverses théoriques, ne relèvent pas du même registre et de la même temporalité, alors je ne vois pas le problème. Au contraire : en des temps où la puissance de fascination médiatique peut faire croire à chacun, pour peu qu’il passe à la télé, qu’il est génial tout seul ; en ces temps d’individualisme forcené et de concurrence, je crois que pour un intellectuel, l’engagement partisan est un principe de modestie et de responsabilité. De modestie, parce qu’en militant avec des camarades de différentes origines sociales et culturelles, on vérifie chaque jour qu’on n’est jamais intelligent tout seul. Et de responsabilité, parce que, quand on milite dans un collectif, on a bien sûr le droit de se tromper, de changer d’idée, mais on ne peut pas effacer ses traces, zapper ses propos de la veille comme le font les intellectuels médiatiques irresponsables. Il faut s’expliquer, rendre des comptes, argumenter, penser dans la durée et non dans l’instantané, l’éphémère.
Arash Mag : Comment peut-on définir le pouvoir ? Le pouvoir est-il uniquement concentré entre les mains des dirigeants politiques ? Existe-t-il un pouvoir politique « légitime » ?
D.B. : J’essaie en général de ne pas penser par définition qui, sous prétexte de précision, enferment un phénomène dans une compréhension fixe et normative, alors que la langue est faite de rapports, donc de déterminations toujours en mouvement. Ainsi, pouvoir peut, en français du moins, signifier bien des choses : capacité, puissance, domination… sans jamais coïncider pleinement avec aucune de ces notions. La société, peut-on dire de manière très générale, est faite d’une série de rapports de pouvoir : pouvoir économique, politique, pédagogique, symbolique, pouvoir hiérarchique, pouvoir de genre, pouvoir générationnel. Il ne fait aucun doute que les problématiques de ces rapports chez Foucault ou de la pluralité des champs chez Bourdieu ont contribué à affiner notre compréhension des formes de pouvoir, mais c’est parfois au prix, dans les discours postmodernes, d’une équivalence de ces formes, dans laquelle le pouvoir d’État devient un pouvoir parmi d’autres, au mépris du rôle singulier qu’il peut jouer comme agent de reproduction et verrou des rapports sociaux. Cette dérive n’est évidemment pas sans conséquences sur la conception de la lutte politique, ses enjeux et ses stratégies.
Quant à la légitimité, elle est toujours l’objet d’un litige. Pour la bourgeoisie, la propriété privée des moyens de production est légitime parce qu’elle représente la juste récompense du travail, du risque ou du mérite. Pour le travailleur exploité, elle est illégitime parce qu’elle est la contrepartie de sa dépossession et la condition de son exploitation. Il en va de même de tout pouvoir. Légitime aux yeux de qui et selon quels critères ? La question est bien plus fondamentale que celle, juridique, sur les modes et les procédures de légitimation.
Arash Mag : Ceux qui coopèrent avec le pouvoir en place peuvent-ils continuer à être définis comme des intellectuels ? Dans un monde où le pouvoir est universel, les intellectuels peuvent-ils rester indépendants ? Comment le pouvoir politique fait-il pour museler les intellectuels ? Comment les puissances occidentales font-elles pour désarmer et intégrer les intellectuels ? Comment les dictatures utilisent-elles les intellectuels ?
D.B. : Tout dépend à nouveau de la définition que l’on donne de l’intellectuel. Si on définit l’intellectuel grossièrement par sa place dans la division sociale du travail et non par l’exercice d’un quelconque magistère social, il n’y a aucune raison de considérer que les intellectuels de pouvoir, les intellectuels médiatiques, les intellectuels des appareils idéologiques d’État, bref les intellectuels organiques des classes dominantes, sont moins intellectuels que les intellectuels critiques d’opposition. L’idée selon laquelle travailler sur les mots et les idées plutôt qu’avec des outils matériels implique une « indépendance » essentielle de l’intellectuel est mythique. Pour les intellectuels aussi l’existence détermine la conscience. Ils n’échappent ni au fétichisme de la marchandise, ni aux effets de l’idéologie dominante. Ils peuvent être asservis comme quiconque (achetés) par les intérêts financiers, mais aussi par les privilèges symboliques (l’image, la médiatisation), et cooptés dans les cercles dominants. Il y a certaines conditions dans le travail intellectuel qui peuvent fournir aux intellectuels des outils d’émancipation. C’est cette particularité que pointait Bourdieu en les définissant comme des « fonctionnaires de l’universel » (irréductibles donc à la vision particulière d’une classe quelconque). Mais il ne s’agit que d’une condition générale, insuffisante pour garantir leur indépendance vis-à-vis des puissances de l’État, de l’argent, ou des médias. Le seul contrepoids imaginable de mon point de vue à ces sirènes de la cooptation sociale, c’est l’engagement dans un collectif qui les rattache socialement à la classe critique susceptible de changer l’ordre établi. Ce qui nous ramène à la question de la responsabilité et de la modestie de l’intellectuel.
Arash Mag : Est-ce que les groupes d’opposition reproduisent les mêmes dynamiques et mécanismes que le pouvoir ?
D.B. : Bien sûr. Aujourd’hui, il est fréquent d’entendre imputer cette tendance à reproduire les rapports de pouvoir à « la forme parti ». C’est prendre la question par le mauvais bout. Toute organisation, partisane, syndicale, associative, tend à produire et à reproduire des phénomènes bureaucratiques aussi longtemps qu’existe une importante division sociale du travail, notamment entre travail manuel et intellectuel. C’est une tendance lourde des sociétés modernes complexes à laquelle s’ajoute, comme dans tout rapport de subalternité, la tendance des subalternes à adopter le comportement et la langue des dominants. C’est un effet de la domination symbolique. Tout cela est aujourd’hui bien connu. Le problème c’est : comment y résister. Il n’y a pas d’arme ou de remède absolu. Mais des principes qui peuvent contribuer à limiter ces tendances à la bureaucratisation : le pluralisme politique, la déprofessionnalisation du pouvoir, la limitation des privilèges matériels et symboliques, la rotation des mandats, l’indépendance des organisations politiques, syndicales et associatives envers l’État. Mais aussi et surtout la lutte aujourd’hui et demain pour la transformation du contenu, des finalités, et de la division du travail.
Arash Mag : Comment évaluez-vous les rapports entre les intellectuels iraniens et les puissances mondiales ? Entre les intellectuels iraniens et la République islamique d’Iran ?
D.B. : Ce n’est pas par souci « diplomatique » que je me sens incapable de répondre à cette question, mais d’abord parce que je ne connais pas suffisamment (si ce n’est par la presse et sans accès bien sûr aux textes en persan) la situation, et ensuite parce qu’il me paraît difficile de parler des rapports des « intellectuels iraniens » en général à la République islamique. J’imagine qu’il y a des intellectuels iraniens de différentes sortes (autant que chez les intellectuels français) qui entretiennent des rapports forts différents (d’adhésion, de soutien, de critique, d’opposition), avec le régime.
Arash Mag : À une époque où la volonté de pouvoir, de monter dans l’échelle du pouvoir et l’absence d’empathie poussent à l’uniformité de l’humanité comme thème du dialogue, est-il correct de voir dans les rapports entre les intellectuels et le pouvoir un enjeu majeur ? Quel est le prix que paient les intellectuels pour cet engagement ?
D.B. : Bien sûr, c’est une question majeure, mais il ne me semble pas possible de la traiter sérieusement comme une sorte de tête à tête ou de face à face entre les intellectuels et le pouvoir, indépendamment des « rapports réciproques de toutes les classes entre elles », de ce champ magnétique de la société dans son ensemble dont les pôles déterminent les mouvements et différenciations parmi les intellectuels. Quant au prix que risquent de payer les intellectuels pour leur engagement (répression, exil, censure, ou pire), il est peut-être différent du point de vue de la frustration, mais pas différent du point de vue du risque social et vital, de celui qu’encourt n’importe quel travailleur ou citoyen résolu à résister, à dire non, à défendre sa liberté de pensée au prix de sa liberté physique s’il le faut.
Arash Mag, Iran, 3 août 2009
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