XXIXe congrès du Parti communiste

La mutation difficile

Les discussions préparatoires au XXIXe congrès du Parti communiste1 sont organisées sur la base d’un document d’orientation, proposé par le comité national, entrelardé d’un « relevé d’opinions » en italiques rendant compte des questions les plus débattues. Ce procédé permet de se faire une idée des préoccupations principales des militants. Il ne leur permet pas, en revanche, de se prononcer clairement sur les points litigieux, à partir d’amendements ou de parties de texte alternatives.

Le document est composé d’un important préambule et de trois grands chapitres : 1) Les défis de notre temps ; 2) le projet du PCF ; 3) Le Parti communiste français. Nous reviendrons dans un article spécifique sur ce dernier point qui soulève des problèmes essentiels quant à la conception du parti, son régime interne, son rapport à la société.

Une mutation incertaine

Le préambule insiste sur l’importance de la mutation entreprise par le parti. Il souligne notamment que la lutte des classes, désormais élargie à « l’immense majorité du monde du travail » prend « une dimension et des contours nouveaux » : « C’est la nation elle-même, sa souveraineté, son identité, ses valeurs républicaines, qui est mise en péril par les projets des classes dirigeantes françaises et européennes. » Le texte propose par conséquent un « projet de socialisme à la française, démocratique et autogestionnaire » en rupture avec toute tentation étatiste : « Le dépassement du capitalisme implique le dépassement de tout ce qui le constitue, et notamment toutes les formes de domination sur la société et les individus. L’étatisme a fait la preuve qu’il ne peut pas accomplir cette mission. Historiquement, il a eu pour clef de voûte le dirigisme et pour corollaire le nivellement et la subordination des individus. Loin d’abolir l’aliénation à l’égard des moyens de production, des pouvoirs, des savoirs, il les a maintenus sous une autre forme. Il a également rendu possible cette dénaturation monstrueuse de l’espérance d’octobre 1917 que fut le stalinisme. »

En guise de bilan critique de l’héritage stalinien, c’est court, et maigre. Le stalinisme s’expliquerait par une conception étatiste du changement. Et réciproquement ? Stalinisme et étatisme se mordent alors la queue dans une tautologie parfaite, sans qu’il soit besoin d’expliquer les racines sociales d’une dégénérescence bureaucratique, ni de rendre compte des alternatives politiques qui se sont présentées face à chaque grande épreuve de la lutte internationale (montée du fascisme, guerre d’Espagne, issue de la guerre). En revanche, l’invocation du péché originel étatiste, si elle ouvre une possibilité féconde de discussion sur la démocratie, l’autogestion, le rapport du parti aux mouvements sociaux, permet aussi de plonger dans la pénombre le débat stratégique : il s’agit de se dégager « non seulement du modèle soviétique, mais d’une conception de la révolution symbolisée par un grand soir ».

Sous une forme aussi allusive et simplificatrice, personne ne saurait être en désaccord. Mais les obstacles cruciaux à une « transformation fondamentale de la société » ne sont guère traités. Grand soir ou pas, il faut bien résoudre la question de la propriété (qui est au cœur du mouvement socialiste et communiste bien avant les avatars du modèle stalinien !) et celle de l’État (qui n’est pas un simple organe technique à démocratiser mais une machine de classe à briser sous sa forme actuelle). Bien sûr, sur chacun de ces points le passif et la confusion sont tels qu’une longue et sereine discussion serait nécessaire, sur les rapports entre plan et marché, sur les formes de socialisation de la propriété, sur les rapports entre démocratie représentative et participative. L’inconvénient du texte, c’est qu’il paraît pencher dans un sens, sans fournir les éléments d’une véritable discussion.

D’où les interrogations exprimées par les militants, même s’ils ne remettent pas en cause la notion de « dépassement du capitalisme ». C’est pourquoi le document éprouve le besoin de préciser que « dépassement » s’oppose à « abolition brusque », mais ne signifie pas « adaptation ». Dépassement, abolition, adaptation : beau sujet de dissertation dialectique offert à la perplexité des militants. Ne vaudrait-il pas mieux essayer, sans préjuger des chemins inattendus de la lutte, de clarifier le contenu essentiel de ce qu’il est désormais convenu d’appeler par périphrase « transformation sociale » plutôt que « révolution » ?

« Le projet du Parti communiste »

On trouve des éléments de réponse dans le chapitre sur « Le projet du Parti communiste qui répond aux Défis de notre temps ». Les « grandes orientations de la politique nouvelle » sont résumées en cinq points : 1) « Une autre orientation de l’argent permettant de donner la priorité à la satisfaction des besoins des êtres humains » ; 2) « Une sécurité emploi-formation pour toutes et tous » ; 3) Un nouveau type de développement humain axé sur « le rôle moteur du secteur public » ; 4) « Une France active pour une autre construction européenne » ; 5) Enfin, « un nouvel âge de la démocratie ».

Désignant « l’ultralibéralisme » par son nom (« l’ultracapitalisme »), le texte met au centre un développement au service de la satisfaction des besoins. S’il évoque l’antagonisme d’un tel choix avec la logique du profit, il dénonce surtout la logique financière d’un capitalisme spéculatif et parasitaire au détriment de l’investissement productif. D’où les correctifs prioritaires que constitueraient la réorientation du crédit et les mesures fiscales. Or, sans préjuger de leur ampleur, la remise en cause de la logique du profit exige toujours des incursions énergiques dans le domaine de la priorité privée. La question apparaît d’ailleurs dans le passage sur le secteur public. Comment soustraire, non seulement la santé et l’éducation, mais aussi les transports, les communications, les productions stratégiques à la logique marchande ? La question aboutit inévitablement à remettre à l’ordre du jour la nécessité des nationalisations (tant dévaluées par l’expérience de 1981 !) : « Il est indispensable de prévoir des renationalisations et l’extension du champ du secteur public : ainsi la création d’un véritable service public du crédit qui implique la renationalisation du secteur bancaire ; la nationalisation de la Lyonnaise et de la Générale des eaux ; la constitution autour de France Télécoms d’un pôle public pour les industries et les services de la communication et de l’audiovisuel. »

Ce sont bien là certaines des mesures minimales que devrait prendre un gouvernement rompant réellement avec la logique libérale pour mettre l’économie au service des besoins sociaux. D’autres mesures de nationalisation seraient à discuter dans le secteur industriel et le bâtiment, ou concernant une grande réforme foncière. Mais surtout, ces nationalisations relèveraient encore de l’étatisme par ailleurs récusé sans de nouveaux droits de contrôle et de gestion directe par les salariés dans le cadre d’une planification démocratique.

De même, le point sur l’emploi et la formation fixe pour objectif d’assurer à toutes et à tous un emploi et une formation liée à l’emploi, en avançant notamment « une proposition neuve et de grande portée : « une sécurité emploi-formation ». Il se prononce en outre pour « une réduction significative du temps de travail sans perte de salaire », impliquant l’adoption d’une loi-cadre complétée par des négociations dans toutes les branches d’activités, pour aboutir, selon les spécificités et les possibilités à une réduction plus grande encore, jusqu’à 30 heures par semaine. Si l’on tire toutes les conséquences d’une telle option (malgré son caractère assez évasif : pas de chiffrage de la réduction immédiate faisant l’objet de la loi-cadre, référence aux spécificités et possibilités…), on est conduit à envisager une redéfinition radicale de l’organisation et du contenu du travail inimaginable sans l’émergence d’un double pouvoir dans l’entreprise allant bien au-delà des droits syndicaux actuels ou des lois Auroux.

Enfin, sur les questions fondamentales de l’immigration et de l’Europe, le document confirme l’inflexion positive perçue ces derniers temps, notamment à l’occasion de la lutte des sans-papiers. Il rejette fermement le discours rendant l’immigration responsable des difficultés sociales – « ces arguments sont non seulement humainement inacceptables mais ils n’ont aucun fondement rationnel » – et avance une série de revendications élémentaires : « le droit de vote des immigrés aux élections locales », une action efficace contre le travail clandestin organisé par le patronat, « l’abrogation des lois Pasqua qui transforment des immigrés en situation régulière en clandestins », la réaffirmation « des principes du droit d’asile et du droit du sol »… Plus généralement, le texte développe la nécessité de « nouvelles solidarités » : « Solidarités entre les sans-droits et le reste de la population. Solidarités entre chômeurs, précaires et salariés ».

Quant à l’Europe, « le Parti communiste se prononce fermement pour une construction européenne » et « propose une révision en profondeur des engagements européens de la France ». Tout en confirmant son « non de gauche » à Maastricht, il préconise « un instrument de coopération monétaire, un écu nouveau fondé sur les monnaies nationales », « une taxation commune des mouvements de capitaux et une coopération entre services publics », la limitation des pouvoirs des assemblées non élues. Il demande « un référendum sur le passage ou non de la France à la monnaie unique ». Enfin, quant à l’élargissement, il formule le besoin d’un « cadre nouveau », à avoir un « Forum des nations d’Europe incluant tous ces pays, y compris la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine », ainsi qu’un « pacte de solidarité Nord-Sud ».

« Qu’allons nous faire en 1998 ? »

Outre ces propositions, le chapitre sur le Projet communiste comprend un deuxième volet sur « les conditions politiques du changement », qui, à en juger d’après l’importance des passages en italiques, est l’un des plus discutés. On sent peser fortement entre les lignes l’obsession des militants de ne pas répéter l’échec et les dégâts de l’Union de la gauche tout en cherchant une issue politique à la crise et aux mouvements sociaux. Les formules proposées restent algébriques : « une union nouvelle fondée sur l’intervention citoyenne » en vue d’un « rassemblement majoritaire de notre peuple ». Mais les hypothèses se précisent lorsqu’est posée la question « qu’allons-nous faire en 1998 ? ». Les conditions d’une alternative progressiste permettant d’aller au gouvernement seront-elles réalisées ? Des ministres communistes, oui ou non ? Réponse : « Nous ne conditionnons pas notre participation à la mise en œuvre pure et simple de nos propres propositions, mais il faut que la politique qui s’appliquera rompe avec celle de la droite, qu’elle soit une politique de gauche » qui devrait nécessairement comporter des mesures significatives de progrès social et de réduction des inégalités […], les renationalisations nécessaires, des droits nouveaux accordés aux salariés et aux citoyens, une rediscussion en profondeur de nos engagements européens pour remettre en cause toute disposition qui porte atteinte à la souveraineté nationale. »

Cette réponse est assez vague pour laisser ouvertes plusieurs possibilités. On y sent la forte tentation de participation gouvernementale en même temps que la crainte de la crise qu’elle pourrait provoquer chez des militants échaudés par la précédente expérience. Ainsi s’éclaire le flou qui traverse le document quant aux rapports entre « le projet communiste » censé définir l’identité du parti et les propositions d’urgence pour un éventuel gouvernement de gauche : ce clair-obscur et la généralité de certaines formulations ouvrent un assez large espace négociable avec la direction du PS, notamment sur l’Europe où l’accent porte davantage sur la réforme des institutions et du processus que sur un renversement de perspective conditionnant par exemple toute avancée institutionnelle ou monétaire à des critères sociaux de convergences et à la constitution d’un véritable « espace social européen ». De même, l’interrogation compréhensible sur les conditions d’une participation gouvernementale est posée indépendamment du rapport, pourtant décisif, entre les mouvements sociaux et la représentation politique, comme si le rapport de force au sein de la gauche, vis-à-vis du Parti socialiste ne se jouait pas autant et plus dans les mobilisations réelles que dans les alliances électorales.

Globalement, le document dégage l’impression d’une mutation en suspens, d’un arrêt au milieu du gué, en équilibre instable, entre une critique du passé débouchant sur un réel engagement à gauche, et une social-démocratisation lente. C’est certainement pourquoi la conjoncture politique (les leçons des luttes de décembre, la poussée confirmée du Front national, l’évolution au sein de la gauche) en est étrangement absente.

Rouge n° 1708, 21 novembre 1996.

Documents joints

  1. Daniel Bensaïd a écrit trois articles sur le XXIXe congrès du PCF que nous publions sur ce site : « La mutation difficile », « Quel parti pour les communistes », « Le centralisme démocratique ». Voir également « Hermier et le pôle de radicalité », à propos de la contribution de Guy Hermier à ce XXIXe congrès.
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