Le nouvel opium

Par Olivier Doubre

Daniel Bensaïd, Éloge de la politique profane, Albin-Michel, Paris, décembre 2007

Daniel Bensaïd, Un nouveau théologien, B.H. Lévy, éditions Lignes, Paris, janvier 2008

Dans ses deux derniers ouvrages, Daniel Bensaïd analyse respectivement la crise de la modernité et la profession de foi libérale de Bernard-Henri Lévy.

Mécréant : « qui ne professe pas la foi considérée comme vraie ». Profane : « qui est étranger à la religion ; qui n’est pas initié à la religion » (dictionnaire Le Robert). Ces définitions des adjectifs figurant dans le titre des deux ouvrages de Daniel Bensaïd – Éloge de la politique profane et Un nouveau théologien Bernard-Henri Lévy (Fragments mécréants II) – éclairent bien le positionnement identique que celui-ci a choisi vis-à-vis de deux objets a priori assez éloignés. Celui d’un observateur étranger aux croyances dominantes de cet air du temps néolibéral, guerrier ou sécuritaire, qui caractérise notre époque, quand bien même on ne doutait pas que cet incorrigible marxiste se posât en tout cas en adversaire des multiples « opiums du peuple », qu’ils soient ancestraux ou remis au goût du jour.

Alors que le domaine alloué à la politique semble de plus en plus reculer face à une « économie automate », l’auteur dresse, dans Éloge de la politique profane, un diagnostic très complet de cette « crise du paradigme de la modernité politique » à laquelle nous assistons, selon lui, en ces temps de globalisation marchande. Longtemps, en effet, l’État-nation souverain constitua le « cadre politique et spatial dominant des luttes de pouvoir », au sein duquel le compromis social keynésien était venu, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans les pays industrialisés, ajouter des fonctions régulatrices des inégalités aux mécanismes de légitimation démocratique. Or, la mondialisation néolibérale et financière a mis à mal cette construction, en faisant « rétrécir les espaces publics », croître les discriminations et diminuer peu à peu la réalité du concept de citoyenneté.

Mais le plus inquiétant pour Daniel Bensaïd est sans aucun doute le fait que le processus de sécularisation qui avait accompagné l’avènement de la modernité semble mis aujourd’hui « à rude épreuve » par la crise de celle-ci. La modernité avait en effet signifié pour l’homme l’apprentissage de la liberté – et l’angoisse – d’avoir à décider seul, sans dieu : la politique, devenue « profane », est donc depuis lors une « aventure incertaine, privée du secours d’une quelconque transcendance ». Puisque les solidarités et les nations se délitent aujourd’hui de plus en plus, les dieux ou les idoles semblent être en situation de réapparaître avec force.

Déjà, dans le premier opus de ses Fragments mécréants, Daniel Bensaïd notait que « la revalorisation religieuse est inversement proportionnelle à l’affaissement de la vitalité civique »1. Le risque s’accroît ainsi de voir « la politique profane rechuter alors dans les brumes du sacré et retourner au giron de la théologie ». La mondialisation allant de pair aujourd’hui avec la guerre impériale contre « l’axe du Mal », un tel « renversement » est d’autant plus à redouter que, déjà, la « guerre globale, “humanitaire” ou “éthique” » est souvent présentée littéralement en termes de croisade, alors que « les classes se décomposent en masses et les peuples en tribus ».

En complément de cette analyse, le second ouvrage du philosophe analyse les élucubrations du « théologien » Bernard-Henri Lévy sur la gauche française, présentées dans son récent Ce grand cadavre à la renverse dont l’une des phrases résume bien le propos : « C’est vrai, je suis un peu sourd à la question sociale. Que voulez-vous, on écrit avec son intelligence et avec son inconscient »… Daniel Bensaïd décortique ainsi avec patience cette surdité et la « novlangue » de BHL, dont une grande partie du livre consiste à diaboliser « l’autre gauche », celle qui n’a pas renié ses origines et ses principes, et refuse sa prétendue « modernisation sociale-libérale ». En se concentrant sur cet exemple hexagonal, l’auteur propose donc un nouveau « fragment mécréant » contre cet authentique missionnaire de la foi libérale. En faisant là œuvre de critique profane.

  1. Daniel Bensaïd, Fragments mécréants, Lignes, 2005, p. 163.
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