Le pari de la lutte

Nouveaux Regards : Dans Le Pari mélancolique1, vous prenez pour point de départ la crainte d’une disparition de la politique telle que l’a formulée Hannah Arendt. Son jugement vous semble renforcé par l’enchevêtrement des temps et l’éclatement des espaces entraînés par la globalisation capitaliste. Mais dans d’autres écrits, vous affirmez qu’on assiste à un « retour de la question sociale » au travers de multiples mouvements sociaux qui paraissent constituer une nouvelle dynamique politique. Cette tension vous semble-t-elle caractériser l’actualité ?

Daniel Bensaïd : Oui, tout à fait. Ce qui est difficile, c’est de démêler ce qui est de l’ordre des tendances lourdes, que reflète par exemple l’inquiétude d’Hannah Arendt quant à une éventuelle disparition de la politique. Tendance lourde qui est liée, pour reprendre le thème de Seattle, à la marchandisation du monde, à la privatisation du monde. Cette généralisation de la production marchande a pour contrepartie un rétrécissement de l’espace public, une perte de substance de l’espace public, l’effacement des comportements civiques et le risque de voir la politique se dissoudre dans les automatismes marchands. Ce n’est jamais tout ou rien mais c’est une tendance nette. Elle peut s’accompagner d’autres phénomènes, sur lesquels j’ai plus de points d’interrogation que de réponses, tels que les phénomènes d’atomisation sociale liés aux nouvelles formes de consommations culturelles. Est-ce que le développement de ces dernières se prête encore, et à quelles conditions, à la reconstruction d’espaces et de comportements collectifs ? C’est une question que je laisse ouverte. Tout ceci revient à la difficulté qu’il y a à faire la part, dans la conjoncture, du mouvement social et politique entre ce qui relève d’évolutions sociales ou économiques de longue durée et ce qui est imputable aux défaites politiques. Et Dieu sait qu’elles sont lourdes ces défaites… Pour moi évidemment, la défaite majeure, c’est la manière dont la réaction stalinienne ou bureaucratique quel que soit le nom dont on l’affuble a compromis les espérances du début du XXe siècle. Mais à une autre échelle, les quatorze ans de cynisme mitterrandien pèsent aussi. Et ce ne sont pas seulement des brouillages idéologiques, ce sont de vraies défaites sociales qui se sont accumulées. 1995 marque indiscutablement un tournant ou une inflexion, par rapport à cette série de défaites d’ampleur inégale, même si le plan Juppé s’est appliqué, même si les privatisations ont eu lieu aussi… Tout ceci alimente le versant, non pas pessimiste, mais inquiet parce que l’inquiétude peut être féconde et fertile.

Nouveaux Regards : La difficulté de reconstruire un mouvement social et une idéologie du mouvement social ne tient-elle pas pour une part à la récupération par le néocapitalisme d’un certain gauchisme culturel comme le soutiennent par exemple Luc Boltanski et Ève Chiapello ?

Daniel Bensaïd : Oui et non. On retrouve la même question, mais sous un autre angle. Pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, je trouve l’ouvrage passionnant. Boltanski et Chiapello ont la prudence de préciser qu’ils font une étude du discours du management. Il y a encore un écart heureusement entre le discours et la réalité, même si ce discours est révélateur de processus déjà à l’œuvre. En revanche, il y a un point qui me paraît faible qui concerne la question que vous posez sur le divorce entre ce qu’ils appellent la « critique artiste » et la « critique sociale » du capitalisme. Ce divorce ne me paraît pas du tout fatal. Il y a des moments, au contraire, où la critique des injustices sociales et des inégalités, est étroitement liée à la « critique artiste » de l’aliénation dans le travail, de la réification, du fétichisme marchand, etc.

Nouveaux Regards : Dans les mouvements réels, les deux formes de critique sont toujours mêlées ?

Daniel Bensaïd : Elles sont souvent mêlées. L’effet d’amplification tient plus à des défaites politiques qu’à une sorte de double nature intrinsèque de deux types d’aspirations. Dans la série des défaites sociales, les secteurs qui étaient les composantes clés du rapport de force du point de vue du mouvement ouvrier ont été laminés ou considérablement affaiblis.

En revanche, les ouvertures politiques qui se sont produites en direction de la génération intellectuelle, j’entends par là les intellectuels au sens large, ont constitué un appel d’air social et aussi politique. Que l’on pense par exemple aux réformes touchant à la famille, à la sexualité, qui correspond au renouvellement du personnel politique avec l’arrivée du Parti socialiste aux affaires. Dans les mouvements, cet écart se resserre considérablement dans les moments de mobilisations. 1995 en est le plus clair exemple. On ne peut pas opposer « la gauche sociale » et « la gauche morale » avec d’un côté le mouvement ouvrier un peu ringard et de l’autre les modernes, l’image, le projecteur, les cinéastes. En réalité, on est bien placé pour le savoir, dans les supports militants de ces mouvements, on trouve les mêmes personnes. Je crois que le lien est moins spontané qu’il a pu être à d’autres moments mais il y a toujours un mélange de raisons et les raisons proprement politiques ne sont pas les moindres.

Nouveaux Regards : Il y a donc des raisons d’espérer en une nouvelle dynamique politique ?

Daniel Bensaïd : Il y a en effet d’un côté l’inquiétude de l’affaissement de la politique et de l’obscurcissement des horizons d’attentes, mais il y a aussi autre chose.

Nous sommes dans une période de réorganisation du capital et de transformation des modes d’exploitation et de domination. On sort sans doute de défaites mais le conflit social lui n’a pas disparu. Or dans le conflit se reconstituent des forces, des pratiques et des idées. C’est un phénomène récurrent dans l’histoire. En 1830, les noms de Robespierre et de Saint-Just étaient devenus imprononçables. Au milieu des années quatre-vingt, celui de Marx ne faisait pas recette. Il a repris un petit peu de couleurs depuis. Cela fait partie des va-et-vient. Je travaille en ce moment sur la période de l’installation et du séjour de Marx à Londres entre 1850 et 1875. Vous me direz quel rapport ? Ce qui est passionnant là-dedans, c’est que le télégraphe et le chemin de fer – l’Internet de l’époque –, la rotative et la navigation à vapeur, accompagnent une poussée de mondialisation avec son cortège de spéculations, de faillites des actions de chemin de fer, comparables aux hauts et bas du Nasdaq. Avec cette poussée de modernisation et ce dynamisme du capital, dont Londres et Paris sur le plan urbain sont l’inscription matérielle, apparaissent les conditions de la création de la Ire Internationale2. Il se passe aujourd’hui à l’échelle internationale, avec une autre ampleur, des choses semblables. Il y a par exemple cette espèce de géographie des résistances aujourd’hui où, de noms propres en noms propres, de Seattle à Nice en passant par Prague, quelque chose de neuf se tisse. Je pense qu’il y a un nouvel internationalisme sans patrie du socialisme, ce qui est d’autant mieux pour le moment. Ce nouvel internationalisme, c’est l’envers de la mondialisation. Le mouvement social aussi se mondialise.

Nouveaux Regards : Selon vous, il y a des cycles discordants et disparates entre le mouvement du capital et le mouvement du conflit social. En même temps, vous soutenez que rien aujourd’hui n’est pareil. Il y a donc de vraies ruptures dans le cours de l’histoire. Vous n’hésitez pas à caractériser la période dans laquelle nous sommes comme étant celle de la « crise du progrès » ou de la « crise du progressisme ». Cette crise de la foi dans le futur n’existait justement pas en 1850 à l’époque de Marx. Comment peut-on concevoir un retour du mouvement social quand il n’y a plus cette foi presque religieuse dans l’avenir ?

Daniel Bensaïd : Marx, de ce point de vue, sans en être totalement dupe d’ailleurs, reste, pour aller vite, dans les illusions et les enthousiasmes du progrès. Il se chamaille avec son ombre. On connaît la métaphore : « Les révolutions sont les locomotives de l’histoire ». On ne peut pas exprimer mieux cette confiance dans le cours de l’histoire. Évidemment, et c’est une banalité philosophique de le redire, après deux guerres mondiales, après le nazisme et le stalinisme, on n’a plus le même rapport à l’avenir historique. Ceci dit, là encore, cela pose un problème qui n’est pas élucidé : on vit sur une idée du temps historique qui n’a pas existé de toute éternité et qui est largement le résultat de la Révolution française. L’idée qu’on ne vit plus en référence aux grands modèles passés, en puisant indéfiniment dans le réservoir d’histoires édifiantes. L’essai sur les révolutions de Chateaubriand n’a aucun fil chronologique. Il va puiser en Grèce antique ou à Sparte des modèles pour le présent.

Le rapport au temps est probablement encore en train de se modifier avec une rétraction de la perception temporelle autour d’un éternel présent. On le voit jouer dans le discours politique : ni programmes, ni projets mais une gestion prosaïque du court terme. Est-ce irréversible ? Est-ce l’effet d’une modification du rapport à la temporalité, à la culture ? Ou est-ce l’effet d’une dépression politique passagère ? Probablement les deux.

L’autre aspect de la question qui n’est pas le moindre, c’est qu’on peut se mobiliser, lutter, mettre toute l’énergie nécessaire aux défis de l’époque sans avoir besoin d’une dose de croyance. Je crois que le défi n’est pas dans la recherche d’une religiosité de remplacement. On aura suffisamment de réflexes confessionnels à combattre. Le défi c’est plutôt de faire un pas supplémentaire dans la laïcisation politique. Est-ce que l’on sera capable de faire cela sans avoir besoin de se doper avec une EPO plus ou moins religieuse ? Cela serait finalement une des retombées positives de toutes les misères du siècle qui s’est terminé : le travail de deuil peut aussi aboutir à une laïcité politique radicale. Je fais le pari que c’est possible.

Nouveaux Regards : Au nom de quoi, en vue de quoi, parier s’il n’y a plus de croyance et de religieux ? L’idée du pari renvoie chez vous à l’imprévisible et à l’incertain. Le sens de l’histoire et les certitudes sont finis, vous faites appel à Pascal mais vous paraissez très loin de sa foi. Pourquoi parier sur la révolution ?

Daniel Bensaïd : Pascal est un sujet passionnant. Ma lecture est tout simplement dérivée du commentaire qu’en fait Lucien Goldmann3. Ce dernier dit qu’à partir du moment où la condition moderne n’est plus sous garantie d’un ordre divin, sous garantie d’un ordre scientifique ou d’une fin assurée de l’histoire, toute action est forcément pour une part au moins dans le registre du pari.

Il faut lutter, il faut résister, on ne sait pas si cela peut déboucher ou non sur une société harmonieuse, sur la paix universelle. C’est ce que j’appelle un pari raisonné. Ce serait un pari arbitraire si on avait une sorte d’idée révélée de ce que devrait être la bonne société. Alors que, depuis Marx, le pari est un pari laïque, un pari raisonné parce qu’il s’appuie, ou du moins le prétend-il, sur des contradictions intimes de l’ordre social et sur les forces qu’elles produisent. C’est un pari sur une potentialité ou sur une possibilité existante, pas sur un décret arbitraire de la volonté. D’où la nécessité de déchiffrer la forme contemporaine des contradictions et des luttes toujours en changement depuis les Luddites4 anglais jusqu’aux syndicalistes modernes.

Nouveaux Regards : Où repérez-vous les forces ou phénomènes de la société qui rendent compte de ces contradictions ?

Daniel Bensaïd : Le rapport marchand s’est généralisé à un degré où évidemment il ne l’était pas à l’époque de Marx. Du coup, ce rapport marchand, au-delà de la sphère propre de la production, affecte à peu près tous les domaines et tous les pores de la vie sociale. Cela veut dire qu’il existe une base sociale élargie pour la lutte. L’énumération des mouvements sociaux (les luttes syndicales, le logement, l’écologie, les femmes) ne me satisfait pas. Les plus conservateurs disent : il y a l’écologie, le logement, les femmes, les homosexuels et puis il y a le salariat, comme un + n dans l’énumération. En réalité, il y a un unificateur de ces révoltes, il y a une base « objective » à une convergence de ces résistances.

Rassembler, unifier n’est pas une sorte d’acte arbitraire de la volonté, car on tomberait alors dans l’idée d’une avant-garde morale ou éthique. Dans cette actualité-là, le grand unificateur et le grand sujet de l’époque dont nous sommes finalement les membres aliénés, c’est le capital lui-même. Chez Marx, Le Capital n’est pas seulement le titre d’un livre : c’est le sujet, c’est l’automate, le vampire, le fétiche, etc. On pense toujours à l’ombre du capital. Tout le problème, c’est de s’en défaire.

Quelle que soit la disparité des mouvements, ils peuvent trouver des points communs. Ainsi, et c’est une affaire entendue depuis les acquis du mouvement féministe, il y a une imbrication inextricable de la division sexuelle et sociale du travail. On ne peut pas lutter sérieusement contre l’un sans lutter contre l’autre, ce qui ne veut pas dire que la division sexuelle du travail sera résolue parce qu’on aura nationalisé ou socialisé telle ou telle entreprise. De même, dans le domaine écologique, comment gérer notre relation aux conditions même de reproductibilité de l’espèce qui relève d’une autre temporalité que celle du capital ? C’est une gestion politique et démocratique sur le long terme où le marché ne suffit pas. On pourrait multiplier les cas. Ce n’est pas une mosaïque, une juxtaposition de mouvements, il y a des logiques convergentes. Mais alors dedans, est-ce que tout est équivalent ? C’est une autre question.

Je pense qu’il y a quand même deux contradictions dans la société qui occupent une place majeure et durable : contradiction du rapport salarial dans une société capitaliste, essentiellement exprimée par le mouvement syndical, et l’oppression de sexe. Ce sont des constantes. Pour d’autres mouvements, il y a des intermittences plus ou moins importantes comme le montre le mouvement antifasciste : quand Le Pen monte, Ras l’front5 se développe, si le danger baisse, il faut essayer de maintenir la vigilance. Quand on est salarié, on l’est tous les jours.

Nouveaux Regards : Vous utilisez volontiers le mot « résistance ». Est-ce une concession à l’air du temps ? Est-ce que le terme rend compte du fait qu’il est difficile de percevoir un front unique des luttes ?

Daniel Bensaïd : Nous ne sommes pas sortis de la défensive. Il faut commencer par se défendre pour espérer un jour contre-attaquer ou en tout cas, renverser un peu le rapport de force. Ceci dit, vous m’avez touché sur un point sensible : cela ne s’est pas toujours dit dans ces termes-là, c’est vrai. Sur le terrain confidentiel de la production philosophique, depuis le début des années quatre-vingt, on peut dire en simplifiant énormément que face au discours dominant, sorte de fatalisation du marché, de l’histoire, de l’économie, qu’il y a eu deux discours ou deux ruptures qui ont un statut philosophique déclaré. D’un côté, il y a ce que j’appelle « les discours de la résistance ». Le plus puissant a été celui de Françoise Proust dans son beau livre intitulé De la résistance6. C’est à la fois un défi social à la situation parce qu’elle était engagée et un défi personnel parce qu’elle luttait contre son cancer.

Résister, c’est toujours résister à l’irrésistible, c’est un défi qui se suffit à lui-même. Ce n’est pas un projet de société, ce n’est pas un modèle de rechange, c’est une sorte d’impératif dont la raison vient après. On résiste à l’indignité et à l’injustice. On n’a pas besoin de connaître ce que serait une justice en positif pour résister à l’injustice. De l’autre côté, il y a un discours axé sur l’événement. Cette pensée de l’événement, avec toute l’ambiguïté de la chose, consiste à mettre l’accent sur le possible et pas seulement sur le nécessaire ou sur les automatismes, c’est mettre l’accent sur la subjectivité comme le font Jacques Rancière, Alain Badiou, Gilles Deleuze ou Jacques Derrida avec une certaine idée du Messie et du Messianique.

Le danger, comme on le voit chez Badiou7, c’est de rendre à l’événement un parfum de miracle. Comme on est dans une situation mauvaise du point de vue des rapports de force, on se laisse aller à l’attente du surgissement d’une possibilité inconditionnée. Par là il est facile de décoller de l’histoire. Mon problème, c’est le risque de divorce entre, d’un côté, les discours de la résistance qui sont sans concessions mais qui finalement s’installent dans le moment nécessaire du négatif et, d’un autre côté, l’attente de l’événement ou d’un salut venu d’on ne sait trop où, sans doute de l’improbable… Faire de la politique aujourd’hui, c’est réarticuler résistance et possibilité de l’événement. Est-ce que l’on peut encore penser le rapport de la politique à l’histoire et dans l’histoire ? Est-ce qu’on est condamné à l’instantané, au jetable, à l’éphémère… Sauver la tradition du conformisme comme disait Walter Benjamin et en même temps inscrire au moins dans une probabilité d’un horizon historique régulateur. Sinon, le monde est réduit en miettes.

Nouveaux Regards : Le « mouvement social » est une expression que vous n’utilisez pas ou peu. Est-ce parce qu’elle semble indiquer une espèce de « sens de l’histoire inéluctable », de direction, de sens et d’essence de l’histoire ? Renvoie-t-elle encore trop à toute cette idéologie progressiste comme vous le dites dans Le Pari mélancolique, qui était le lot des grandes organisations bureaucratiques ?

Daniel Bensaïd : Il y a un peu de tout cela dans la réticence à parler au singulier du « mouvement social ». Il y a d’abord une remarque générale. Le goût du singulier est aussi un produit de la Révolution française, et non pas spécialement du marxisme. Et la grande mise au singulier, c’est justement la Révolution. Auparavant, on parlait des révolutions, des arts, des sciences, des progrès. Tout à coup, il nous est sorti une kyrielle de majuscules : le Progrès, la Révolution, la Science, etc.

L’essai de Chateaubriand que j’évoquais tout à l’heure, c’est un essai sur les révolutions ; l’essai d’Hannah Arendt, c’est l’essai sur la révolution. Dans la philosophie des sciences, on est prudent sur la Science, avec majuscule et au singulier, parce qu’il y a des pratiques scientifiques, etc. L’Art majuscule aujourd’hui devient bien incertain, peut-être que la Révolution aussi. Il y a donc une réticence à ne pas se donner finalement la commodité d’un singulier problématique. Le mouvement social, au singulier, suppose finalement un degré de cohérence, peut-être possible dans l’avenir mais qui reste à construire. Ce n’est jamais une donnée naturelle. À l’inverse, il ne faudrait pas abuser du pluriel. Hegel a une formule assassine quand il parle à propos d’une certaine pluralité d’« une diversité sans différence ». Or le problème, c’est bien de travailler les différences, non de les noyer dans une diversité indifférente ou neutre. S’il y a pluralité de mouvements, en quoi cette pluralité peut-elle faire mouvement vers un horizon d’universalité ? L’autre raison de la réticence à hypostasier le mouvement social, c’est qu’on lui attribue une mission, qu’on réinvestit dans une mythification du mouvement social les déceptions venues d’ailleurs.

Quelles sont les relations entre le politique et le social ? Entre les partis et les mouvements ? Je ne crois pas que les partis politiques soient par nature pervers et obsolètes. Je pense que leur intervention militante est plutôt, au contraire, une condition pour avoir des rapports explicites dans le respect de l’autonomie, de l’unité des mouvements sociaux. Il y a finalement un certain basisme du mouvement social tenté par la démagogie et qui peut devenir manipulatoire par un autre biais.

Nouveaux Regards : Dans le monde syndical depuis les années quatre-vingt-dix, il y a une certaine réticence à faire appel aux concepts anciens et même aux formes de luttes anciennes. N’y a-il pas un certain danger dans ce rejet au nom de la « modernité » ?

Daniel Bensaïd : Cette modernité a en effet ses dangers et je pense que là-dessus il n’y a pas de modèle. La critique des organisations centralisées, lourdes, voire bureaucratiques a sa portée et ses limites. Un réseau peut être aussi bureaucratique et manipulateur qu’un gros appareil syndical. À la limite, consulter les gens par Internet sans qu’ils se déplacent, c’est une commodité mais c’est une commodité qui a ses effets pervers. C’est aussi de la délégation. Je suis frappé par une demande assez forte de sociabilité politique ; les gens se déplacent pour aller à des réunions, des fois ennuyeuses, en plein hiver. C’est un peu particulier à la France sans doute, mais sans tomber dans « l’exception française », je crois que les mouvements de 1995 ont un rôle en ce domaine et que les conséquences dans le champ intellectuel ne sont pas du tout négligeables.

Il y a eu « l’effet Bourdieu ». La fondation Saint-Simon s’est auto-dissoute. Bernard-Henri Lévy s’intéresse à Sartre davantage qu’à Aron, c’est un signe qui ne trompe pas. Plus sérieusement, les initiatives d’Espace Marx8 que ce soit sur le Manifeste communiste où à La Villette9, les congrès Actuel Marx, la naissance d’un cinéma social en France, tous ces signes montrent qu’il y a quelque chose qui a changé. C’est très différent de l’Italie, où l’intelligentsia de gauche qui était très importante, a subi une débâcle considérable. En gros, il y une culture Monde diplomatique. Quand vous parlez de quelque chose qui a fait l’objet d’un article important dans le Diplo, les gens s’en souviennent. C’est un milieu social qui comprend beaucoup d’enseignants. C’est une forme de culture politique de gauche aujourd’hui, qui passe par Attac par exemple.

Nouveaux Regards : Avez-vous l’impression que le cercle des militants et des actifs s’est considérablement élargi depuis ces deux ou trois dernières années ?

Daniel Bensaïd : Il y a quand même un renouvellement des réseaux depuis 1995, tous les indices sont là. Sur le plan syndical, c’est le moment d’une reprise. En revanche, il y a une autre inflexion à ne pas oublier, c’est 1997 : la gauche au gouvernement recomplique quand même les choses. Contre Juppé, c’est facile, c’est clair et net mais là après, il y a les négociations, l’Unedic, etc. En même temps, ce n’est pas non plus un retournement. Il y a des formes de radicalité syndicale qui prolongent 1995. Mais les problèmes d’orientation sont plus compliqués. La question des jeunes est également une question énorme. Christophe Aguiton10 dit qu’il y a une vraie remobilisation de la jeunesse qui prend des formes écolo-libertaires en Angleterre, qui renaît en Italie et même en Espagne. C’est en France que c’est le moins sensible. Christophe a une hypothèse : la génération de 68 obstrue trop encore et fait obstacle à une affirmation des nouvelles générations.

Nouveaux Regards : Ces signes, aussi nombreux soient-ils, suffisent-ils à vous rendre optimiste ?

Daniel Bensaïd : C’est même plus que des signes. Il faut distinguer deux choses : les choses ont mûri dès le début des années quatre-vingt-dix mais Seattle est une inflexion majeure au moins dans le registre symbolique. Le message qui en est sorti à l’échelle planétaire, « Le monde n’est pas une marchandise », est un message de refus qui marque un coup d’arrêt aux euphories libérales, aux illusions du marché et qui va de pair avec des alertes sérieuses comme les crises financières de 1998. Le dernier rapport de l’Onu sur l’indice de développement humain11 montre un résultat accablant : les années de croissance tant vantées, n’ont pas du tout réduit les inégalités, ni entre pays, ni au sein des pays, ni entre hommes et femmes. D’où les propos du directeur de la Banque mondiale qui dit : « D’accord pour la mondialisation mais bien tempérée, etc. ».

Cette inflexion ouvre des possibilités nouvelles autour de la question « que voulons-nous que le monde soit ? ». Cela remet en branle une conception du bien public, du service public, du bien commun. Cela revient par tous les biais, que ce soit les problèmes des peurs alimentaires, du climat, des logiciels gratuits. Le chapitre de la marchandisation du vivant est à peine entrouvert, mais là on va en voir de belles. Il y a de plus en plus de monde qui se pose la question. On est à un effet de seuil où l’humanité peut non seulement maîtriser, selon la formule consacrée, la nature, mais en même temps, avoir une incidence nouvelle sur ce que l’espèce humaine elle-même peut devenir. En laissant cela aux arbitrages marchands, que ce soit la commercialisation de l’embryon, des clones, etc., on est quand même dans un avenir cauchemardeux. Après avoir été sonnés par la contre-réforme libérale des années quatre-vingt, beaucoup se sont remis en marche. Cela dit, le rapport de force est tellement détérioré que ce ne sont que des repousses fragiles. Mais je suis résolument optimiste : on n’est pas dans l’abattement ou la morosité des années quatre-vingt. Et de toute façon, il faut essayer. On revient au pari laïque. On n’est pas sûr de réussir mais il faut essayer et ce qui se passe donne des raisons d’espérer raisonnablement. Voilà le principe actif qu’il faut se donner.

Finalement, le vrai pessimisme c’est Furet qui conclut Le passé d’une illusion12 par l’idée que le capital est l’horizon indépassable de tous les temps. Si c’est vrai, il y a plus que de l’inquiétude à se faire.

Nouveaux regards, revue de la FSU
2000

Documents joints

  1. Daniel Bensaïd, Le Pari mélancolique, Fayard, 1997.
  2. Ire internationale, fondée par Karl Marx lui-même.
  3. Cf. Goldmann Lucien, Le Dieu caché, Gallimard, 1976.
  4. Luddites : ouvriers anglais que l’on a accusés, au début du XIXe siècle, de se livrer à des destructions systématiques de machines, qu’ils rendaient responsables du chômage.
  5. Ras l’front : association créée en 1990, à partir d’un appel signé par 250 personnalités.
  6. Françoise Proust, De la Résistance, Cerf, col. Passages, 1997.
  7. Référence à A. Badiou, L’Être et l’événement, Seuil, 1988.
  8. Espaces Marx, 64, boulevard Blanqui,
Paris 13e.
  9. Pour une construction citoyenne du monde, un an après Seattle, fin novembre 2000 à La Villette.
  10. Christophe Aguiton, Daniel Bensaïd, Le Retour de la question sociale en France, éditions Page 2, 1997.
  11. L’indicateur du développement humain (IDH) est un indicateur composite qui mesure le niveau de développement des sociétés sur une échelle comprise entre 0 et 1 à partir d’une combinaison de trois critères, la longévité (espérance de vie à la naissance), le savoir (taux d’alphabétisation des adultes, taux de scolarisation), les conditions de vie. Des rapports annuels sont publiés par l’Onu.
  12. François Furet, Le Passé d’une illusion : essai sur l’idée communiste au XXe siècle, éditions LGF, le Livre de Poche, 1996.
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