Choc de la mondialisation marchande, reconfiguration des espaces politiques, déplacement des frontières, brassages migratoires des populations, partage incertain entre privé et public, désintégration ou désaffiliation sociale : l’époque met à rude épreuve les références (familiales, nationales, de classe) sur lesquelles s’est édifiée la modernité capitaliste. Ce grand ébranlement des appartenances protectrices et des identités rassurantes alimente des tentations opposées : d’un côté, la dissolution à corps perdu dans le marché sans frontières ; de l’autre, une quête fébrile des origines et de l’enracinement généalogique.
La croisade libérale d’un Bernard-Henri Lévy contre l’épouvantail souverainiste et l’apologie par Toni Negri d’un théâtre d’ombres planétaire, où s’affronteraient en toute clarté, sans l’écran trompeur des États nationaux, l’Empire et la Multitude, relèvent de la première. La défense affolée d’une République imaginaire à la française, disciplinaire et bunkerisée, et le recours symétrique aux identités originaires essentialisées s’inscrivent dans la seconde. Faute de médiations permettant de conjuguer l’affirmation particulière et le devenir universel, la guerre des mythologies est déclarée.
L’universalisme abstrait a souvent servi de masque aux conquêtes coloniales comme aux oppressions de sexe ou aux dominations de classe. Sa critique est d’autant plus légitime que la société française peine à faire son travail de deuil colonial et à cicatriser ses blessures narcissiques de vieil empire colonial déchu. Elle est loin d’avoir réglé ses comptes avec son inconscient colonial. Elle préfère ravaler les sanglots de l’homme blanc déculpabilisé. En témoigne l’incroyable loi, adoptée en mars 2005 par l’Assemblée nationale, qui réhabilite les bienfaits missionnaires des occupations coloniales dans les manuels scolaires. Ce malaise dans la francitude envahit les gazettes : affaire du foulard islamique, indétermination du principe de laïcité, « loi foulardière » sur les signes religieux ostensibles à l’école, actes d’antisémitisme et d’arabophobie, affrontements communautaires de Perpignan, polémiques récurrentes sur l’immigration, la nationalité et la citoyenneté.
Reste à savoir par quels tissages (et métissages) culturels, par quelles rencontres, par quel bouquet de singularités, une universalité concrète et plurielle pourrait prendre forme. Du Pensons ailleurs, de Nicole Lapierre, à Pour en finir avec la généalogie, de François Noudelmann, l’actualité éditoriale illustre les préoccupations en la matière1. Le présent Plaidoyer pour un monde métis y joint une nouvelle contribution importante. Significativement, tous ces essais portent des titres en forme d’injonctions programmatiques. Il s’agit bien d’explorer des catégories politiques et culturelles susceptibles de répondre, fût-ce partiellement, à la crise du paradigme de la modernité et à la débandade de son cortège conceptuel (souveraineté, nation, peuple, frontière, représentation).
Le problème n’est pas propre à l’Hexagone. Samuel Huntington, qui s’est taillé une réputation controversée avec son Choc des civilisations, souligne des interrogations similaires qui travaillent la société états-unienne : « Durant les années 1990, la société américaine a été confrontée à de nombreuses questions qui ont soulevé de vifs débats : l’immigration et l’intégration, le multiculturalisme et la diversité, les rapports entre les races et la discrimination positive, la place de la religion dans la sphère publique, l’éducation bilingue, les programmes scolaires et universitaires, la prière à l’école et l’avortement, la signification de la nationalité et de la citoyenneté. La question qui sous-tend ces problèmes est celle de l’identité nationale2. » Vantée par les uns, vilipendée par les autres, « l’exception française » serait-elle plutôt la règle ? Dans un monde où les représentations en vigueur sont à bout de fonctionnalité, où de nouvelles échelles spatiales, de nouveaux régimes de socialisation et de nouvelles catégories politiques émergent à peine, la question est posée.
Dans ses Patries imaginaires, Salman Rushdie célèbre les vertus du mélange et de l’hybridation, « le méli-mélo un peu de ceci, un peu de cela ». La nouveauté se manifeste dans le monde par ce chaos créateur. Nicole Lapierre soutient que l’authenticité, empruntée au jargon heideggerien, est un leurre, et que la notion même d’identité est un périlleux mirage. Elle demande si « le mot de passe » de passage – transfrontalier et transidentitaire – est un luxe réservé aux nomades de la mondialisation heureuse, ou un pont nécessaire dans le processus d’universalisation.
À l’opposé, dans un numéro de la revue Lignes consacré aux identités indécises, Alain Brossat engageait avec brio le fer contre la prospérité suspecte des rhétoriques du métissage, plus ou moins savantes, et souvent commerciales3. Elles tendraient selon lui à arrondir les angles, à flouter les conflits, à noyer la discorde dans le consensus. Tout deviendrait soluble dans le potage postmoderne : la lutte des classes, l’opposition entre droite et gauche, tout s’engloutirait dans l’uniformité métisse : « Tout est miscible et tout est métissable. » Esthétisé par le spectacle publicitaire, le personnage même du métis serait donc le témoin amnésique d’un passé aboli dans le mixage généralisé de la mondialisation mercantile. Sorte d’anti-mémoire, le métissage glorifié et scénarisé contribuerait à rendre innommable le tort subi par les vaincus.
L’apologie de la dissolution dans l’indifférence générale nourrit en retour une phobie du mélange et de la décomposition, un fantasme réactif de pureté et de purification, ethnique ou religieuse. Le programme lyrique du métissage pourrait alors résonner à l’oreille du (post) colonisé comme l’injonction à se couler dans une impossible intégration, comme la sommation provocante à se fondre dans la culture dominante. On peut imaginer la réponse de l’immigré, confronté quotidiennement aux humiliations de la ségrégation sociale, scolaire, urbaine. Parodiant celle que fit naguère Gide à Barrès, à propos de l’enracinement prêché par ce dernier, il ironiserait : « Né de papa malien et de maman kabyle, comment voulez-vous, M. Sarkozy (ou M. Boutih) que je m’intègre à une société qui se désintègre. » Aziz al-Azmeh estime, lui aussi, que la célébration insistante de l’altérité par le discours libéral vise encore à domestiquer l’opprimé post-colonial4.
Dans son Plaidoyer, Alexis Nouss propose une issue à ces alternatives infernales. Le métissage n’est plus à ses yeux une nouvelle identité cristallisée, dans laquelle tous les chats, blancs ou noirs, deviendraient uniformément gris, sans attraper pour autant la moindre souris. Il ne constitue pas une nouvelle valeur fixe à la Bourse aux identités, mais un perpétuel passage, un devenir permanent, un processus de démultiplication par alliances et rencontres. Une évasion de la maison close de l’Être, une fuite vers ceci, vers cela, et autre chose encore. Il ne s’agirait donc pas de fabriquer une nouvelle identité hybride, supérieure, en surplomb des différences, mais de vivre en passeur, « des deux côtés », selon une formule d’Édouard Saïd. Le métissage ne serait plus alors une condition établie ou une métamorphose accomplie, mais un mouvement sans repos, une percée vers une universalité plurielle. Il permettrait de partager plusieurs cultures sans en trahir aucune.
Ainsi conceptualisé, le métis tiendrait un rôle de premier plan sur la scène de la mondialisation. Contraint à l’exil, l’étranger se définissait, face aux clôtures nationales, par son origine. Alors que les frontières continuent à segmenter le marché du travail, l’époque de la circulation « sans frontières » des biens et des capitaux est différente : par rapport à l’exilé ou au réfugié, l’expatrié ou l’immigré entretiendrait un rapport différent, tant avec le pays d’origine qu’avec le pays réputé « d’accueil ». Il en résulterait un trouble dans la relation entre nationalité et citoyenneté. Les réformes successives du code de la nationalité ou des procédures de naturalisation ne parviennent pas à le dissiper. Et pour cause. La société française est confrontée, depuis les lois sur le regroupement familial, à des populations numériquement importantes, souvent originaire de pays musulmans, qui n’ont pas participé à la longue gestation de la culture républicaine. La temporalité spécifique de l’évolution des mœurs est irréductible à celle du droit et des décisions judiciaires. Il en résulte une crispation républicaine d’un côté, exaltant « le modèle français » et sa laïcité, comme s’il s’agissait de principes éternels, et non de rapports sociaux historiquement déterminés ; comme si l’école et la république n’étaient pas exposées aux turbulences du temps ; de l’autre, les frustrations d’une population soumise à une quadruple exclusion, sociale, scolaire, spatiale et symbolique.
À la différence de l’exil, hanté par l’espérance (ou l’illusion) d’un prochain retour au pays, le post-exil est, selon Alexis Nouss, « un questionnement qui n’attend pas d’autre réponse que son écho. » Le métis est alors condamné au « chaloupement » entre un passé qui jaunit et un avenir informe.
La mondialisation libérale conduit en effet à reconsidérer la notion de frontière telle qu’elle s’est imposée peu à peu comme délimitation d’un territoire national5. L’heure est aux remue-ménage frontaliers. Non que les frontières s’effacent, comme on le prétend parfois : depuis 1989, l’Europe a vu naître ou renaître 14 nouveaux États séparés par 17 000 kilomètres de nouvelles frontières. Même officiellement abolie, la frontière est souvent seulement déplacée. Celle de l’espace Schengen remplace les cloisons intérieures de la vieille Europe par les zones et les camps de rétention, dans les murs comme à Sangatte ou à Roissy, hors les murs quand on les exporte en Lybie ou au Maroc pour contenir l’invasion des nouveaux barbares. Les naufragés de Gibraltar savent de cruelle expérience que la planète « sans frontières » n’est pas également hospitalière pour tous. De même, refoulés du rêve américain, les Mexicains au dos mouillé viennent échouer sur 3 000 kilomètres au péril de leur vie. Palestiniens et Israéliens connaissent le double enfermement par le sinistre Mur de séparation – les premiers par internement dans les camps de leur propre territoire occupé, les seconds par réclusion volontaire dans un ghetto reconstitué. La situation est fortement asymétrique entre ceux qui veulent s’en délivrer et ceux qui le construisent, l’équipant de dispositifs électroniques sophistiqués (rentabilisés grâce à leur exportation aux États-Unis pour perfectionner leur frontière mexicaine !).
L’époque n’est donc pas aux effusions sans frontières du cosmopolitisme humanitaire. Elle n’est pas à l’homogénéisation spatiale du marché mondial mais à une production hiérarchisée des espaces et des territoires au profit des plus forts et des mieux armés. Paré de générosité compassionnelle, le droit d’ingérence humanitaire a souvent préparé le terrain aux expéditions réputées préventives et aux guerres proclamées éthiques. Cette époque opaque est bel et bien au « chaloupement », comme le dit Nouss, sur une crête étroite, un pied de chaque côté de la ligne, « sur la frontière »6.
À l’instar de Michel Warshawsky, triplement ou quadruplement frontalier (entre France et Allemagne, entre France et Israël, entre Israël et Palestine, entre ashkénazes et séfarades, entre judaïsme du peuple élu et internationalisme militant), le métis, selon Nouss, « se tient et pense à la frontière » dans un double mouvement incessant de déterritorialisation et de reterritorialisation.
Par la filiation, le récit généalogique enracine et naturalise les identités. Il fige les positions symboliques et confirme les hiérarchies. Pour François Noudelmann, les grands changements de mentalité exigent d’en découdre avec les généalogies. Nous y sommes. L’uniformisation marchande provoque en retour les paniques identitaires, la quête anxieuse des sources et des origines, la manie des racines et des terroirs. Quand le territoire se dérobe, le droit du sol recule devant le droit du sang et le culte des morts. Pour reconstruire une identité niée, l’idéologie des décolonisations et des indépendances nationales a ainsi dû « ré-enchanter les filiations collectives, sous les diverses moutures de l’arabisme ou de la négritude »7.
Au lieu de préparer, comme l’avait espéré Fanon, un réinvestissement de l’universel, les échecs et les désillusions, la dépendance modifiée plutôt qu’abolie, la corruption des élites compradores ont exacerbé les revendications identitaires déçues. La fragilisation de populations poussées à l’émigration par la crise du pays d’origine et par l’appel d’air de la mondialisation amplifie cette crise. L’entrée manquée des pays anciennement colonisés dans la citoyenneté politique et l’affaissement de l’espace public dans les anciennes métropoles favorisent une revalorisation par défaut de la transmission généalogique. C’est ainsi que la notion civique de nation tend à s’ethniciser et/ou se confessionnaliser.
Le métissage serait au contraire une anti-généalogie. Dans généalogie, comme dans genèse et génération, il y a gène. Le déterminisme du gène et de la filiation console des incertitudes d’une histoire sans dénouement heureux garanti. Pourtant l’origine ne prouve rien. Elle ne légitime rien. Et l’histoire que les hommes font n’est certainement pas une genèse. C’est pourquoi il est recommandé par Noudelmann de « travailler au corps les schèmes de la filiation et leur pouvoir de légitimation, d’assignation et d’appropriation ». À l’histoire Gilles Deleuze et Félix Guattari préféraient aussi le devenir. Car « devenir n’est pas progresser ou régresser suivant une série […], devenir n’est pas une évolution, du moins pas une évolution par descendance et filiation » : « Le devenir ne produit rien par filiation. Le devenir est toujours d’un autre que celui de la filiation. Il est de l’alliance. Devenir est un rhizome, ce n’est pas un arbre classificatoire, ni généalogique8. » Contre le sens fléché de l’histoire universelle et contre les téléologies du progrès, ce devenir reste ouvert aux bifurcations et disponible aux possibles. La question est cependant posée de savoir si son immanence radicale n’exclut pas toute stratégie politique, suspecte de forcer et de fausser les agencements aléatoires.
Le monde métis d’Alexis Nouss fait référence au rhizome deleuzien. Il cherche à déplacer (et dépasse ?) les alternatives infernales de l’identité et de la différence. Il bouleverse le paradigme généalogique au profit d’une « perversité polymorphe de l’identitaire ». Il éclaire ainsi l’horizon d’un « multiculturalisme critique », misant sur la « pensée frontalière » contre l’appartenance grégaire et l’identité exclusive. Ce multiculturalisme se distingue ou s’oppose au multiculturalisme conservateur, différencialiste et raciste, du chacun chez soi ; au multiculturalisme libéral qui dissout la diversité dans le velouté insipide du marché ; au multiculturalisme relativiste qui glorifie la différence au nom d’une opposition non dialectique entre identité et altérité ; au multiculturalisme éclectique libéral qui se nourrit, à doses variables, des trois précédents.
Reste à savoir si ce métissage critique peut fonder et soutenir une pratique politique, et si le métis symbolique peut se transformer en acteur effectif de son propre devenir. Il faut pour cela entrer dans le vif des tensions entre nationalité et citoyenneté, suivre le partage flottant entre privé et public, réexaminer la séparation litigieuse entre sacré et profane. Il faut, autrement dit, explorer la possibilité d’une politique au-delà du paradigme classique de la modernité et de ses catégories fondatrices – de souveraineté, citoyenneté, État, nation, territoire, frontières, représentation – depuis le XVIIe siècle.
Il faut pour cela être à l’écoute des chocs événementiels et des expériences historiques susceptibles de réveiller la raison stratégique du grand sommeil dans lequel elle hiberne depuis plus d’un quart de siècle. Les polémiques passionnelles sur le port du voile islamique, les convulsions mémorielles (illustrée par la loi récente de réhabilitation du colonialisme civilisateur dans les manuels scolaires), les fantasmes sur l’immigration, la peur du Turc ou du musulman, les paniques devant le spectre d’un Islam imaginaire, un et indivisible, sont autant de symptômes de cette crise historique. Aucun avenir ne peut être édifié sur ces peurs et sur ces phobies, si ce n’est celui de régimes despotiques, maîtres d’un ordre et d’une discipline protectrice.
L’essai d’Alexis Nouss conduit sans le franchir – car tel n’est pas son propos – sur le seuil de cette révolution conceptuelle. Pour sauter le pas, il serait cependant nécessaire de confronter la représentation symbolique du métis et du métissage aux médiations conflictuelles constitutives du champ politique. Si le métissage ne produit pas une nouvelle identité, s’il est au contraire un devenir permanent, comment, par quelle diagonale, traverse-t-il les rapports de classe ? Est-il compatible avec les conditions nationales de la politique ou/et est-il le vecteur d’un changement d’échelle dans la production des espaces politiques ? La réponse zapatiste à ces défis de l’époque consiste à reformuler l’espace public commun d’un Mexique culturellement et linguistiquement pluriel, alors que celle des sendéristes péruviens, pour qui la réparation du tort commis envers les indigènes passe par la séparation raciale, ethnicise le litige.
À défaut de ce travail, nous serons condamnés à subir le réinvestissement de la politique par la théologie, les croyances religieuses étant convoquées à la rescousse des nations fragilisées et des légitimités en ruine. La « communauté des croyants » en terre d’Islam occupe le vide laissé par la crise des États-nations décolonisés et par l’effondrement du grand rêve socialiste. Confrontée à l’énigme de « frontières naturelles » introuvables, l’Union européenne est tentée de chercher son identité dans ses origines judéo-chrétiennes.
Le temps est au contraire venu d’une seconde sécularisation. Après avoir relégué la foi dans le domaine privé, il s’agirait à présent d’y renvoyer aussi la nationalité, de la découpler de la citoyenneté en radicalisant le droit du sol. C’est la réponse qu’esquissait peut-être Otto Bauer devant la décomposition de l’Empire multinational austro-hongrois. Il avançait l’idée d’une « autonomie culturelle », linguistique et scolaire, plutôt qu’une séparation étatique. Sans doute était-ce une tentative de répondre à une situation spécifique de populations inextricablement mêlées. Les migrations et les déplacements massifs donnent au problème une tout autre dimension. La « nation culturelle » permettrait de concilier l’autre monde possible, invoqué dans les forums sociaux mondiaux et continentaux, avec la revendication de reconnaissance spécifique portée par les peuples indigènes, d’Amérique latine ou d’ailleurs, comme réponse à l’uniformisation marchande.
La tentation, chez certains, de supprimer la double nationalité ou de restreindre le droit au regroupement familial irait dans le sens inverse, d’un ré-enracinement de la nationalité dans les limites d’un territoire sous haute surveillance sécuritaire. Ce serait la voie d’un anti-métissage, avec ses conséquences très concrètes sur la vie quotidienne des immigrés sans-papiers ou en « situation régulière ».
Si le passé colonial hante la figure contemporaine de l’immigré, on ne saurait pour autant plaquer sur ce présent le portrait que fit naguère Albert Memmi du colonisé (et du colonisateur), ni ramener la situation de l’immigration à celle de l’exil. Rabattre l’inédit sur un schème antérieur encourage la paresse de l’analogie pressée.
Un grief significatif revient souvent chez les jeunes issus de l’immigration9. Beaucoup estiment que la Marche pour l’égalité de 1983, dite Marche des beurs, fut une occasion manquée. Ils ont le sentiment d’avoir été dépossédés, par la promotion fortement médiatisée de SOS Racisme, d’un combat autonome pour une égale dignité, au profit d’un antiracisme œcuménique et compassionnel. Ils soulignent ainsi que l’injonction d’intégration, succédant à l’impératif d’assimilation, ignore la crise de La Trinité républicaine de Liberté-Egalité-Fraternité. La liberté libérale se réduit à sa condition négative de non-empiètement sur le pré carré du voisin. La fraternité reste étymologiquement fidèle au registre familial de la généalogie et de la filiation qu’il s’agit précisément de remettre en cause. Quant à l’égalité, cruellement démentie par les exclusions et discriminations diverses, elle demande à être redéfinie à travers la dialectique des revendications de reconnaissance et de justice sociale. Elle aussi a une histoire. Que peut-il advenir d’une égalité qui ne serait pas abstraite et formelle, mais réparatrice et compensatoire d’inégalités bien réelles aggravées par la concurrence de tous contre tous ? La question des discriminations positives souligne la difficulté sans parvenir à la résoudre.
« Tout se brise en morceaux et ces morceaux se brisent eux-mêmes en mille autres », écrivait Walter Benjamin aux temps obscurs de l’entre-deux-guerres. Sans doute faisait-il écho au thème kabbaliste des vases brisés évoqué par son ami Scholem dans ses travaux sur la mystique juive : « Les vases étant brisés, les lumières se sont dispersées. » Dans une société qui s’émiette en identités vindicatives, comment recoller les morceaux, comment faire, de fragments épars, une mosaïque recomposée ? Le métissage, tel que le conçoit l’essai d’Alexis Nouss, ouvre une piste. Il manque cependant des médiations pour réunir ce qui a été dispersé.
Un journaliste du Nouvel Observateur demanda à Marguerite Duras, il y a une quinzaine d’années, au lendemain de la chute du Mur de Berlin et de l’implosion de l’Union soviétique, quelle valeur de gauche il était urgent de promouvoir. La réponse laconique laissa l’interlocuteur bouche bée : « La lutte des classes. » La lutte des classes, forcément. Cette lutte ne résout certes pas toutes les contradictions et ne résume pas tous les conflits. Il n’est même pas évident qu’elle puisse faire lien à nouveau entre les morceaux désolés du vase brisé. Le discours idéologique des médias et les recherches en sciences humaines des dernières décennies l’ont refoulée. Les sociologues Beaud et Pialoux notent ainsi dans leur grande enquête sur la condition ouvrière que les travailleurs n’avaient pas disparu mais qu’ils étaient devenus invisibles. Plus exactement, on les avait rendus invisibles10. Dans la compétition libérale, les perdants faisaient tache. Ils gâchaient le trophée des gagnants. À la Bourse des identités, leur valeur était en chute libre. Au guichet de la reconnaissance sociale ils étaient bons derniers.
Pourtant, si les rapports de classe venaient à se dissoudre jusqu’à disparaître, nous aurions l’escalade des clochers et des chapelles, l’affrontement des identités exclusives et la guerre de tous contre tous. La compétition victimaire engagée entre les survivants du judéocide et les descendants d’esclaves en est, parmi d’autres, la plus récente manifestation. Si nous ignorons l’exploitation et l’injustice sociale, la ligne de fracture entre nationaux et étrangers, travaillée de longue date par le Front national, prendra le pas sur la fracture sociale.
Les rapports de genre et de classe constituent en effet le fil rouge qui permet de jouer à saute-frontières, de fendre les armures identitaires, de dépasser l’horizon étroit de la « préférence » familiale, nationale ou communautaire, dont les droites extrêmes font désormais leur fonds de commerce idéologique. Face au malaise et au mal-être des appartenances de fermeture et du cosmopolitisme marchand, ils préservent la possibilité de conjuguer dans un en-commun des singularités reconnues et respectées comme telles.
Pour entrevoir de quoi le métissage pourrait être porteur, il faudrait aussi revenir sur la distinction entre cosmopolitisme et internationalisme. Il ne s’agit pas d’un simple problème de lexique. Le cosmopolitisme des Lumières fut jadis l’apanage des élites littéraires et philosophiques. Il est aujourd’hui confisqué par les élites mobiles du négoce, de la finance, de la technique. Les irruptions révolutionnaires du XIXe siècle ont introduit dans le vocabulaire la médiation du national, pour le meilleur et pour le pire. La notion d’internationalisme est née de l’expérience douloureuse de 1848. Le peuple imaginaire de 1789, « un et indivisible » comme la République, avait mis moins d’un demi-siècle pour qu’éclatent au grand jour ses divisions de classe11. L’heure n’est plus aux internationales mais aux multi et aux trans-nationales, écrit Alexis Nouss. Voire. Le multi et le trans semblaient réservés au vocabulaire de l’entreprise, il y voit au contraire la chance d’un cosmopolitisme alternatif ou d’une « cosmopoléthique » écolo-pacifiste. Sa proposition d’une « cosmopolitesse », sorte d’hospitalité en actes, ravirait sans doute le regretté Jacques Derrida et le bon René Schérer12.
Le glissement de la (cosmo) politique à la « cosmopoléthique » n’en laisse pas moins perplexe. Il semble faire écho à l’inflation moralisante qui accompagne, sans la surmonter, une crise profonde de la politique et du droit13. C’est toute l’ambiguïté de l’éthique humanitaire et de son droit d’ingérence, dont on a pu constater plus d’une fois qu’elle pouvait servir à s’émanciper des contraintes du droit. La cosmopoléthique postule en effet une Humanité abstraite, érigée en grand législateur universel. Ce sujet étant muet – et pour cause, en l’absence de pouvoir constituant planétaire, ceux qui s’autorisent sans mandat à parler en son nom sacrifient le droit international à la croisade du Bien contre le Mal, et s’affranchissent de la loi pour mieux donner libre cours à la loi du plus fort. Le cosmo, politique ou poléthique, n’est pas, en l’état actuel du monde, la forme enfin trouvée du dépassement de l’internationalisme, qui s’efforce de nouer par-delà les frontières des solidarités concrètes dans les rapports de forces réellement existants. Son universalité n’est pas un présupposé à préserver mais une construction permanente, dont les forums sociaux, mondiaux et continentaux constituent peut-être un premier balbutiement.
Ce sont là autant de questions que suscite le Plaidoyer d’Alexis Nouss. Son expérience de passeur transculturel lui permet d’en formuler l’énoncé. Reste à labourer le champ conceptuel ouvert par les défis de la mondialisation et à explorer les contours d’un nouveau paradigme politique encore en gestation.
Postface à Plaidoyer pour un monde métis d’Alexis Nouss, publié par Textuel, 7 octobre 2005
www.danielbensaid.org
Documents joints
- Nicole Lapierre, Pensons ailleurs, Paris, Stock, 2004 ; François Noudelmann, Pour en finir avec la généalogie, Paris, Léo Scheer, 2005.
- Samuel Huntington, Qui sommes-nous ?, Paris, Odile Jacob, 2004.
- Alain Brossat, « Métissage culturel, différend et disparition », in Lignes n° 6 nouvelle série, octobre 2001.
- Aziz Al-Azmeh, Islam and Modernities, Verso, Londres, 1996.
- Voir Paul Alliès, L’Invention du territoire, Presses universitaires de Grenoble, 1980.
- Michel Warshawsky, Sur la frontière, Paris, Stock, 2002.
- François Noudelmann, op. cit., p. 213.
- Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980.
- Voir notamment Dominique Vidal et Karim Boutrel, Le Mal-être arabe, Marseille, Agone, 2005, et Abdelali Hajjat, Immigration post-coloniale et mémoire, Paris, L’Harmattan, 2005.
- Voir Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard.
- Les témoignages horrifiés de Renan ou de Flaubert sur les journées sanglantes de Juin 48 le confirment. Deux ans avant, dans Le Peuple, Michelet avait déjà compris que la bourgeoisie victorieuse n’avait pas mis un demi-siècle pour tomber le masque universaliste dont elle était parée. C’est à Marx qu’il revint de théoriser les nouvelles lignes de front de la question sociale.
- Voir Jacques Derrida, Cosmopolites de tous les pays, encore un effort !, Paris, Galilée, 1997, et De l’hospitalité, Paris, Calmann-Lévy, 1997 ; René Schérer, Zeus Hospitalier. Éloge de l’hospitalité, Paris, Armand Colin, 1993.
- Voir Alain Badiou, L’Éthique, essai sur la conscience du mal, Paris, Hatier, 1993.