Mondialisation marchande et ambivalences du progrès

Après Seattle, Porto Alegre et Gênes, le malaise s’installe dans la mondialisation. Le Nasdaq s’enrhume, la Bourse éternue, la récession est annoncée. Tournant avec le vent, il y a ceux, de plus en plus nombreux parmi nos gouvernants, qui regrettent les rendez-vous manqués et jurent sur la rose qu’on ne les y reprendra plus. Il y a aussi les éternels experts du juste milieu, de la raison recentrée et de la mondialisation bien tempérée. Il reste enfin des obstinés de la mondialisation béate. Alain Minc et Guy Sorman en sont, sans états d’âme. Les bienfaits de la marchandisation planétaire devenant de plus en plus incertains, on assiste cependant à un dopage idéologique de la raison économique défaillante : la mondialisation serait synonyme de progrès dans une nouvelle croisade des ouverts contre les fermés, des souriants contre les grincheux, des postmodernes optimistes contre les rétrogrades, les tardigrades, et les obscurantistes en tout genre. Pour la circonstance, Dominique Lecourt, défenseur de la République savante, s’allie dans une tribune du Monde1 à François Ewald, maître-penseur du Medef. Le péril doit être extrême en la demeure pour requérir une telle union sacrée. Si la pensée libérale, mise à rude épreuve, n’est plus vraiment unique, sa rhétorique reste pourtant à sens unique et son jargon médiatique colore subrepticement l’air du temps, comme en témoigne l’usage désormais courant de deux néologismes péjoratifs à la une des gazettes boursières : souverainisme et antimondialisme. Le souverainisme évoque le nationalisme, le chauvinisme, voire la xénophobie. Si la notion de souveraineté, constitutive de la politique moderne, devient problématique, elle ne renvoie pourtant pas seulement à la nation mais aussi à une procédure de légitimation populaire fort malmenée par les automatismes marchands et par le bon plaisir des actionnaires. Faut-il rappeler par ailleurs que le « souverainisme » des puissants se porte plutôt bien, lorsque les États-Unis refusent de ratifier de protocole de Kyoto, de souscrire à la création d’un tribunal pénal international, lorsqu’ils claquent avec leur allié israélien la porte de Durban et décident de s’armer jusqu’aux étoiles ? La presse préfère alors parler d’un « unilatéralisme » ! L’Europe au demeurant n’est pas en reste : lorsque les eurocrates vantent l’avènement de « l’Europe-puissance », ils font, comme d’autres de la prose, du souverainisme, et même du souverainisme puissance 15, sans le savoir.

Quant à l’épithète d’antimondialistes dont on affuble les manifestants de Seattle, de Prague, de Nice ou de Gênes pour les stigmatiser, il prête à sourire. On leur reproche en réalité de vendre la mèche en appelant la mondialisation par son nom : non point une mondialisation tout court, marchant naturellement dans le (bon) sens de l’histoire, mais une mondialisation capitaliste, inégalitaire et impériale. Dans leur écrasante majorité ils n’opposent pas aux béatitudes chères à Alain Minc le repli et le pré carré. Ils opposent simplement à la mondialisation d’en haut des possédants et des spéculateurs une mondialisation d’en bas, celle des « sans » et des possédés, des résistances et des solidarités, celle qu’on désignait naguère du beau nom d’internationalisme. En lançant à la face des multinationales que « le monde n’est pas une marchandise » et que « le monde n’est pas à vendre », ils revendiquent une logique alternative à celle des marchés automates.

La question économique rejoint ici la question philosophique du progrès. « Ordre et progrès » fut la devise de la bourgeoisie thermidorienne : le progrès dans l’ordre, la raison sans le peuple, la République sans la révolution. Ce progrès linéaire et mécanique, comme un escalier que l’on monte et jamais ne descend, disait Péguy, participe de l’esprit d’une époque, celle des intérêts qui font des petits, des ruisseaux du profit qui font les rivières du capital, des pierres miraculeuses qui se parent de mousse : un « esprit de caisse d’épargne », disait encore Péguy. Les désastres du
XXe siècle ont pourtant démontré que le progrès des mœurs ne marche pas à l’unisson des progrès techniques, que le décalage entre les possibilités techniques et la morale publique se creuse, que l’accumulation de richesse privée ne fait pas automatiquement la justice sociale. Conscient de ces ambivalences du progrès, Marx savait déjà que l’élévation de la productivité agricole par le recours aux fertilisants pouvait se payer de la déforestation et de l’épuisement des sols. Écrivant Salammbô, Flaubert savait aussi que toute civilisation a sa part de barbarie. Au seuil du désastre, Walter Benjamin démontait, dans ses thèses de 1940 sur le concept d’histoire, cette dialectique du progrès et de la catastrophe.

Les croisés du progrès omettent aujourd’hui d’annoncer leurs critères. Dépouillé de ses fioritures, leur argument consiste à dire trivialement que, grâce à la mondialisation, on vit mieux aujourd’hui qu’hier. Or la question n’est pas de comparer le niveau de vie d’un bobo au début du troisième millénaire à celui de l’homme des cavernes, des gueux du Moyen-Âge ou des mineurs de Germinal, mais de savoir si les possibilités ouvertes par les progrès réels de la connaissance socialisée sont mieux partagées, si l’enrichissement des besoins permet l’épanouissement des individus, si l’égalité entre sexes – première expérience de l’altérité – s’en trouve renforcée, si le travail contraint recule devant la libre activité de tous et de toutes, si le temps libéré par la technique produit de la culture ou bien du chômage et de l’exclusion. Les rapports du Pnud2 sur l’indice de développement humain sont catégoriques : ces vingt dernières années, le monde est de plus en plus violent et inégalitaire, non seulement entre Nord et Sud mais entre hommes et femmes, et, dans les pays du Nord eux-mêmes, entre les have more et les have less.

S’inquiéter de l’effet de serre ou des effets non maîtrisés des cultures transgéniques n’est pas, comme l’affirme Sorman, sombrer dans un obscurantisme d’apocalypse ; c’est résister, ici et maintenant, à la fracture écologique qui s’ajoute à la fracture économique : les pauvres de la planète sont d’ores et déjà les premières victimes d’El Nino, de la remontée des eaux salines dans les deltas fertiles, des inondations et de la déforestation. Les paysans sont d’ores et déjà condamnés à une nouvelle prolétarisation par les multinationales de la semence.

La recherche scientifique et technique n’est pas en cause en tant que telle. Elle explore sans doute des potentialités libératrices en matière de santé ou d’éducation. Ces potentialités ne s’actualisent pas hors du temps mais dans le monde réellement existant de la mondialisation marchande. Ce qui est en cause, à Seattle comme à Gênes, ce sont donc ces noces barbares de la technique et du marché, des OGM et de Novartis, du positivisme et du Medef. La souveraineté populaire n’a plus alors son mot à dire, et la politique, comme maîtrise collective de l’avenir commun, dépérit entre les diktats du marché et les sermons moralisants du plus fort.

L’affaire est d’autant plus grave que le développement des biotechnologies pose désormais non seulement la question de leur usage et de leurs limites mais aussi la question de savoir quelle espèce nous voulons devenir et sur quelle planète nous voulons vivre ? Serait-il raisonnable de laisser la réponse aux seuls experts fétichistes de leur propre pouvoir d’un côté et aux « investisseurs » fétichistes de la rentabilité financière de l’autre ? La souveraineté démocratique doit s’imposer aux uns comme aux autres, fût-ce au prix d’un ralentissement des décisions ou de ce que Jacques Testart appelle avec un zeste de provocation un « moratoire du progrès ». Car le malaise de la mondialisation capitaliste ne révèle pas une simple crise économique mais une crise de civilisation se traduisant par l’exclusion en masse et par la montée des périls écologiques : la mesure marchande est en effet de plus en plus incapable de réguler les rapports de l’humanité à ses conditions naturelles de reproduction et les rapports d’échange des êtres humains entre eux. Le refus de la mondialisation à visage inhumain n’est autre que la critique radicale de cette mal-mesure du monde.

Version enrichie d’une tribune parue dans Le Figaro du 10 septembre 2001
www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. « Les OGM et les nouveaux vandales », Le Monde, 4 septembre 2001. NDLE.
  2. Programme des Nations unies pour le développement. NDLE.
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