Nouvelle période, nouveau programme, nouveau parti

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Lignes : Généralement, Lignes ne se préoccupe guère de stratégie politique et ne s’est jamais réellement soucié des échéances électorales. L’occasion se présente toutefois de le faire ici avec toi, dans le cadre de cet ensemble de textes réuni autour des idées de « décomposition et de recomposition politiques », parce que tu occupes une position qui est tout à fait singulière parmi nous, position qui te fait être intellectuel « pur », si j’ose dire – auteur de nombreux livres de théorie critique et de philosophie, et, en même temps, un militant de la Ligue communiste révolutionnaire – en quelque sorte un intellectuel militant. Ce qui nous intéresse, c’est cette éventualité, plusieurs fois envisagée par vous, à la Ligue, éventualité aujourd’hui rendue publique, de la constitution d’un parti nouveau et élargi, d’un parti ou d’un rassemblement – tu diras quel mot convient. Nous pourrions utilement commencer par évoquer l’ancienneté de ce projet. Il y a plus de dix ans que tu en parles, depuis 1995, je crois. Qu’est-ce qui a fait qu’à ce moment-là, dans votre réflexion collective, vous l’envisagiez comme possible et comme nécessaire ? Et pourquoi cela n’a-t-il pas fonctionné ?

Daniel Bensaïd : Cette idée est même antérieure à 1995. Elle est née d’un constat : la « chute du Mur de Berlin » et l’implosion de l’Union soviétique n’avaient pas accouché du scénario de relance d’un socialisme démocratique, sur lequel misait, historiquement, le courant dont la Ligue provient. Dans les années trente, Trotski, formulait deux hypothèses quant à ce qui résulterait de la guerre. Soit une révolution antibureaucratique remettrait en marche le processus engagé au lendemain de la Première Guerre mondiale ; soit, au contraire, le régime soviétique serait renversé et le capitalisme restauré. Ni l’une ni l’autre ne s’est produite en réalité. En tout cas, pas dans les formes et les échéances envisagées.

On mesure maintenant que 1989 parachevait une contre-révolution à l’œuvre depuis très longtemps. Le maniement trop simple des termes « révolution » et « contre-révolution » pousse à imaginer la contre-révolution comme un événement symétrique et aussi identifiable qu’une révolution. Or, Joseph de Maistre a émis cette idée, qui paraît fort juste, suivant laquelle une contre-révolution, ce n’est pas une révolution en sens contraire, mais « le contraire d’une révolution ». C’est donc d’un processus asymétrique qu’il convient de parler. Il a commencé dès la fin des années vingt, et il était largement consommé au moment où survinrent les événements de 1989 et 1991, qui n’en sont jamais que le dénouement. Le constat dont nous partions au seuil des années quatre-vingt-dix, c’est donc que ces événements-là marquaient une cassure historique. Les fantômes de Boukharine ou de Trotski ne sont pas sortis alors du placard, ils n’ont pas représenté des références pour les nouvelles générations politiques en Union soviétique ou en Europe de l’Est. La mémoire aussi avait été défaite.

La plongée dans les mirages de la mondialisation libérale a été immédiate, et les oppositions au stalinisme de l’entre-deux-guerres, à tort ou a raison – à tort, bien sûr, de mon point de vue –, ont été ensevelies sous les ruines de cette période. Dès la fin des années quatre-vingt (on pouvait déjà le pressentir sous Gorbatchev) et, pour prendre un repère sur les dates, dès 1989 et 1991, l’idée était donc qu’on entrait dans une époque nouvelle. Les anciennes délimitations qui avaient justifié la constitution de courants ou d’organisations politiques – sans être devenues complètement caduques – n’opéraient plus de la même manière. L’ordre du jour était donc à la nécessité de penser une reconstruction programmatique et un nouveau projet politique, dans son contenu comme dans ses formes organisées.

Le problème s’est donc posé dès 1989-1991. Les grèves de l’hiver 1995 ont commencé à laisser entrevoir la possibilité que des équipes militantes, syndicales, associatives s’engagent dans une perspective de ce type. Mais cette possibilité a tourné court. Elle a été rapidement avortée par la victoire – effet différé des grèves de 1995 et de la dissolution chiraquienne de l’Assemblée nationale – de la gauche en 1997. Cette victoire électorale a canalisé une bonne part des énergies libérées lors des grèves de l’hiver 1995 et des mobilisations de l’hiver 1997 contre les lois Pasqua-Debré. Les organisations syndicales ont été pour la plupart repolarisées par le « dialogue social » avec le gouvernement Jospin, neutralisées au nom du réalisme gouvernemental et d’une politique du moindre mal (qui a tout de même abouti à un Le Pen à 17 % en 2002 !).

Cela dit, si la formule « à nouvelle période, nouveau programme et nouveau parti », est clairement énoncée au début des années quatre-vingt-dix, ce besoin avait commencé à se faire sentir dès la décennie antérieure. En 1988, quel que soit le bilan que l’on en ait tiré, la tentative de campagne unitaire à gauche de la gauche autour de la candidature Juquin s’inscrivait déjà dans ce type de préoccupation.

Lignes : Il y avait dans votre projet des années quatre-vingt-dix l’idée de fédérer tous ceux qui s’étaient constitués en collectifs, je pense aux collectifs des « sans », qui apparurent à ce moment-là. Autrement dit, il se serait agi de vous ouvrir à tout ce qui faisait de la politique en dehors des partis.

D. B. : Tout au long des années quatre-vingt-dix, des différenciations sont apparues au sein de la gauche de gouvernement. Plusieurs générations de rénovateurs et de refondateurs ont émergé du Parti communiste. Que l’on songe à ce que sont devenus trois de ses quatre ministres de 1981 : Marcel Rigoud, Anicet Le Pors, Charles Fiterman, et bien d’autres dirigeants comme Pierre Juquin, Claude Poperen, André Fizbin… Du Parti socialiste sont sortis Chevènement et le Mouvement des citoyens. Tout cela s’est traduit par des tentatives de regroupements, dont déjà une campagne unitaire pour un « Non de gauche » lors du référendum sur le traité de Maastricht en 1992. Mais ces ruptures sont restées éphémères. La plupart ont été satellisées par le Parti socialiste (la logique électorale des institutions de la Ve République pèse fortement dans ce sens), quand elles n’ont pas connu des trajectoires encore plus erratiques (que l’on songe à celle de Max Gallo). Il fallait en tirer les conclusions. Force était de constater que les ressources militantes déterminantes pour un renouveau ou une reconstruction se trouvaient essentiellement dans la fermentation des mouvements sociaux, dans leur pluralité et dans les formes nouvelles que leur donnait l’émergence de collectifs comme ceux des « sans » – sans-travail, sans-logis, sans-papiers,
sans-droits.

C’est d’ailleurs ce que symbolisa alors l’engagement de Pierre Bourdieu. La problématique sur laquelle s’étaient construites les oppositions politiques, notamment l’Opposition de gauche au stalinisme, dans les années trente et cinquante, était que le mouvement ouvrier ne disposait pas de la direction et de l’expression politiques qu’il méritait. Il s’agissait donc seulement de changer la tête sur un corps resté fondamentalement sain.

Le début des années quatre-vingt-dix a montré que les dégâts du stalinisme se révélaient à l’épreuve de la durée beaucoup plus profonds qu’on ne l’avait imaginé. Il ne s’agissait pas d’un long détour ou d’une parenthèse sur la voie royale de l’histoire, mais d’une véritable bifurcation, dont les effets se feront sentir encore longtemps. C’est à une reconstruction à tous les niveaux, social, syndical, associatif, jusqu’aux formes de représentations politiques, qu’il fallait désormais s’atteler.

Lignes : Quel accueil a reçu votre proposition alors ? L’élection de Jospin a-t-elle constitué l’unique obstacle à s’être dressé contre, ou a-t-elle aussi suscité la méfiance, la suspicion – politiques, idéologiques ?

D. B. : Peut-être, d’abord, la condition nécessaire – mais non suffisante –, autrement dit l’accumulation de nouvelles expériences de luttes fondatrices, n’était-elle pas remplie. Il existait, certes, un début de remobilisation sociale, mais pas un élan tel qu’il aurait permis de surmonter les obstacles politiques réels. La différence, par rapport à aujourd’hui, c’est qu’à l’époque nous considérions – à juste titre je crois – que, pour qu’un projet d’organisation soit crédible, il devait apparaître à la fois comme une convergence de courants politiques provenant d’histoires et de trajectoires différentes, et comme leur dépassement. La pluralité était donc une des conditions de crédibilité, faute de quoi – et le problème demeure aujourd’hui – le risque était grand d’en rester à un simple élargissement, un relookage ou une opération d’affichage et de communication. Les échéances électorales ont été déterminantes pour tester la détermination de ceux et de celles qui étaient susceptibles d’être intéressés, leur capacité à tenir la cohérence entre les paroles et les actes, ou, au contraire, leur facilité à céder aux sirènes institutionnelles et à se perdre dans des alliances tactiques sans lendemain.

Au fil des années, d’échéances électorales en échéances électorales, la conclusion n’a cessé de se confirmer. La victoire électorale de la gauche en 1997, par exemple, a réintégré dans l’aire de la politique gouvernementale une large part des mouvements sociaux apparus au début des années quatre-vingt-dix et notamment en 1995. Pour les organisations politiques, le choix était de participer ou non au gouvernement de la gauche plurielle, d’être solidaire de sa politique ou de s’y opposer, sur les privatisations, les sans-papiers, le traité d’Amsterdam, les modalités d’application des 35 heures. Ce type de choix n’a cessé de se répéter depuis. C’est une des raisons qui ont fait échouer la perspective pourtant souhaitable d’une candidature unitaire de la gauche radicale à la présidentielle de 2007. Il était illusoire d’imaginer que le « Non de gauche » de 2005 au traité constitutionnel européen constituait une base suffisante pour constituer un projet de société commun. On a vu, dès le congrès socialiste du Mans, été 2005, la quasi-totalité des « nonistes » socialistes rentrer dans le rang de la « synthèse » ! Nous avons clairement affirmé, au contraire, que nous n’étions pas synthétisables dans une nouvelle mouture de la gauche plurielle qui referait la même chose que le gouvernement Jospin, ou pire encore, avec Dominique Strauss-Kahn ou avec Ségolène Royal.

Il fallait donc définir un projet solide sur les questions majeures (la justice sociale, le partage des richesses, l’Europe, la guerre, l’immigration), mais aussi se mettre d’accord sur les alliances compatibles avec un tel programme. Il s’est vérifié au cours de la campagne que le Parti communiste était Ségo-compatible, et disponible à un remake de la gauche plurielle, et, de manière plus surprenante, que José Bové était sensible à l’ouverture « royale » au point d’accepter une mission paragouvernementale de la candidate sans même attendre le deuxième tour de la présidentielle. Ces accommodements ne pouvaient que brouiller les lignes de partages, qui commençaient à peine à se redessiner, et désorienter ceux et celles qui reprenaient goût à la politique. Ils étaient donc exclus. Olivier Besancenot était à l’évidence le meilleur des candidats pressentis, pas pour une question de « look » comme on l’entend trop souvent, mais par sa clarté et sa fermeté sur le fond, par son expérience sociale, par sa démarche collective, y compris par son potentiel électoral. La suite l’a confirmé. Aux yeux de partenaires éventuels, son principal défaut était finalement son appartenance partisane. Mais, au-delà de ses talents personnels, les qualités qu’on lui reconnaît volontiers n’existent pas malgré mais aussi à cause de cette appartenance, de son implication dans une histoire et une expérience collectives.

Le problème du rapport aux institutions a été déterminant dans le choix des uns et des autres. J’entends bien les arguments qui consistent à dire qu’un parti disposant de positions dans des municipalités de gauche peut y conduire des politiques sociales différentes de celles de la droite (même s’il arrive qu’ils mènent, sur l’immigration et l’emploi, par exemple, des politiques aussi discutables que la droite). Leur souci de conserver ces positions peut être entendu. Mais on sait très bien qu’un projet de reconstruction d’une gauche non reniée et non frelatée passera inévitablement par une cure d’amaigrissement institutionnel. Il faut savoir si l’on est prêt à en payer le prix et à sacrifier quelques succès éphémères à un projet de reconstruction aussi « durable » que le développement du même nom. Il faut choisir. S’engager sur le moyen et le long terme, dans une action qui redonne une cohérence à la parole politique, et confiance en elle. Préserver à tout prix des positions acquises, c’est forcément, dans l’état actuel des rapports de forces sociaux et électoraux, se résigner à une position subalterne et auxiliaire de la principale force de gauche, le Parti socialiste, en être otage et caution sans peser réellement sur sa politique. C’est ce qu’est encore en train de vérifier en Italie la participation de Rifondazione comunista au gouvernement de Romano Prodi.

D’où l’idée, aujourd’hui, de débloquer la situation par le bas, en misant sur de nouvelles générations militantes dans les entreprises, dans les universités, dans les banlieues. Quelque chose se passe. Avant tout, la perte de légitimité du discours libéral. Son discours triomphant du début des années quatre-vingt-dix – promettant une ère de paix, de prospérité, etc. – ne passe plus. La remobilisation sociale s’est traduite dans un premier temps par un essor des mouvements, assorti d’une grande méfiance (compréhensible) envers toute forme de représentation et d’organisation politiques. Cette méfiance colporte cependant, à mon avis, l’illusion consistant à déduire les phénomènes de bureaucratisation des formes organisationnelles, notamment de la « forme parti ». Or, la bureaucratisation est un phénomène beaucoup plus profond – et beaucoup plus grave – dans les sociétés modernes. Elle est liée à la division sociale et technique du travail, à la professionnalisation de la politique, à la privatisation des savoirs, à la complexité des rapports sociaux. Elle ne traverse pas seulement les partis, mais tout autant, voire plus, les appareils syndicaux, où les cristallisations matérielles sont considérables, et même les organisations non gouvernementales ou associatives dès lors qu’elles sont largement subventionnées, sans parler des appareils et administrations d’État. Le problème est donc bien plus vaste.

À la fin des années quatre-vingt-dix et au début 2000, l’expérience a été faite des limites de ce que d’aucuns ont cru être une autosuffisance des mouvements sociaux. Des limites, si l’on veut de « l’illusion sociale » opposant la pureté d’une action sociale saine aux impuretés et aux salissures de l’engagement politique. Les attentes sociales qui ne parviennent pas à trouver de réponses sur le terrain social se reportent alors (souvent de manière minimaliste) sur le terrain électoral. Cette demande de politique, au sens large du terme, il faut y répondre autrement que par un discours résigné au moindre mal (le « tout sauf » – Berlusconi ou Sarkozy), et autrement qu’en prenant le dernier wagon du dernier train d’une gauche à l’agonie.

Le besoin urgent d’un nouveau parti est inscrit dans la logique de la situation : une droite de droite se propose, par des contre-réformes brutales, d’aligner le pays sur la norme libérale de la mondialisation ; une gauche du centre s’aligne, quant à elle, sur la norme d’une social-démocratie convertie au libéralisme (tempéré ou non) : New Labour en Angleterre, Nouveau centre en Allemagne, Parti démocratique en Italie. Cette situation solde la défaite historique des politiques d’émancipation au XXe siècle. L’entrée en masse sur le marché mondial du travail de centaines de millions de travailleurs dépourvus de droits et de protections sociales va peser durablement sur les rapports de forces entre le capital et le travail. Quant à l’évolution des courants traditionnels de la gauche, elle semble difficilement réversible.

Au vu de cette situation désastreuse, nous prenons nos responsabilités. Nous sommes bien conscients des difficultés. Et d’abord celle de s’atteler à la construction d’un nouveau parti, si ce n’est à froid, du moins dans un contexte défensif et non pas d’essor impétueux des mouvements sociaux. Il y a, certes, des résistances et des luttes importantes, mais la plupart s’achèvent par des défaites. L’autre grande difficulté, c’est l’absence de partenaires significatifs à l’échelle nationale. Certains répondent à notre proposition par le silence ou se défaussent de crainte qu’il s’agisse d’une simple opération de rénovation de la Ligue. Ceux-là ont la vue basse. Plutôt que de se réfugier dans la méfiance et dans la crainte, ils devraient au contraire se réjouir que la Ligue prenne cette initiative au lieu de se contenter de gérer frileusement son (petit) capital électoral. Et, plutôt que de bouder sous de mauvais prétextes, ils devraient engager sans tarder la discussion sur le fond : un nouveau parti, sur quel programme ? pour quoi faire ? avec quelles alliances en vue ? et quelles garanties de fonctionnement démocratique ?

Si, au bout du compte, la tentative ne devait aboutir qu’à un élargissement de la Ligue, ceux qui tergiversent et se dérobent sous de faux prétextes en porteraient la responsabilité. Nous aurons, quant à nous, essayé. Et si nous le faisons, c’est parce que nous venons d’un courant historique qui se pose depuis longtemps cette question, qui a dû porter longtemps, dans l’adversité, les lourds bagages de l’exil, et qui perçoit les possibilités de la conjoncture. Nous avons hérité d’une vision de l’histoire qui ne cède pas au culte postmoderne de la politique en miettes, d’un présent rétréci, sans passé ni lendemain, d’un faux réalisme, « ici et maintenant », sacrifiant la stratégie à la tactique, le but au mouvement, et qui finit par construire des châteaux de sable en Espagne au nom d’une « culture de la gagne ». Il serait sans doute plus simple de gérer prudemment un simple renforcement de la Ligue, mais ce serait manquer aux obligations de la situation. Il est possible que nous ne parvenions pas à notre objectif, ou que nous ne l’atteignions que partiellement. Sauf en de rares circonstances, on ne multiplie pas les forces militantes comme les fameux pains bibliques. En nous attelant à la tâche, nous savons que le chemin sera long.

Si peu fiables et si discutables soient-ils, les sondages indiquent, fût-ce de manière surévaluée, une attente politique confuse. Nous visons au moins à réduire le grand écart entre le potentiel qu’exprime la popularité d’Olivier Besancenot et la faiblesse des forces organisées réellement existantes. Au vu de ce que peuvent faire quelques milliers de militants, on imagine ce que pourraient déjà le double ou le triple. Mais l’objectif d’un nouveau parti est qualitatif autant que quantitatif. Il s’agit de créer un parti populaire, enraciné dans les entreprises, les quartiers, les lieux d’étude, fidèle à la composition et à la diversité sociale et culturelle de ce pays (car c’est un problème majeur du champ politique en France : ses acteurs ne sont pas à l’image de la société). Il y a un danger, que cet effort nécessaire de mutation sociologique se fasse au détriment de la réflexion, laquelle n’est pas indexée sur la même durée, sur les mêmes urgences, et demande d’autres outils. Sera-t-on capable de tout faire en même temps ? D’élargir les capacités d’intervention, et de se doter en même temps de lieux de réflexion, de formation, de supports, de publications, revues en ligne, d’une politique d’édition ? Il ne s’agit pas de faire une organisation où les intellectuels – appelons-les ainsi même si la catégorie est assez inappropriée du fait de l’extension du travail intellectuel à bien des domaines de l’activité sociale – servent uniquement de pétitionnaires. Non, un travail spécifique doit être fait pour livrer bataille sur le champ idéologique et culturel. Il faut arriver à surmonter ce qui a constitué l’un des problèmes spécifiques du mouvement ouvrier, qui trouve son origine dans les expériences traumatisantes de juin 1848 et de la Commune : une culture ouvriériste, entretenue par l’anarcho-syndicalisme, exploitée par le Parti communiste sous prétexte de « bolchevisation », avec, en contrepartie, sa méfiance envers les intellectuels toujours suspects d’être en puissance des traîtres à la classe. Ce que l’on pourrait appeler le syndrome Nizan…

Lignes : Quels pourraient être les fondements programmatiques d’un tel parti, et s’agit-il d’un adieu au trotskisme historique ?

D. B. : Il ne s’agit pas de faire passer aux membres d’un futur parti un examen d’entrée, en récitant Le Manifeste communiste de 1848 ou Le Programme de transition de 1938, mais de se rassembler autour d’un accord sur la manière d’affronter les grands événements en cours. Nous ne demanderons pas à nos partenaires éventuels d’endosser une histoire qui n’est pas la leur, mais de répondre ensemble aux grands défis de la situation nationale et mondiale, ce qui ne saurait se réduire à des accords éphémères sur une profession de foi électorale, mais doit être vérifié dans l’action quotidienne. Certains ont l’impression d’innover en proposant de dépasser l’opposition artificielle entre réforme et révolution. Ils enfoncent, ce faisant, des portes depuis longtemps ouvertes (depuis au moins le débat des années vingt dans l’Internationale communiste sur les revendications dites transitoires). Il n’y a pas de contradiction entre les réformes et la révolution. Les réformes ne sont pas, en soi, « réformistes », indépendamment de leur dynamique et des rapports de force dans lesquels elles s’inscrivent. En revanche, il y a une opposition stratégique entre le réformisme cristallisé, celui qui conçoit le capitalisme comme l’horizon indépassable de notre temps et limite son ambition à l’amender ; et la volonté maintenue de « changer le monde » en opposant terme à terme une logique de solidarité, de service public, de bien commun, d’appropriation sociale, à la logique dominante du calcul égoïste, de l’intérêt privé, de la concurrence (et de la guerre) de tous contre tous. Avec ou sans les mots pour le dire, cela signifie en pratique que le parti que nous voulons serait en pratique anticapitaliste, c’est-à-dire à mes yeux communiste et révolutionnaire, sans que pour autant il ait résolu l’énigme stratégique des révolutions du XXIe siècle. Les définitions stratégiques se feront chemin faisant, au feu de l’expérience, à la manière dont les controverses stratégiques du mouvement ouvrier ont pris forme au fil des XIXe et XXe siècles à l’épreuve des révolutions de 1848, de la Commune de Paris, des guerres mondiales, des révolutions russe et chinoise, de la guerre civile espagnole, du Front populaire ou de la Libération.

Quant à notre héritage spécifique, celui d’une longue lutte contre le stalinisme et le despotisme bureaucratique, malgré l’énorme part de nouveauté qui caractérise la situation mondiale depuis une quinzaine d’années, il reste dans une large mesure fonctionnel. Nous assistons sans doute à la fin d’un cycle dans l’histoire des mouvements d’émancipation. Mais on ne repart pas de rien, on ne recommence pas de zéro. Le XXe siècle a eu lieu. Il serait imprudent d’en oublier les leçons. Sous réserve d’inventaire, à condition de ne pas le considérer comme un placement boursier, notre héritage politique et théorique vivant sera ce qu’en feront les héritiers. Il s’agit de partir de ce qu’il y a eu de meilleur pour aller de l’avant. C’est d’autant plus facile pour nous que nous n’avons jamais été dans une identification exclusive ou dans le culte d’un père fondateur. « Trotskistes », si l’on veut, mais notre souci de longue date consiste à transmettre, dans sa diversité, l’histoire et la culture du mouvement ouvrier, aussi bien Lénine et Trotski que Rosa Luxemburg, Jaurès, Labriola, Gramsci, Nin, Mariategui, Guevara, Fanon, Malcolm X, et bien d’autres, non seulement des révolutionnaires mais des réformistes sérieux. Ces références ne sont pas équivalentes, elles n’ont pas pesé du même poids dans les épreuves historiques, mais elles constituent une culture commune. Sans relativiser l’importance de ses propres acquis, la Ligue est donc prédisposée par cette approche à leur dépassement ou à leur transcroissance.

La question d’une recomposition politique s’est déjà posée, notamment dans les années trente ou dans les années soixante. Les forces nouvelles émergentes étaient même alors (sous l’impact de la guerre d’Algérie, de la révolution cubaine, de la guerre d’Indochine) plus importantes et plus vigoureuses qu’aujourd’hui. Dans les années trente, les fractures dans la social-démocratie se sont traduites par la formation de partis comme le Poum en Espagne, l’ILP en Grande-Bretagne, le SAP en Allemagne ou en Hollande, par l’apparition de courants comme le pivertisme en France. Dans les années soixante, l’impact des luttes de libération nationale, les guerres d’Algérie et d’Indochine, la révolution cubaine, ont suscité des ruptures de gauche dans les partis communistes en Asie ou en Amérique latine, et stimulé une radicalisation étudiante massive. Il y eut les Blacks Panthers, les conférences de l’Olas, les échos mythifiés de la révolution culturelle… Certains en conçurent alors l’illusion d’une absolue nouveauté, comme si cette vague effaçait les références et les clivages du passé. La suite a montré qu’il n’en était rien. Dans la dialectique du nouveau et de l’ancien, selon une formule de Deleuze qui m’est chère, on recommence toujours par le milieu.

À la différence d’autres courants qui s’en réclament, nous n’avons jamais fait de la référence au trotskisme un fétiche. C’est un terme réducteur, forgé par l’adversaire. Nous l’avons assumé et l’assumons sans honte, avec fierté même, par défi. Mais s’il s’avérait que nous avons trimballé, et trimballons encore, dans notre héritage des bagages inutiles, des signes identitaires sans pertinence pratique, il faudrait y voir une manière de cultiver une singularité artificielle, donc sectaire, dont il faudrait se débarrasser au plus vite. Or, qu’il s’agisse de la question de la révolution permanente (opposée aux utopies du « socialisme dans un seul pays »), de la lutte contre le fascisme, du danger bureaucratique au sein du mouvement ouvrier, de la question des fronts populaires, de l’internationalisme, ou des principes démocratiques devant régir une organisation, les références fondatrices sont toujours actuelles. Notre histoire ne se réduit pas à celle d’une opposition de gauche au stalinisme, de sorte que la disparition de ce dernier suffirait à les rendre caduques. Ce qui a disparu, c’est l’Union soviétique et ses satellites. Pour ce qui est du danger de gangrène bureaucratique, c’est une autre affaire. Le problème, au fond, c’est que le stalinisme ou le maoïsme étatiques ne sont pas réductibles à « une déviation » théorique ou idéologique. Ce sont des variantes historiques d’un phénomène bureaucratique massif présent sous différentes formes dans les sociétés contemporaines.

Nous tournons une page, nous ouvrons un nouveau chapitre, mais nous n’effaçons pas les précédents, et nous n’avons pas changé de livre. Il s’agit de se dépasser en conservant ce qu’il y a eu de meilleur dans les différentes traditions des mouvements d’émancipation, communistes, libertaires, conseillistes. La Ligue n’est, dans cette perspective, ni une fin ni un obstacle, mais un point d’appui indispensable.

Lignes : Tu as souligné les difficultés du projet. Comment les surmonter ?

D. B. : Les modalités d’un « processus constituant », ses formes organisationnelles, dépendent de l’éventail des partenaires, selon qu’il s’agira d’individus ou de courants, nationaux ou locaux, etc. Ce qui en revanche dépend de nous, c’est l’état d’esprit et la manière d’aborder ce processus. Il est illusoire de croire que l’on est plus rassurant (ou séduisant) en jetant préventivement du lest, et que, moins on en dit, plus le projet est attractif. On constate au contraire, chez ceux qui s’interrogent sur le bilan des expériences passées, anciennes ou récentes, et sur la façon d’affronter une situation désastreuse, un grand besoin de clarté, de connaissances, de réflexion. Un discours minimaliste pourrait même devenir suspect de manœuvre, ou de manipulation paternaliste. Le meilleur levier dont nous disposions en l’état actuel, c’est l’expérience et la détermination de quelques milliers de militants, c’est un collectif, des convictions et un savoir faire partagés. Nous pouvons et devons prendre le risque d’engager cet acquis dans une initiative audacieuse. Mais il y a une différence entre un risque et une aventure, entre un pari raisonné et un va-tout. Nous voulons nous dépasser (pas nous supprimer). Malgré ses mauvais plis, ses inerties (toute forme organisée génère ses conservatismes immunitaires), la Ligue n’est pour cela ni un boulet ni un handicap, mais le meilleur levier existant, de même que la candidature d’Olivier n’était pas un pis-aller ou une candidature par défaut, mais la mieux à même d’ouvrir un nouvel espace politique.

S’il parvenait à rassembler des partenaires significatifs, un nouveau parti impliquerait sans doute des compromis. Mais les compromis ne sont pas préventifs. Ils ne sont pas un point de départ ou un préalable, mais au contraire l’aboutissement de discussions et de confrontations franches et loyales. Nous ne demandons à personne à l’entrée de ce processus de renoncer à son histoire ou de renier ses convictions. Personne, réciproquement, ne saurait exiger de nous un strip-tease programmatique préventif, et nous n’avons pas nous-mêmes à changer d’habits et à nous travestir. Si nous avons fait ce que nous avons fait jusqu’à présent, et si nous faisons aujourd’hui cette proposition, c’est précisément parce que nous sommes ce que nous sommes, et parce que nous venons d’où nous venons.

Pour peu que nous avancions sur la voie d’un nouveau parti, les formes dépendront de ces avancées. Elles ne sont pas fixées d’avance. Diverses hypothèses sont ouvertes : un parti pluraliste avec droit de tendance, un front d’organisations ou de courants comme le Bloc de gauche au Portugal, etc. Il est inutile de préjuger des résultats d’un processus qui n’est même pas engagé, et de spéculer sur les solutions à un problème dont les termes ne sont pas encore posés. En revanche, nous avons assez d’expérience pour savoir que, dans un compromis, on peut céder de la clarté programmatique en échange d’un gain en surface sociale, en capacité d’action et d’expérimentation communes. Mais édulcorer le contenu d’un programme sans gagner en capacité d’action, confondre le pluralisme avec l’éclectisme, a souvent abouti à des organisations non pas plus larges et plus fortes, mais plus étroites et plus confuses. Cela s’est hélas maintes fois vérifié depuis 1968.

Lignes : Si ce nouveau parti ou cette nouvelle Ligue n’est pas le résultat d’un accord passé avec des partis déjà existants, ce sera alors un travail que vous mènerez seuls, pariant sur l’émergence d’une nouvelle base étendue à des parts de la société qui ne seraient pas encore politisées, ou trop peu.

D. B. : Non, pas tout à fait. L’accord avec des partis nationaux n’est pas un préalable pour engager un processus. Il faut à la fois proposer un projet aux organisations nationales et discuter avec des groupes locaux du Parti communiste, avec Alternative libertaire, avec la minorité de LO, etc., sans subordonner ces initiatives « par en bas » à l’aboutissement d’accords nationaux. Certains nous imputent la responsabilité de l’échec d’une candidature unitaire en 2007. À nous de les convaincre que les conditions que nous avions posées alors, en particulier la clarification exigée en vain sur l’impossibilité d’alliance gouvernementale ou parlementaire avec le Parti socialiste, étaient pleinement justifiées. Ce n’est pas que nous voulions diaboliser le PS, mais ses orientations sont simplement incompatibles avec notre projet, ce qui n’exclut pas l’unité d’action – que nous ne cessons d’ailleurs de lui proposer – sur telle ou telle question concrète (les sans-papiers, les licenciements, la réforme universitaire…). Sur le fond, le PS est d’accord avec la réforme des retraites, avec la réforme des universités, avec le mini-traité européen. Il ne s’y oppose – quand il le fait ! – que sur la forme, et pour la forme.

On nous objecte souvent que le refus de s’allier électoralement avec lui bloquerait toute possibilité d’alternance. Soyons clairs. Ce qui est impossible, c’est une alliance de majorité parlementaire ou gouvernementale. Il nous est en revanche souvent arrivé, et encore au second tour de l’élection présidentielle, de voter pour ses candidats. Non en accord avec leur programme, mais malgré leur programme, simplement pour éliminer la droite. Un dicton populaire dit que, pour dîner avec le diable, il faut une longue cuillère. Même si le Parti socialiste est plus un diablotin (ou un diable en papier, aurait dit le président Mao) qu’un diable, la nôtre est encore trop petite. Il faut donc commencer par modifier les rapports de force, non seulement face à la droite, mais aussi au sein de la gauche. Les raisons pour lesquelles le PS est aujourd’hui ce qu’il est sont profondes. Dans sa campagne présidentielle de 2002, Jospin a fait du Giscard de gauche en escamotant la lutte des classes et en faisant des classes moyennes – la France des deux tiers ! – sa cible électorale privilégiée. Résultat : une perte de son électorat populaire et Le Pen au second tour. Pour reconquérir cet électorat populaire, il faudrait une politique complètement différente sur les questions d’emploi, de pouvoir d’achat, des services publics. Toutes choses qui ne peuvent se concevoir sans rompre avec les contraintes de la construction européenne libérale acceptées jusqu’à maintenant. Or, au fil des législatures et des privatisations qu’ils ont eux-mêmes orchestrées, les appareils dirigeants socialistes ont noué des liens étroits avec les milieux industriels et financiers privés. Si Strauss-Kahn prend aussi naturellement la tête du FMI, c’est qu’il était déjà, avec le PDG de Peugeot, un des fondateurs du Cercle de l’industrie. Il y a une fusion organique de la noblesse de robe socialiste et de l’aristocratie financière. Leur degré d’« intégration » est tel qu’on voit mal d’où pourraient surgir les énergies et les ressources, non pas d’une politique révolutionnaire, mais ne serait-ce que réformiste au sens classique de terme, ou « keynésienne » pour jargonner un peu.

Lignes : La droitisation de la gauche de gouvernement, tu viens de dire ce qu’elle était, elle est inévitable. Elle a commencé depuis longtemps. Et il n’y a pas lieu d’imaginer qu’elle puisse connaître un arrêt. C’est ce qu’on intitulera, dans ce numéro de Lignes, la part de « décomposition », non pas de la politique dans son ensemble, mais de la politique de gauche. Ce dont nous parlons ensemble, c’est de l’éventualité de cette autre part, une part de recomposition de la gauche et, donc, de la politique. On sent bien que la droitisation de la gauche gouvernementale ne fait pas l’unanimité. Qu’il y a une poussée sociale, idéologique et politique en faveur d’une forme de « gauche de la gauche ». Le succès de la figure de proue de la Ligue, son porte-parole, Olivier Besancenot, compte pour beaucoup là-dedans. Mais aussi, certainement, le retrait d’Arlette Laguiller. Besancenot séduit. Ce qui induit un rapport de forces nouveau entre la gauche de gouvernement et la gauche critique ou radicale. Quelque chose peut donc se produire aussi par le sommet, et non pas seulement par la base.

D. B. : Les sondages témoignent en effet d’une sympathie croissante pour Olivier Besancenot. Il apparaît comme l’opposant au sarkozysme le plus déterminé à gauche, et comme une des personnalités de gauche les plus populaires, au point de rivaliser avec les principaux dirigeants socialistes. Mais il ne faut pas se laisser prendre à ces mirages, et confondre la popularité dans l’opinion (loin des échéances électorales) avec la réalité des rapports de forces. Entre 2002 et 2007, l’électorat de Besancenot a évolué. Les études publiées après 2002 dessinent un électorat, disons, « altermondialiste et couches moyennes ». En 2007, c’est un électorat beaucoup plus populaire au sens large, disons « ouvrier-employé », et surtout jeune (plus de 50 % ont moins de 35 ans, ce qui est très différent de LO ou du PC). Pouvoir compter sur un tel porte-parole est très important. Mais l’écart reste énorme entre l’écho de son discours et les capacités de mobilisation, même si sa popularité se vérifie de plus en plus dans les luttes sociales. La figure militante d’Olivier contribue à faire bouger les choses par en haut, comme vous le dites, mais la condition déterminante de notre projet reste l’appropriation de la politique par « ceux d’en bas ». Il faut apprendre à utiliser les jeux d’image sans en devenir dépendants, sans céder à la cooptation médiatique, et sans se prendre à l’illusion selon laquelle la second life télévisuelle remplacerait la vie – autrement dit – la lutte réelle.

Lignes : Pourquoi un parti, qui semble une forme datée, et non pas quelque chose de plus souple, de moins centralisé, de plus en rapport avec les formes souples contemporaines de réseaux ?

D. B. : Parti, mouvement, ligue, alliance… Peu importe le mot. Ce qui importe en revanche c’est l’efficacité pour l’action et les principes de vie démocratique. Nous voulons une organisation de militants, et non de simples adhérents, qu’on ne voit que les jours de congrès. Ce n’est pas par nostalgie d’un mythe bolchevique, mais bien d’abord et avant tout par souci démocratique. Dans sa campagne, Ségolène Royal a beaucoup parlé de démocratie participative, mais un parti d’adhérents à 20 euros – qui adhèrent non pour militer, mais pour voter, en se contentant de cliquer sur Internet –, c’est une forme de démocratie passive, au mieux consultative, au pire plébiscitaire. Nous voulons au contraire une organisation qui résiste, en créant son propre espace démocratique, aussi bien aux logiques du pouvoir économique qu’aux logiques du pouvoir médiatique. Il y a démocratie active quand la délibération la plus libre aboutit à des décisions collectives qui engagent chacun et permettent de tester ensemble, à l’épreuve de la pratique, les choix opérés. Une délibération qui n’engage à rien est un simple échange d’opinion. Il n’y a pas besoin de partis pour cela. Une amicale ou un comptoir de bistro suffisent. Le dénigrement de la forme parti participe de la dégradation plébiscitaire de la vie politique, de sa personnalisation croissante, de son évolution vers un rapport fusionnel entre l’individu charismatique médiatisé et la masse inorganique, au mépris de toute médiation politique, partisane ou autre. Or, la politique est précisément un art des médiations. La montée en puissance spectaculaire du « je » au détriment du « nous » lors de la dernière campagne présidentielle est symptomatique de cette tendance préoccupante.

Il n’y a pas d’organisation sans un minimum de règles communes, et il n’y a pas de droit sans un certain formalisme juridique. Non seulement les partis, mais les syndicats, les associations, ont des statuts qui sont en quelque sorte la charte constitutionnelle sur laquelle repose l’adhésion volontaire de leurs membres. Certes, le centralisme démocratique, désormais identifié au centralisme bureaucratique, a fort mauvaise presse. Mais la démocratie et un certain degré de centralisation ne sont pas antinomiques. Au contraire, ils sont la condition l’une de l’autre. La démocratie n’est jamais parfaite, mais toutes les formules prétendant à plus de souplesse informelle s’avèrent moins démocratiques et aboutissent en fait à dessaisir le collectif militant de sa propre parole (et du contrôle de ses porte-parole). La démocratie d’opinion, autrement dit la démocratie de marché, isomorphe à l’économie de marché, propice à toutes les démagogies, on en a hélas souvent fait l’expérience, de sorte que notre préoccupation peut aujourd’hui être entendue à condition de s’expliquer clairement. Parler d’un parti de militants, et non de simples adhérents-votants, n’implique ni rythme d’activité effrénée, ni hypercentralisme, ni discipline de fer. Chacun peut contribuer à l’activité commune selon ses capacités, ses contraintes, son temps disponible, l’important étant que les décisions auxquelles il prend part l’engagent personnellement et pratiquement. La communication transversale que permettent aujourd’hui les technologies téléphoniques ou Internet permettent de briser le monopole de l’information qui fut l’un des fondements des pouvoirs bureaucratiques.

Les difficultés et les obstacles sont nombreux. Nous devons le savoir. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas essayer. On nous reprocherait, et nous nous reprocherions les premiers, de ne pas l’avoir fait, quand il en était temps.

Entretien avec Sébastien Raimondi et Michel Surya paru dans Lignes n° 25, « Décomposition, recomposition politiques », mars 2008. Repris dans Daniel Bensaïd, Penser/Agir, sous le titre : « Nouvelle période, nouveau parti », éditions Lignes, 2008

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