Pour la bourgeoisie, le terrorisme est à l’ordre du jour. Willy Brandt pose le problème à son Parlement. Les gouvernements européens s’en sont préoccupés à Rome. L’Onu discutera, lors de la présente session, des mesures à prendre.
L’agitation diplomatique va bon train, mêlant la naïveté politique à la frénésie policière. Pompidou et son ministre Schumann jouent les progressistes lucides et hardis en déclarant qu’il faut s’attaquer aux causes du terrorisme palestinien.
Mais quelles sont ces causes ? L’assemblée internationale des gérants inquiets du capital s’attaquera-t-elle à l’exploitation et à l’oppression qui sont les plus sûres sources du terrorisme, en Palestine comme ailleurs. Ces « humanistes » consternés renonceront-ils de leur propre initiative, pour donner l’exemple, à leur propre terreur légale, exercée par des militaires, des tortionnaires, des flics qui sont autant de terroristes légaux ?
Ils ont trouvé des accents de deuil et d’affliction sans précédent, ceux-là mêmes qui se sont tus pendant les massacres de septembre 1970 à Amman et Irbid, qui vendent leurs armes aux régimes grec, espagnol, portugais, qui devisent dans leurs ministères et chancelleries avec les Duvalier, les Suharto, boucher du peuple indonésien, et autres tortionnaires brésiliens.
Le terrorisme bon à tout faire
D’abord, la notion de terrorisme s’applique indistinctement à trop de choses différentes. Bourgeois et réformistes spéculent sur cette ambiguïté.
Le terrorisme peut être une orientation politique. L’orientation de gens qui croient transformer la société en décapitant le gouvernement ou l’état-major. Nous savons, nous, que la bourgeoisie retrouvera de nouveaux défenseurs et porte-parole, d’inégale valeur certes, aussi longtemps qu’elle restera maîtresse des moyens de production. C’est de là qu’elle puise sa force : en exploitant les travailleurs, elle les abrutit et s’efforce de les briser, de leur apprendre la soumission ; avec le capital tiré de leur travail, elle peut acheter tous les généraux et valets galonnés dont elle a besoin. C’est pourquoi, seul un mouvement de masse expropriant la bourgeoisie et brisant son État, peut mettre fin à sa domination.
Mais le terrorisme peut être un phénomène social ; et c’est une tout autre chose. Ainsi, Lénine distingue les actes de terrorisme, qui se multiplient après 1905, de l’orientation terroriste des socialistes révolutionnaires ou des anarchistes avant 1905. Dans leur cas, il s’agissait d’une politique fausse à laquelle se sacrifiaient nombre d’intellectuels romantiques ou désespérés. Après 1905, il s’agit d’un mouvement plus profond et plus ample qui prolonge la crise révolutionnaire ; ce qu’on continue à appeler terrorisme embrasse alors des manifestations de résistance, de sabotage, d’insolence ouvrière et paysanne. Il participe de la fermentation dans la conscience des masses qui tirent à leur façon les leçons de 1905. Et à ce titre, le parti doit s’en emparer et s’en enrichir, quitte à lui donner pour plus de clarté un nom distinct : « L’ancien terrorisme russe était affaire d’intellectuels conspirateurs ; aujourd’hui la lutte de partisans est menée, en règle générale, par des militants ouvriers, ou simplement en chômage » (Lénine en 1906). C’est peut-être la même différence qui existe entre la bande à Baader en Allemagne ou la fraction armée rouge au Japon (dont les liens avec les luttes ouvrières sont des plus réduits) et l’action du PRT-ERP en Argentine qui s’inscrit dans les luttes du mouvement ouvrier.
Terrorisme individuel et violence minoritaire
Une autre confusion est accrochée à la notion de terrorisme individuel. Les opportunistes divers arguent volontiers du fait que Lénine a condamné, à plusieurs reprises, le terrorisme individuel. L’entourloupette consiste à fourguer dans le grand balluchon du terrorisme individuel tout acte de violence minoritaire.
Or, que faut-il entendre par terrorisme individuel ? La terreur exercée sur des individus ? Cela n’aurait guère de sens : les expropriations de fonds, les représailles contre des tortionnaires célèbres s’en prenaient, qu’on le veuille ou non, à des individus, parfois isolés. Alors s’agit-il d’une violence exercée par des groupes minoritaires ? Ce serait tout aussi dénué de sens : ce genre d’actions suppose une préparation secrète et une exécution disciplinée qui excluent la participation directe des masses.
Quand Lénine condamne le terrorisme individuel, il condamne l’initiative individuelle de la violence minoritaire. Une violence qui ne se subordonne pas à des objectifs stratégiques, qui ne s’inscrit pas dans un projet global de prise du pouvoir ; et qui ne se préoccupe pas d’être comprise par les masses pour renforcer leur confiance et leur mobilisation. En revanche, l’exécution par les Tupamaros de l’agent de la CIA Mitrione, ou celle par nos camarades argentins de l’ERP du général tortionnaire Sanchez, sont des actions expliquées et compréhensibles par les masses ; et à ce titre parties intégrantes d’une orientation révolutionnaire.
Le terrorisme aujourd’hui…
Et aujourd’hui ? La bourgeoisie se préoccupe du terrorisme au niveau mondial. C’est que, de fait, il a une dimension planétaire : d’Irlande en Amérique latine, d’Espagne au Québec, de Palestine au Japon. Pour nous orienter, les classiques du marxisme nous seront utiles, à condition de ne pas esquiver la spécificité du phénomène.
La crise aiguë de l’impérialisme favorise la naissance et le développement, à une échelle de masse, de nouvelles avant-gardes révolutionnaires. Ces avant-gardes lorsqu’elles cherchent à prendre racine dans le mouvement ouvrier, qu’elles connaissent ou sentent comme la seule force capable de dénouer la crise, se heurtent à la carapace bureaucratique des sociaux-démocrates et des staliniens. Ainsi, il y a tout lieu de penser que la stratégie de l’Ira serait autre si elle avait rencontré d’emblée le soutien internationaliste d’un mouvement ouvrier révolutionnaire qualitativement plus puissant en Grande-Bretagne. Une situation analogue se produit sur le plan international : à Ceylan, le JVP a été frappé par sa bourgeoisie avec la bénédiction de l’URSS, de la Chine et de la Grande-Bretagne ; quant à la résistance palestinienne, elle est poignardée dans le dos par la bourgeoisie arabe, au grand soulagement des puissances diplomatiques.
C’est dans cette situation, dans l’écart qui existe entre le mûrissement des conditions révolutionnaires et la faiblesse de l’avant-garde organisée, que réside le nœud du problème. Cet écart laisse les nouvelles générations de militants révolutionnaires osciller entre l’exaltation révolutionnaire et la révolte désespérée. Il s’agit d’une donnée durable qui ne se résorbera qu’avec l’affirmation et le renforcement de directions révolutionnaires capables de faire leurs preuves.
De là vient le terrorisme, mais cela ne suffit pas pour expliquer le retentissement qu’il connaît, et qui tient pour une part à son efficacité immédiate. La bourgeoisie a perfectionné son arsenal de répression ; elle y a consacré des capitaux et des recherches considérables. Aussi, est-elle malvenue lorsqu’elle orchestre l’indignation en taxant de lâcheté l’utilisation des lettres piégées par les commandos palestiniens.
La même bourgeoisie et la même presse taxent-elles de lâcheté le Pentagone lorsqu’il met au point les bombardements au laser ou au téléguidage qui font mouche une fois sur deux sur des cibles souvent civiles, alors qu’il fallait vingt bombes conventionnelles pour atteindre la même cible à 75 mètres près. Taxent-elles de lâcheté le largage par hélicoptère de milliers et de milliers de gravel bombs, sortes de petits sachets de thé qui explosent lorsque les combattants ou les simples villageois vietnamiens marchent dessus. Taxent-elles de lâcheté la fabrication d’éclats de bombe en matière spéciale, non détectable à la radio, pour éviter que les blessures puissent être soignées ?
Face au développement technologique de la terreur bourgeoise, les militants révolutionnaires trouvent leurs propres ripostes. Si elles connaissent l’écho actuel, c’est que le renforcement des appareils étatiques et le renforcement de la concentration capitaliste multiplient les cibles en même temps que le développement urbain offre un nouveau maquis aux combattants révolutionnaires. C’est que les mass media portent d’emblée chaque initiative à la connaissance de l’opinion mondiale, provoquant mobilisations, prises de position, et propageant les exemples. C’est enfin que les systèmes mécanisés qui se multiplient sont de plus en plus à la merci des grains de sable. Et c’est aussi, d’une certaine façon, l’image de la société capitaliste dans son ensemble.
Construire le parti avec des forces vives
La bourgeoisie brandit le spectre du terrorisme pour mieux recourir aux amalgames dont elle est coutumière. Mais le fait est qu’il existe une nouvelle génération révolutionnaire qui cherche sa voie, qui doit répondre aux coups qui lui sont portés et qui peut s’égarer dans le terrorisme en le prenant pour de la violence révolutionnaire. Les opportunistes délicats se détournent et se bouchent le nez.
Nous devons au contraire regarder les choses en face, et répéter ce que Trotski disait de Grynszpan, jeune terroriste juif qui avait abattu en 1936 un membre de l’ambassade nazie à Paris : « On peut ramasser à la pelle ceux qui sont seulement capables de fulminer contre l’injustice et la bestialité. Mais ceux qui, comme Grynszpan, sont capables de concevoir et d’agir, au prix de leur vie s’il le faut, sont le levain précieux de l’humanité. Du point de vue moral, non par son mode d’action, Grynszpan peut servir d’exemple à tout jeune révolutionnaire. » Le dévouement et les énergies des militants de ce type pourraient être plus efficacement utilisés. Nous pouvons en discuter, nous n’avons pas à les juger. Car leur capacité à trouver une voie révolutionnaire ferme et à se lier avec les masses de travailleurs dépendra pour une part de notre propre capacité, en tant qu’organisation révolutionnaire, à résoudre ces mêmes problèmes.
À cette condition, les actes de violence minoritaire, aujourd’hui amalgamés dans la rubrique générale du terrorisme, pourront trouver leur place, comme recours tactiques parmi d’autres, dans une stratégie de conquête du pouvoir par les masses. Et, à cette condition, nous pourrons utiliser à plein l’expérience et les leçons de groupes et de militants qui se battent à tâtons, mais sans ménager leur force. Gagner ces militants à la révolution prolétarienne est une tâche, car les générations ne sont pas prodigues en militants de cette trempe ; mais pour les gagner, il faudra comprendre leur combat.
Les opportunistes délicats, jusque dans l’extrême gauche, ne manquent pas pour souligner les dangers et les écueils. À ceux-là Lénine répondait déjà que les dangers sont partout… si le parti n’est pas assez solide ! Il y a le danger de voir « tous les moyens de lutte laissés au cours spontané des choses s’user, se dénaturer, se prostituer ». Les grèves abandonnées se terminent en accords de collaboration de classes ; la lutte électorale dégénère en politicaillerie électoraliste ; la presse révolutionnaire peut se transformer en entremetteuse qui émousse la conscience. Enfin, la croissance même du parti peut engendrer la bureaucratie et le conservatisme qui sont la base du réformisme. La conclusion toute bête, c’est qu’on ne construit pas un parti sans risques et qu’il faut les prendre.
Les bureaucrates endurcis et les réformistes honteux font chorus avec la bourgeoisie dans la dénonciation du terrorisme. Les seconds croient qu’en faisant le dos rond et patte de velours, ils pourront dérober à la bourgeoisie une révolution indolore. La dénonciation indifférenciée du terrorisme leur sert à tous d’alibi pour leurs capitulations passées, présentes et futures. Ces capitulations ont déjà coûté plus cher en Indonésie ou en Grèce que les révolutions victorieuses en Russie ou à Cuba.
Ils sont loin du langage cru de Lénine : « Le mépris de la mort doit se répandre parmi les masses et assurer la victoire… » Et pourtant Lénine n’était pas un terroriste désespéré, mais un révolutionnaire conscient et optimiste.
Rouge n° 173, 30 septembre 1973
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