« Troisième voie » à la française

Atelier Formes Vives

À la différence de Blair ou de Schröder, Jospin n’a pas son Anthony Giddens ou son Bodo Hombach. Il faut donc chercher les traces d’une troisième voie à la française dans les productions disparates des idéologues à la rose. Stimulé par la victoire allemande, Henri Weber résume en trois mots la réponse « marxiste » à la triple aspiration à la démocratie politique, à l’égalité des chances, et à la maîtrise collective de l’avenir : nationalisation, autogestion, planification. À ce triple défi, la social-démocratie, dans sa grande sagesse, aurait répondu : économie mixte, État providence et soutien keynésien à l’investissement et à la demande. Les deux réponses seraient désormais obsolètes : « Une troisième réponse, une nouvelle figure du socialisme démocratique s’élabore aujourd’hui, l’affirmation d’une nouvelle offre politique émanant de la social-démocratie1. » C’est presque aussi précis que du Giddens.

Zaki Laïdi reconnaît pour s’en féliciter que le gouvernement Jospin a à son actif « davantage de privatisations que le gouvernement Juppé ». Car « le régime de la propriété n’est plus aujourd’hui essentiel » et « la montée des fonds de pension dans la régulation financière [sic !] est là pour souligner que le durcissement de la compétition n’est pas incompatible avec le développement d’un capitalisme populaire ». La propriété publique serait devenue « un handicap à la mobilisation des ressources ». Aussi est-elle appelée à « disparaître de la régulation des rapports marchands ». Mais le marché est « un construit social imparfait ». La gauche se définirait donc désormais comme « un mouvement qui accepte l’économie de marché, mais refuse le glissement vers la société de marché2 ».

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Toutes ces variations autour de la troisième voie ont un point commun : celui d’évacuer la question de la propriété. La révision par le New Labour de la fameuse Clause IV des statuts du Parti travailliste visait notamment à supprimer la référence à la propriété publique. Contrairement à ce que prétendent Henry Weber et Zaki Laïdi, la crise sociale et l’exclusion sont la manifestation d’un dérèglement généralisé de la mesure marchande fondée sur la propriété privée et le profit. Sous une autre forme, la crise écologique témoigne également de l’incommensurabilité entre le temps long de l’écologie et les arbitrages immédiats de la logique marchande. L’une et l’autre crise posent ainsi de vieilles questions trop vite évacuées.

Oui, le « bien commun », dont parle Riccardo Petrella, et le service public impliquent une appropriation sociale et un élargissement de l’espace public au lieu de sa privatisation. Oui, les banques, les assurances (renflouées à grands renforts de fonds publics par les contribuables) doivent être les leviers de politiques publiques. Oui, les compagnies des eaux (Vivendi !), de l’énergie, des transports, des communications doivent être socialisées (aujourd’hui « européisées » plutôt que nationalisées) pour garantir par la péréquation un service de qualité égale à prix égal pour tous et toutes et pour conduire une politique écologique de développement durable. Oui, la subordination de l’économie à la citoyenneté, de l’intérêt privé à l’intérêt général, des profits aux besoins, implique toujours une démocratie participative d’en-bas, un contrôle populaire, et de l’autogestion. Oui, la redistribution des richesses et la définition de priorités sociales (d’éducation ou de santé), répondant à des besoins non solvables en termes marchands, exige une planification démocratique à moyen terme des objectifs et des ressources.

En y renonçant, la social-démocratie glisse, par la troisième voie, vers le « nouveau centre ». Elle est encore de gauche, sans doute (« de gauche, hélas », est-on tenté d’ajouter), au sens où elle se distingue de la droite, où elle recueille les suffrages populaires, où elle se réclame encore de l’égalité. Dans un livre de 1994, Norberto Bobbio fait de l’égalité le dernier critère de la distinction entre droite et gauche3. Si l’on s’en tient « à une défense purement axiologique de l’idée de gauche », ce critère reste bien fragile et incertain, souligne Perry Anderson dans sa réponse à Bobbio4. Catégorie électorale et parlementaire, la gauche n’a vraiment de sens qu’en référence à la polarisation sociale qu’elle prétend représenter, autrement dit (osons cette obscénité par rapport à la novlangue du néosocialisme) à la lutte des classes.

Il y a juste cinquante ans, Albert Einstein écrivait dans sa contribution au premier numéro de la Monthly Review américaine : « Le moteur du profit, lié à la compétition entre capitalistes, est responsable de l’instabilité dans l’accumulation et l’utilisation du capital qui conduit à des dépressions de plus en plus sévères. La concurrence débridée provoque un énorme gâchis de travail […]. Je suis convaincu qu’il y a une seule voie pour éliminer ces graves plaies, c’est-à-dire l’établissement d’une économie socialiste accompagnée d’un système éducatif orienté sur des priorités sociales. Dans une telle économie, les moyens de production seraient possédés par la société elle-même et utilisés de manière planifiée. Une économie planifiée, qui ajuste la production aux besoins de la communauté, distribuerait le travail à faire entre tous ceux qui sont en état de travailler, et elle garantirait l’existence à tout homme, femme, ou enfant5. »

Einstein comprenait aussi que « l’économie planifiée n’est pas encore le socialisme », car elle peut aller de pair avec « la servitude personnelle ». Comment est-il possible de pratiquer cette rationalité « en évitant la bureaucratie » ? Telle était déjà la grande question. Elle reste posée. Il faut continuer à chercher la réponse, plutôt que supprimer la question. Toujours vert, le vieil Albert. Et plus rouge que rose.

Carré rouge n° 10, janvier 1999

Documents joints

  1. Le Monde, 29 septembre 1998.
  2. Le Monde, 1er septembre 1998.
  3. Norberto Bobbio, Destra et Sinistra.
  4. Voir la correspondance entre Norberto Bobbio et Perry ­Anderson dans la New Left Review n° 231, novembre 1998.
  5. Republié dans la Monthly Review à l’occasion de son cinquantenaire, vol. 50, mai 1998.
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