En 1999, peu avant son autodissolution, l’une des dernières notes de la Fondation Saint-Simon, influente société de pensée dont François Furet fut le président, était consacrée aux « nouvelles radicalités ». Son auteur, le philosophe Philippe Raynaud, déclarait vouloir « prendre au sérieux le radicalisme de gauche » dans le champ intellectuel. Dans cette nébuleuse, il distinguait quatre courants principaux :
– un nouveau « marxisme imaginaire » à la recherche d’une révolution introuvable : une sorte « d’orthodoxie molle » dont le trotskisme tardif serait la représentation la plus notoire ;
– une critique sociale illustrée principalement par la sociologie critique de Pierre Bourdieu et les recherches qu’elle inspire ;
– une école de la « passion révolutionnaire » (Alain Badiou, Jacques Rancière, Antonio Negri) en proie à la tentation terroriste d’une politique purifiée ou d’une purification de la politique ;
– la recherche enfin d’une démocratie radicale, illustrée par la pensée récente d’Étienne Balibar, seul dans cette galaxie à bénéficier d’une bienveillance relative de la part de Raynaud, dans la mesure où il ferait œuvre de passeur entre l’anti-humanisme althussérien et une nouvelle politique des droits de l’homme fondée sur une philosophie de la démocratie.
Cet inventaire classificatoire appelle trois remarques préliminaires.
Tout d’abord, la radicalité en question, dont Philippe Raynaud se sert pour désigner toutes les pensées non réconciliées avec la vulgate moralisante de la philosophie politique social-libérale hégémonique dans les années quatre-vingt-dix, n’est pas si « nouvelle » que le prétend l’intitulé de sa conférence. Les idées de Bourdieu, Badiou, Rancière, Balibar, tous post ou quasi sexagénaires, viennent de loin. Elles ont été élaborées dans les années soixante-dix et quatre-vingt (la Théorie du sujet de Badiou date de 1983, Peut-on penser la politique ? de 1985, L’Être et l’événement de 1988 ; les textes de Rancière rassemblés dans Aux bords de la politique datent de 1986-1990 ; l’œuvre de Françoise Proust, que Raynaud oublie tout simplement, a mûri dans les années quatre-vingt ; les travaux fondateurs de Bourdieu sont encore plus anciens ; quant au marxisme critique, il a une longue histoire). Comme la lutte des classes, la « radicalité » n’avait donc jamais disparu, elle était seulement devenue invisible ou inaudible, par un effet de conjoncture, sous l’offensive de la contre-réforme libérale. Ce qui est nouveau, c’est donc son écho retrouvé, en rapport avec le changement politique et social intervenu en France au milieu des années quatre-vingt-dix, écho suffisant pour troubler la quiétude de la sainte Fondation Saint-Simon et mobiliser ses idéologues. Sans être devenu écarlate, l’air du temps a repris des couleurs depuis le rougeoiement de décembre 1995.
Je ferai remarquer ensuite que la notion vague de radicalité est fort à la mode dans le vocabulaire politique hexagonal récent. À défaut de désigner un contenu précis, il évoque un ton, une attitude de refus. La radicalité en effet est toujours relative, à une situation, à un moment, à une tiédeur conciliante. Mais ce qui est radical aujourd’hui peut toujours virer demain au compromis : la radicalité n’est pas la même sous Juppé ou sous Jospin. Le terme évoque donc une politique de la résistance et de la conjoncture plutôt que de la durée et du projet.
Enfin, la plupart des auteurs cités par Raynaud refuseraient de se ranger dans la rubrique de la « philosophie politique » évoquée par l’intitulé de la présente conférence. La philosophie politique, illustrée en France par l’académisme insipide d’un Luc Ferry ou d’un Alain Renaut, est en effet associée à leurs yeux à la réaction libérale des deux dernières décennies. La politique ne saurait donc se concevoir que comme rupture avec la philosophie politique : « Nous autres, philosophes ennemis de la philosophie politique… », proclame fièrement Jacques Rancière. En finir avec la philosophie politique est pour lui comme pour Alain Badiou une exigence fondamentale de la pensée contemporaine, car cette philosophie consensuelle, en surplomb, a pour fonction d’effacer le litige constitutif de la politique. Elle prétend penser l’empiricité sans avoir à s’engager et à déterminer les principes abstraits de la « bonne politique » sans avoir, dit Badiou, à « être militant d’aucun processus réel ». Ainsi, on ne saurait parler, comme le font les chiens de garde de la restauration libérale, du politique, mais seulement des politiques antagoniques, irréductibles à une catégorie commune.
Ces quelques précisions préalables étant faites, je reviendrai rapidement sur la nouvelle conjoncture politico-intellectuelle dans laquelle se situe cette controverse.
La « première question » que se pose Philippe Raynaud est celle de la « représentativité politique et de la légitimité culturelle » des nouvelles radicalités. La réponse à cette interrogation est assez évidente. Elle découle du triple changement intervenu dans la situation française au cours des années quatre-vingt-dix :
– un tournant social, marqué bien évidemment par les grandes grèves de l’hiver 1995 en défense du service public, mais annoncé dès 1994 par la première marche nationale des chômeurs et par le renouveau de la mobilisation féministe, et confirmé par les luttes des sans-papiers de 1997, des chômeurs à nouveau ;
– un tournant, que je qualifierai d’intellectuel, bien symbolisé par le retour ou la résurrection de Marx, annoncé dès 1993 par le livre de Derrida, Spectres de Marx, confirmé par le succès des deux congrès Marx International (1995 et 1998) réunis à l’initiative de la revue Actuel Marx, ou encore par l’écho en juin 1998 de la rencontre internationale sur le cent cinquantième anniversaire du Manifeste communiste, organisée par Espaces Marx avec le soutien de nombreuses revues, ou enfin par le regain d’activité éditoriale autour de Marx et du marxisme ;
– un début de tournant politique illustré par la débâcle électorale de la droite aux élections de 1997, par le succès et l’essor du mouvement Attac contre le libéralisme, par les percées significatives de l’extrême gauche aux élections présidentielles de 1995, régionales de 1998 et européennes de 1999 (une moyenne de 5 à 6 % avec des pointes de 15 % dans certaines villes ou quartiers populaires). C’est ce que Pierre Bourdieu a caractérisé globalement et vaguement comme une « gauche de gauche », par opposition à une gauche du centre ou de droite, dont le point commun serait aujourd’hui une opposition de gauche à la politique social-libérale du gouvernement.
Le préposé saint-simonien aux nouvelles radicalités a donc bien des raisons de s’inquiéter de « la permanence d’une culture anticapitaliste qu’on croyait plus affaiblie » (ce sont ses propres termes), dont l’exigence d’égalité constitue la référence irréductible et non négociable.
Discours philosophiques de la résistance
Je n’aborderai pas dans les limites de cette intervention la position particulière d’Étienne Balibar qui exigerait une discussion spécifique approfondie. Je signalerai seulement, non pour la stigmatiser mais parce qu’elle me paraît en rapport assez clair avec sa démarche philosophique, sa position sur la guerre de l’Otan dans les Balkans qu’il est le seul des auteurs cités par Raynaud à avoir soutenu.
De même, je n’évoquerai qu’en incidente, la sociologie critique de Pierre Bourdieu, en soulignant toutefois la différenciation des démarches et des préoccupations qui se font jour parmi ceux qu’elle a inspirés (Luc Boltanski, Bernard Lahire, Michel Pialoux). Je m’en tiendrai donc pour l’essentiel à une présentation critique et forcément trop rapide du troisième courant (celui de la « passion révolutionnaire ») et à quelques remarques sur le marxisme critique non moins passionné en dépit de la mollesse dont Raynaud le gratifie.
Peut-être faut-il commencer par rappeler à quoi ces discours passionnés s’opposent : aux justifications idéologiques de la contre-réforme libérale ; au déterminisme économique de marché et au consensus communicationnel ; à la rhétorique de l’équité en tant qu’elle s’oppose pratiquement au principe égalitaire ; aux prétentions de la philosophie politique et au refoulement corollaire de la question sociale ; à la vulgate antitotalitaire, au despotisme autoritaire de l’opinion, et au jargon dépolitisant de « l’entreprise éthique » ou de « la guerre éthique ».
Ils maintiennent au contraire une logique du conflit que soulignent chez les uns et les autres les termes de « mésentente », de litige, de discorde ; un impératif catégorique de résistance (développé notamment dans l’œuvre de Françoise Proust, malheureusement décédée d’un cancer en décembre 1998) ; une politique de l’événement (chez Badiou), de l’apparition spectrale (chez Derrida qui occupe dans ce paysage une place singulière), du surgissement messianique (chez Françoise Proust et, dans un certain sens, chez moi-même).
Il convient de rappeler que ces discours – que je qualifierai volontiers, malgré leurs différences importantes, de discours philosophiques de la résistance – se sont forgés pour l’essentiel dans la défaite et la retraite des années quatre-vingt (un peu comme ceux de Sorel ou de Péguy après l’écrasement de la Commune), face à la réaction contre la « pensée 68 » et le marxisme qui a pu prendre les formes d’un néokantisme tempéré et bien-pensant (chez Ferry et Renaut), d’un hédonisme minimaliste tiède (André Comte-Sponville), d’un droit-de-l’hommisme antitotalitaire (André Glucksmann ou Bernard Henri Lévy), ou encore des diverses résignations postmodernes.
La politique contre l’État
Parmi ces problématiques de la résistance à la politique libérale et au despotisme de marché (dont la tyrannie de l’opinion est le fidèle reflet), celle d’Alain Badiou est certainement la plus systématique et la plus cohérente.
La politique se définit selon lui par la fidélité à l’événement dans lequel le peuple se prononce. Essentiellement aléatoire et imprédictible, cet événement ne peut être déduit logiquement de la situation dans laquelle il surgit. Il relève plutôt d’une sorte de « grâce laïcisée ». La figure emblématique de saint Paul établit le lien entre cette « grâce événementielle » et « l’universalité du vrai ». Car l’événement révèle la vérité d’une situation en rendant manifeste ce qui s’y trouve refoulé et réprimé. À la différence de la vérité qui tend à devenir totalitaire lorsqu’elle prétend au point de vue de la totalité, cette vérité engagée et subjective des acteurs de l’événement est en quelque sorte limitée par sa partialité même. Pour Badiou, en effet, à la différence de Kant (ou d’Hannah Arendt) pour qui le sens de la Révolution française n’apparaît qu’aux spectateurs désintéressés, l’événement fait sens du point de vue des intervenants, de Robespierre et Saint-Just et non pas de Furet, de Lénine et non point des auteurs du Livre noir du communisme. La vérité événementielle est bien de l’ordre de la politique, qui pense stratégiquement les possibles, et non de l’histoire historienne qui enregistre les faits accomplis.
Consécutive à « ce qui arrive », la vérité n’est donc pas affaire de contemplation mais d’intervention. Elle est, insiste Badiou, « pure conviction », « entièrement subjective », « pure fidélité à l’ouverture de l’événement ». La subjectivisation ainsi engagée est constitutive de l’événement lui-même. Mais si le sujet apparaît dans et par l’événement, et si, comme chez Sartre, l’être n’est véritablement humain que dans sa révolte, il en résulte que le sujet, à l’instar de la politique, est rare. D’autant plus rare qu’il n’est pas toujours facile de distinguer le vrai du faux événement, l’événement de son simulacre, a fortiori dans un monde médiatique qui travestit quotidiennement le fait-divers en événement.
Le souci chez Badiou de désétatiser et de subjectiviser la politique, de « la délivrer de l’histoire pour la rendre à l’événement », tout comme l’antinomie radicale chez Rancière entre la politique et la « police » (terme inspiré de Foucault qui désigne une antipolitique étatisée et pétrifiée), s’inscrit dans la recherche d’une politique autonome de l’opprimé. Cependant, le divorce radical qu’il introduit entre l’événement et l’historicité (ses conditions historiquement déterminées) tend à rendre la politique sinon impensable du moins impraticable.
« Le sujet est rare », constate en effet Badiou. Quant à Rancière, il admet que la politique, telle qu’il la conçoit, absolument étrangère à la « police », est « un accident toujours provisoire de l’histoire des formes de la domination ». Sa manifestation est « toujours ponctuelle », « toujours précaire ». Intermittente, elle n’admet donc qu’un sujet lui-même intermittent, « un sujet à éclipses », précise joliment Rancière.
Une politique théologique
L’exclusion réciproque, qui rompt le lien contradictoire entre l’événement et l’histoire, la vérité et l’opinion, le philosophe et le sophiste, conduit la politique dans une impasse pratique. Le refus de s’installer dans la tension entre volonté et jugement, représenté et représentant, entre l’événement révolutionnaire et les conditions qui le déterminent, aboutit en effet : soit à un pur volontarisme, qui est la forme effectivement gauchiste de la politique, soit à un subtil évitement esthétique ou philosophique de la politique. Dans les deux cas à une étrange combinaison d’élitisme théorique et de moralisme pratique qui revient à déserter l’espace public, car y accepter la controverse serait déjà se compromettre dans le jeu des opinions et des sophistes indifférents aux effets de vérité. Laminée entre la vérité événementielle du philosophe et la résistance souffrante des masses à la misère du monde, dûment constatée par le sociologue, la politique risque de subir une nouvelle forme de disparition.
Il y a en effet sur ce point une parenté paradoxale entre la radicalité philosophique de Badiou et la radicalité sociologique de Bourdieu : il s’agit de deux discours de vérité et de maîtrise, de deux héritiers hétérodoxes de la sanglante coupure épistémologique, susceptibles de fonder un populisme élitaire, sans moyen terme entre la vérité autoritaire de la théorie et le service faussement modeste du peuple. L’autosuffisance hautement proclamée du mouvement social peut alors se traduire pratiquement, tantôt par un acte souverain inquiétant du sujet qui prétend dessiner l’homme nouveau sur la page blanche chère naguère au grand timonier, tantôt se contenter d’une forme de lobbying social dans les coulisses de la politique réellement existante. Durant les éclipses du sujet, philosophes-rois et sociologues-ventriloques monopolisent en effet sa parole. Ils discourent en lieu et place de l’absent silencieux.
Dans sa thèse tout à fait remarquable, Peter Hallward a parfaitement diagnostiqué chez Badiou « l’absolutisme » de cette politique axiomatique, guettée par le vide de la prescription pure et simple. Comme les « rencontres aléatoires » dans la philosophie du dernier Althusser, l’événement déraciné de ses conditions historiques tient du miracle. Slavoj Zizek écrit fort justement que « la révélation religieuse constitue son paradigme inavoué ». La vérité révélée par l’événement se présente en effet comme une notion théologico-politique et la politique qu’elle inaugure comme une « théologie négative » (selon la pertinente formule d’Eustache Kouvélakis). La référence à la Foi, à l’Espérance et à l’Amour paulinien prend ainsi tout son sens. C’est la foi en effet qui opère le partage entre l’événement et son simulacre : les promesses de Dieu sont incertaines, mais il faut y croire !
La fidélité à l’événement apparaît dès lors dogmatique dans la mesure où elle procède d’un acte de foi inconditionnel et irréfutable. L’interpellation du sujet par une cause équivaut à une conversion (sur le chemin de Damas). Le militant de cette politique est hanté par un idéal de sainteté et toujours menacé de sombrer dans la prêtrise bureaucratique (d’Église, de Parti, ou d’État). Sa vocation (sa mission) répond à une désignation impérieuse, à un choix forcé par la volonté de Dieu ou par le sens de l’histoire, auquel fait écho le doute du Christ ou de la Jeanne d’Arc de Péguy : « Pourquoi moi ? Il en est des plus compétents, de plus capables… »
Il convient de noter ici qu’un philosophe, à première vue moins directement engagé politiquement, comme Derrida, se trouve plus impliqué dans la pratique politique effective quand il assume (à propos de l’immigration, de l’hospitalité, ou de la construction européenne) la contradiction dialectique entre l’inconditionnalité de la Loi (ce que d’aucuns appelleraient les principes) et la conditionalité des lois, tributaires des rapports de forces. Il convient également de signaler la position spécifique de Françoise Proust, dont la permanence des résistances, les plus infimes et les plus quotidiennes, à l’irrésistible s’oppose explicitement aux intermittences et aux éclipses de la politique strictement événementielle.
J’estime enfin, contrairement à l’amalgame opéré par Philippe Raynaud dans son étude, qu’il est illégitime de mettre Alain Badiou et Toni Negri dans le même sac de la « passion révolutionnaire ». Cette passion est partagée, sans doute, et j’espère bien la partager aussi. Mais, à travers le concept de « pouvoir constituant », Negri aborde de front la question démocratique que Badiou veut ignorer : « Parler de pouvoir constituant, c’est parler de démocratie », écrit-il en effet dès la première ligne de son livre. La liberté constituante apparaît ainsi irréductible à la vérité subjective de l’événement, dans la mesure où elle s’inscrit dans une temporalité (et une durée) constituante spécifique. Le pouvoir constituant selon Negri se réalise ainsi en « révolution permanente » (idée proprement inconcevable chez Badiou), qui conceptualise l’unité contradictoire de l’événement et de l’histoire, du constituant et du constitué, de la vérité et de l’opinion.
Une dette non réglée
Dans un article encore inédit, Eustache Kouvélakis établit une typologie de la philosophie politique française contemporaine. Il oppose aux deux pôles dominants, qu’il définit comme le pôle restaurationniste « fort » (correspondant approximativement au pôle libéral en politique) et le pôle modérantiste « faible » (correspondant au pôle social-démocrate ou social-libéral), les deux pôles dominés (« fort » et « faible ») de la résistance (illustré par les noms de Badiou et de Rancière) et de la scission (correspondant au marxisme critique ou à ce que Raynaud désigne péjorativement comme une « orthodoxie marxiste molle » dont je serais l’un des représentants).
Si l’on admet, par commodité, cette classification forcément simplificatrice, on est conduit à remarquer que la relation entre les deux pôles dominés, si souvent alliés dans la résistance à l’hégémonie libérale (et pratiquement dans les luttes : soutien aux chômeurs et aux sans-papiers, soutien aux grèves de 1995, opposition à la guerre du Golfe et refus de la guerre de l’Otan dans les Balkans), n’a guère été clarifiée de part et d’autre ; comme si l’on s’était contenté d’une vague cohabitation polie ou indifférente. On peut y voir, du côté du pôle marxiste, la confirmation de sa faiblesse parmi « les dominés ». Du côté du « pôle de la résistance », j’y verrais pour ma part l’indice d’un malaise irrésolu, qui renvoie à une dette non réglée envers Marx et son héritage.
Post-marxisme ? A-marxisme ? La relation de Badiou à Marx, par exemple, est loin d’être clarifiée. Il se contente apparemment de la résoudre négativement en refusant d’être qualifié de « post-marxiste ». Il semble en réalité que bien des silences tiennent à un compte mal réglé avec la pensée d’Althusser (Rancière faisant ici exception, qui s’en est expliqué très tôt dans sa Leçon d’Althusser). Ils tiennent encore davantage (peut-être est-ce lié) à un compte non réglé avec le stalinisme et le maoïsme.
Ainsi pour Badiou et son alter ego Sylvain Lazarus, le nom propre de l’événement inaugure une « séquence » pendant laquelle la politique consiste, comme nous l’avons rappelé, en la fidélité à l’événement, en l’impératif catégorique de le « continuer », et en l’effort pour traverser le champ du savoir en suivant dans sa trace les signes de la vérité. Ils ne sont guère explicites sur la manière dont s’achève la séquence (celle d’Octobre ou celle de Révolution culturelle chinoise) et sur les raisons de sa cessation. Il n’y a chez eux aucune tentative d’élucidation historique ou sociologique du phénomène bureaucratique et de la contre-révolution thermidorienne. Comme le dit fort bien Françoise Proust, ils ont cherché à sortir du maoïsme par « l’absentement de l’histoire ». D’où leur silence dédaigneux face à l’offensive idéologique conduite par François Furet ou par les auteurs du Livre noir.
Ce grand silence historique ainsi que l’exclusion réciproque de la vérité et de l’opinion (de la science et de l’idéologie) concourent à rendre impensable la question de la démocratie, remarquablement absente de leur problématique (comme d’ailleurs de celle d’Althusser). Badiou revendique ainsi explicitement une politique sans partis ni projets : « Dieu nous garde des programmes politiques ! ». Cette somme d’esquives et de refus conduit tout droit à une politique sans politique, à une esthétique de la politique. Son contenu n’est plus l’intervention en forme de pari dans le champ stratégique des possibles, mais une stricte fidélité au passé fondateur, « une fidélité à la fidélité », en laquelle Françoise Proust perçoit à juste titre un formalisme stérile de la fidélité.
Face aux effets concrets de la contre-réforme libérale, les impasses de ces discours de la résistance deviennent patentes. Ce sont des discours de crise et d’exception guettés par l’esthétique impuissante de la défaite. Chacun à sa manière, Badiou et Bourdieu ont bien senti le danger. Grand critique de la reproduction des dominations et de la noblesse d’État, le second s’est métamorphosé à l’occasion des grèves de décembre 1995 en défenseur résolu du service public. Rattrapé par la politique prosaïque du quotidien et par la réalité, le premier semble allier désormais un désenchantement radical (« l’ère des révolutions est révolue ») à un début de réconciliation avec un État qui (d’après le bulletin de l’Organisation politique dont il est le maître à penser) « assure l’espace public et l’intérêt général » ! Les propositions pratiques avancées dans ce bulletin se réduisent en effet à quelques réformes institutionnelles dont Peter Hallward relève la désolante banalité.
Pluriel Marx
C’est pourquoi la distinction, proposée par Kouvélakis, entre un pôle dominé fort (de la résistance) et un pôle dominé faible (de la scission) ne me semble pas convaincante. La nouvelle conjoncture politique qui se dessine depuis quelques années, marquée par un renouveau de la mobilisation sociale et politique, affaiblit le fort et fortifie le faible. Peut-être, au-delà des cérémonies anniversaires de sa mort, le retour de Sartre est-il symptomatique d’une redistribution annoncée des positions.
Cette hypothèse ne va pas de ma part jusqu’à un optimisme excessif et prématuré. Je reste en effet d’accord avec Kouvélakis pour constater que « le pôle de la scission » est encore à la défensive, que son programme de recherche demeure peu autonome et avant tout réactif à l’agenda dicté par les pôles dominants, que son rayonnement international et ses positions institutionnelles sont faibles. Ce n’est cependant pas suffisant pour en déduire, de façon trop générale pour n’être pas partiellement fausse, que « le marxisme est le grand perdant de la révolution passive ». Je serais plutôt d’accord sur ce point avec la distinction faite par Alex Callinicos entre les défaites politiques et les défaites théoriques, qui ne sont ni de même nature, ni de même portée. Nous avons subi des défaites politiques et sociales indiscutables. Nous avons aussi subi la contre-offensive idéologique libérale et essuyé le feu de son artillerie lourde. Les défaites, en matière de théorie, relèvent d’autres critères et ne sont, en tout cas, pas affaire de nombre ni de bruit.
Il me paraît ainsi fort discutable, fût-ce par commodité, de parler du marxisme au singulier. En quoi consiste, ou a consisté, l’unité de ce marxisme, coiffant d’un même mot le marxisme orthodoxe, apologétique et scientiste des staliniens, et les marxismes critiques et hétérodoxes des oppositions de gauche ? On ne devrait désormais parler de marxismes qu’au pluriel et sous réserve. Le pôle de la scission apparaîtrait alors comme un fourre-tout fort approximatif. Et si défaite théorique il devait y avoir, la mienne ne serait en tout cas pas la même, ni pour les mêmes raisons, que celle d’Althusser, de Colletti, d’Hobsbawn… ou de Robert Hue !
Mais il me semble également discutable de parler de défaite historique, comme s’il y avait eu en France un quelconque âge d’or du marxisme. Coulé dans l’idéologie républicaine dominante, aussi bien à l’université que dans le mouvement ouvrier, le « marxisme français », à quelques outsiders près, a plutôt été provincial et misérable, rejetant aux marges de son orthodoxie de sens commun la radicalité critique d’un Blanqui, d’un Sorel, d’un Péguy, ou d’un Tarde. Cette radicalité a souvent cherché son inspiration du côté de Bergson ou de Deleuze plutôt que du côté d’un Marx travesti en Auguste Comte.
Peut-être la glorification d’un passé mythifié et la confusion entre des marxismes non seulement distincts mais souvent opposés, tant d’un point de vue théorique que pratique, a quelque chose à voir avec un bilan non tiré de l’althussérisme et de ses effets politiques désastreux à l’échelle d’une génération, que ce soit par la justification critique d’un stalinisme éclairé ou par l’inspiration d’un gauchisme infantile mal déstalinisé.
Quelques mots, pour terminer, sur la note de Philippe Raynaud dont nous sommes partis. Il déplore l’affaiblissement de l’anticommunisme en France, mais se rassure, et rassure ses lecteurs, à l’idée que « l’autre politique » annoncée, en gestation du côté de la « gauche de gauche », reste encore de l’ordre de la résistance aux excès du capitalisme libéral, plutôt qu’elle ne contribue à faire naître un projet subversif de société. Il lui reconnaît cependant le mérite de « rouvrir la question de la démocratie » à l’époque du déclin de l’État-providence et d’inviter à penser la puissance constitutive collective de la démocratie.
Cet hommage à contrecœur est aussi un aveu de stérilité et d’impuissance du discours social-libéral des pôles dominants. Ceci ne suffit certes pas pour assurer au marxisme critique des lendemains qui chantent rouge. Mais ces lendemains dépendent désormais de l’avenir des luttes sociales autant que des efforts théoriques pour régler nos comptes avec le passé décomposé et pour déterminer un programme de recherche autonome, permettant d’affronter les nouveautés et les défis du présent.
Conférence tenue à Oxford à la maison de la France
Année 2000