C’est une « affaire non classée », dit le philosophe français Daniel Bensaïd
L’historien français François Furet avait déclenché tout un débat à l’approche du bicentenaire de la Révolution française de 1989 en déclarant que celle-ci était « finie ». Autrement dit, que le débat sur le sens de cet événement, qui avait déchiré la France sans cesse depuis qu’il s’était produit, n’avait plus lieu d’être. Le fait que le débat sembla alors réactivé avait selon plusieurs infirmé la thèse de l’historien.
Il en va de même pour Mai 68, constate avec joie le philosophe français Daniel Bensaïd. C’est, au dire de ce soixante-huitard inoxydable qui revendique les étiquettes de trotskiste et de marxiste, une « affaire non classée » (titre de son texte publié dans la revue québécoise d’extrême gauche À bâbord1. Il cite Charles Péguy : « Quand on se réconcilie sur une affaire, […] c’est qu’on n’y entend plus rien. […] Qui dit réconciliation, en ce sens historien, […] dit pacification et momification. »
C’est donc avec bonheur que Daniel Bensaïd accueille le fait que Mai 68, quarante ans plus tard, « divise, agite, crée des conflits, fabrique encore de la politique ». Et grâce à qui a-t-on ce débat ? Eh oui, à nul autre que le candidat Nicolas Sarkozy, que Bensaïd remercie. « Il a mis le feu aux poudres dans un discours de fin de campagne l’an dernier. » Celui qui allait devenir président avait appelé à la liquidation de l’esprit 68, décrit en ces termes : « Les héritiers de Mai 68 avaient imposé l’idée que tout se valait, qu’il n’y avait donc désormais aucune différence entre le bien et le mal, aucune différence entre le vrai et le faux, entre le beau et le laid. »
Or le président, se réjouit le philosophe, se trouve désavoué par les sondages, qui indiquent que 75 % de la population porte un regard positif sur les événements d’il y a quarante ans et que 77 % des répondants disent qu’ils auraient été du côté des barricades et des grévistes.
Pas que franco-français
M. Bensaïd se dit aussi très heureux que, dans cette commémoration « qui n’est pas nostalgique ni grise », on mette en lumière des dimensions passablement occultées en 1988 et en 1998. Notamment l’aspect international de l’affaire. En 1968, les jeunes se révoltent – pour différentes raisons, certes – aux États-Unis, au Mexique, en Allemagne, en Tchécoslovaquie, « mais aussi au Pakistan, au Brésil ». « C’est probablement un des premiers événements globaux. » Et Internet n’existait même pas.
Aujourd’hui, on a de quoi se réjouir, croit-il, puisque plusieurs jeunes semblent prendre le témoin. « Les années quatre-vingt ont été les plus pénibles, mais nous avons franchi ce cap difficile. Le fond de l’air a commencé à changer vers 1994. Il y a par la suite eu les grandes grèves de 1995. »
Et il y a l’altermondialisme, affaibli depuis le 11-Septembre, mais qu’il loue. En interview au Devoir en 2003, il l’avait décrit, ce mouvement, comme « plus planétaire que ne le furent à leur naissance les diverses internationales socialistes et ouvrières […] c’est le bon côté de la mondialisation : elle mondialise aussi les résistances ».
Au fait, dans ces manifestations altermondialistes, on exhibe toujours – comme on l’a fait en 1968 – des symboles qui, depuis, pour des millions de personnes, représentent l’oppression : visage de Mao, faucille et marteau, etc. Antifasciste, l’extrême gauche est-elle vraiment antitotalitaire ?
Bensaïd rappelle qu’il fut et est toujours antistalinien. Quant au communisme de Marx, « c’est un humanisme », soutient-il. La faucille et le marteau ? « Je n’y suis pas attaché de manière dévote. On l’utilise de moins en moins de toute façon. Mais le symbole ne mérite pas tant d’acharnement. Après tout, les communards se sont battus avec ce genre de symbole-là. Mon propre grand-père était communard et cet héritage, je l’assume. Ce serait une victoire posthume de Staline que de lui abandonner complètement les symboles qu’il a dénaturés. » Et Mao, les millions de morts de la Révolution culturelle ? « Attention à la rumeur journalistique », répond-il, énigmatique.
Consommation
Revenons à 1968 : son héritage est-il vraiment formidable ? Quand on se convainc qu’il faut « jouir sans entrave », par exemple, ne fait-on pas primer le désir sur tout, même sur la solidarité ? Cet esprit n’a-t-il pas renforcé la « société de consommation », pourtant dénoncée par les situationnistes, ces soixante-huitards très particuliers ? De « Jouir sans entrave » on a été conduit au slogan « N’écoute que toi », de 7up.
Daniel Bensaïd reconnaît que « la plupart des aspirations qui existaient à l’époque étaient ambivalentes ». Il reste que, lorsque la question du désir était soulevée à l’époque, c’était, dit-il, dans le sens d’une « subjectivité libérée des corsets du conservatisme, de rapports hiérarchiques ». Parce que les rapports de force n’ont pas changé, c’est devenu une « ressource inépuisable des publicitaires et du marketing ».
Un événement est une « bifurcation », insiste-t-il. Et les récupérations de 1968 sont nombreuses. Au premier chef celle de certains leaders de l’époque. Daniel Cohn-Bendit est réellement « un libéral-libertaire qui se trouve très à l’aise […] dans les réformes libérales de la société de consommation dans laquelle nous vivons ».
Est-ce à dire que ses convictions à lui, Daniel Bensaïd, sont restées les mêmes ? « Pour l’essentiel, je dirais oui », répond-il. Vraiment ? « Bon, j’espère avoir changé un peu, parce qu’il faudrait être absolument un vieux con pour dire : j’étais déjà, à 20 ans, ce que je suis là. Bien sûr, on apprend des échecs, de ce qu’inventent et apportent d’autres générations, etc. On s’est trompés sur beaucoup de choses, mais on ne s’est pas trompés d’ennemi. Surtout quand on voit l’état du monde et où il va. On a essayé quelque chose. J’aurais aujourd’hui beaucoup plus honte de ne pas avoir essayé que de l’avoir fait, fût-ce au prix de quelques erreurs. »
Daniel Bensaïd lancera ce soir à 17 heures son livre Les Dépossédés (Lux éditeur) au café-bar de la cinémathèque. Suivront par la suite des projections de trois courts métrages sur 1968 au terme desquelles M. Bensaïd échangera avec la salle.
Antoine Robitaille, Le Devoir, n° 24, avril-mai 2008
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Numéro de document : news·20080508·LE·188779