Par Yannick Beaulieu
Il est tout d’abord surprenant qu’un philosophe de la stature et du sérieux de Daniel Bensaïd se plie au commentaire d’un écrivain médiatique, un adepte des « coups littéraires, voire politiques » faisant déjà l’objet de nombreux ouvrages critiques, pour ne pas parler de la foison de comptes rendus de ses œuvres, reportages photos et autres articles d’une presse des plus bienveillantes. Mais les premières pages du court opuscule de Daniel Bensaïd laissent entrevoir que s’il a lu avec attention l’ouvrage de Bernard-Henri Lévy, Ce grand cadavre à la renverse 1, le commentaire de celui-ci, voire de ceux-ci du livre et de son auteur, ne sont qu’un prétexte à plusieurs analyses : un retour sur la dernière séquence présidentielle, une analyse de l’état de déliquescence de la gauche dite de gouvernement, ou bien libérale, et une critique virulente de la critique lévynienne de la gauche radicale. Dès la deuxième page, dans un style ironique tout à fait plaisant, il décoche ses premières flèches contre « le théologien inorganique de la gauche recentrée » (p. 10). Bensaïd s’attache à restaurer ou réintroduire de la vérité dans les idées défendues par la gauche radicale, caricaturée outrancièrement par Bernard-Henri Lévy, celui-ci décelant un nouveau fascisme chez « ce peu de gens » qui pensent que la révolution est encore désirable (p. 30). L’auteur reprend les sept péchés capitaux attribués par Bernard-Henri Lévy à cette « gauche de gauche », et en profite pour réaffirmer les idées, les valeurs et les positions précises de cette gauche qui ne s’est pas synthétisée au Mans. Elle permet ainsi à Daniel Bensaïd de reprendre et de présenter les argumentaires et les analyses développées notamment par les tendances majoritaires de la LCR et les acquis communs de ce qui un temps s’est appelé l’extrême gauche, avant de devenir la gauche radicale, la gauche de gauche, et bientôt la gauche critique ou le nouveau parti anticapitaliste…
Ainsi, le philosophe organique et fier de l’être, à juste raison, de la LCR, reprend et démonte les accusations de nationalisme (un Bernard-Henri Lévy très inspiré visiblement ou d’une mauvaise foi – pour un théologien ! – à toute épreuve), d’antiaméricanisme (au passage le philosophe toulousain tacle Antonio Negri, p. 50), de « fascislamisme » qui se limite à partager une tribune avec Tariq Ramadan et non avec Farrakhan, de tentation totalitaire (l’auteur rappelle avec perfidie les errances maoïstes de ces nouveaux philosophes, plus si nouveaux que cela d’ailleurs, mais devenus depuis – malheureusement – incontournables dans le Paf) qui n’avaient pas voulu remarquer le totalitarisme de Mao, alors que les trotskistes comme David Rousset, Pierre Naville ou Pierre Broué dénonçaient à l’époque aussi bien le stalinisme que les errances chinoises.
Bernard-Henri Lévy s’en prend également au culte de l’histoire. L’auteur reprend cette citation pleine de profondeur : « Bien plus que le marxisme, c’est l’histoire qui était notre cible », confie Bernard-Henri Lévy à propos de la campagne néophilosophique des années soixante-dix. Car « si l’on croit à l’histoire, on lui donne les pleins pouvoirs ». Daniel Bensaïd, en fin connaisseur de la pensée de Karl Marx, rappelle que Marx n’est pas le philosophe de l’histoire comme certains ont voulu le définir, il est au contraire « l’un des premiers à avoir rompu catégoriquement avec les philosophies spéculatives de l’histoire universelle : providence divine, téléologie naturelle, ou odyssée de l’Esprit » (p. 73).
Reste la partie concernant LE péché capital : l’antisionisme, qualifié par le mari d’Arielle Dombasle de « néo-antisémitisme », l’autre motivation semble-t-il de Daniel Bensaïd pour cette réplique à Bernard-Henri Lévy. Derrière Bernard-Henri Lévy transparaît tout un courant contemporain, de Pierre-André Taguieff à Alain Finkielkraut, d’André Glucksmann à Éric Marty ou Danny Trom qui tente de réduire toute critique de la politique d’Israël, transformant ainsi l’antisionisme en antisémitisme, en réintroduisant une pensée religieuse et théologique en lieu et place de raisonnements politiques et idéologiques. L’auteur met en évidence toute l’actualité de la pensée internationaliste et montre l’absurdité de revendiquer l’instauration d’un État Juif et non pas de reconnaître deux États : Israël et l’État palestinien. Ces pages très documentées et argumentées constituent le nœud de la critique à l’encontre de l’ouvrage de Bernard-Henri Lévy et de ses déclarations passionnées (et théologiques) défendant sans discernement les politiques des récents gouvernements d’Israël. L’intellectuel organique de la LCR décrit avec justesse « cette gauche qui n’engage (plus) à rien (ou presque) » (titre d’un chapitre), et met en évidence les trahisons idéologiques, avant celles du personnel politique, de cette gauche du centre, du social-libéralisme, qui, à force de n’être même plus rose, devient orangée. Ce chapitre serait croustillant si ces errements politiques et idéologiques ne nous concernaient point tous les jours, et si ces renoncements n’aggravaient notre quotidien à tous.
J’ai gardé pour la fin, l’unique reproche ou plutôt désaccord avec ce brillant petit ouvrage : il concerne le chapitre consacré à l’antilibéralisme, et plus globalement à l’analyse du mouvement altermondialiste. Daniel Bensaïd évacue quelque peu l’attaque de Bernard-Henri Lévy contre l’antilibéralisme, en déclarant que lui s’est toujours réclamé de l’anticapitalisme, fidèle aux positions majoritaires de la LCR (en est-il plus révolutionnaire et/ou conséquent ?). La critique lapidaire de Toni Negri (p. 144), concernant la fin du salariat, laisse la place à une vision peut-être lucide, mais relativement peu optimiste, du mouvement altermondialiste. Ainsi la critique des antilibéraux et une perception réduite du (ou des) mouvement(s) altermondialiste(s) vont de pair chez Daniel Bensaïd 2 et il semble reprocher à l’antilibéralisme d’être protéiforme, variable, divers et finalement peu organisé. Évidemment, ces nouvelles formes de résistance sont difficiles à cerner d’autant que leurs réalités sont très variables d’un pays à un autre, le « movimento dei movimenti » italien n’est pas, par exemple, comparable avec le mouvement altermondialiste hexagonal, numériquement mais aussi par les idéologies et les pratiques qui le traverse ou la radicalisation dont il fait preuve. Pour l’anecdote, la vitalité de ce mouvement « alter » est bien décrite dans l’ouvrage de Morjane Baba, Guérilla Kit. Ruses et techniques des nouvelles luttes anticapitalistes, recensé également sur ce site.
Daniel Bensaïd, enseignant de philosophie et dirigeant historique de la LCR, nous livre donc une critique pertinente et drôle du dernier ouvrage « d’un théologien inorganique d’une gauche qui n’engage et ne s’engage plus à rien, ou à pas grand-chose » ; un petit livre divertissant et dense à mettre entre toutes les mains, bien évidemment celles des militants du parti d’Olivier Besancenot, mais surtout aux lecteurs du Point et de Bernard-Henri Lévy.
- Bernard-Henri Levy, Ce grand cadavre à la renverse, Paris, Grasset, 2007.
- Ainsi sa critique au livre de John Holloway publié récemment dans la Revue Internationale des livres et des ldées va dans le même sens : sans réflexion autour de la prise du pouvoir politique pas de salut pour la révolution, pas d’avancée. Ainsi il écrit : « Il y a pourtant fort à craindre que la multiplication des “anti” (l’antipouvoir antistratégique d’une antirévolution) ne soit en définitive rien d’autre qu’un stratagème rhétorique qui désarme (théoriquement et pratiquement) les opprimés, sans briser le moins du moins le cercle de fer du fétichisme et de la domination » (Daniel Bensaïd, « Et si on arrêtait tout ? “L’illusion sociale” de John Holloway et Richard Day », in la Revue Internationale des livres et des idées , n° 3, janvier 2008, p.29). Mais ceci constitue un argumentaire que l’on peut très bien utiliser également à l’encontre des anticapitalistes conséquents et révolutionnaires, qui en attendant ou en créant les conditions nécessaires et indispensables à la révolution, laissent les opprimés à leur propre sort…