Par Didier Epsztajn
Voici un livre dense et d’une nécessaire actualité, multiforme tant par ses développements que part la richesse des sources et idées, contre la privatisation de l’espace public, le dépérissement de la citoyenneté, la guerre sans limites ni frontières, la décomposition des peuples en meutes et des classes en masses, le despotisme des sondages et le règne des experts. Une « bataille du verbe » complexe, « parce que le discours des résistances ne peut échapper au cercle vicieux de la subalternité qu’en allant à la racine des choses et en traversant les apparences, pour extraire des expériences passées quelques éclats de vérité ».
Daniel Bensaïd ancre son étude dans le siècle des lumières pour exposer les concepts de modernité politique, la scission entre l’homme et le citoyen, la souveraineté, le monopole étatique de la violence humaine, la régulation internationale des conflits, pour mieux faire ressortir la crise de modèle de nos sociétés. Mondialisation et privatisation se combinent avec un retour du sacré. Après plusieurs siècles de sécularisation, le renoncement à la politique par naturalisation du marché et essentialisation des attributs sociaux semble dessiner une désécularisation du monde. Une fin de l’histoire en somme, pourtant « parler d’histoire, c’est admettre ipso facto le rôle de l’événement qui, par nature, aurait pu ne pas advenir ».
Nos sociétés se transforment, non linéairement mais par actions. Ces transformations ne seraient possibles sans l’intervention des États qui organisent, ou plutôt réorganisent, les espaces et les règles dans lesquelles se déploient le marché et la marche folle des marchandises.
Lieu de souveraineté organisé, abstraction réelle et fonctionnelle, l’État tend à muer « en état d’exception ordinaire », subordonnant les droits civiques à la sécurité, à la lutte antiterroriste, à la guerre du Bien contre le Mal. Alors que « les rapports de classe et de genre jouent dans nos sociétés un rôle prépondérant dans la formation des individus », les contes et légendes qui se déploient dans les médias tendent de plus en plus à « escamoter les contradictions, les asymétries et les inégalités sociales ».
L’auteur examine particulièrement les notions de totalitarisme (Hannah Arendt, Walter Benjamin, Carl Schmitt…) et décrypte « la guerre permanente, illimitée et préventive » de Georges Busch. Falsifiant ou travestissant les réalités, « la conception immédiate et absolue de l’homme sans médiations juridique ou territoriales, abolit la politique au profit des automatismes marchands et de l’individualisme éthique. » La morale, leur morale remplace le droit, nos droits.
L’auteur considère qu’après les défaites des dernières décennies, « lorsque le nécessaire et le possible ne jointent plus, le temps vire à l’utopie » et consacre une large partie de son livre à la critique « des utopies contemporaines ». Dans ce cadre, sont examinées, entre autres, les positions et élaborations, d’Hernando de Soto, de Richard Day, Boaventura de Sousa Santos, Michel Vakaloukis, Jean Marie Vincent et Pierre Zarka (Vers un nouvel anticapitalisme, éditions du Félin, 2003), Thomas Coutrot (Démocratie contre capitalisme, La Dispute, 2005), Michel Albert, Yves Salesse (Réformes et révolution, Agone 2001), John Holloway ; sans oublier les théorisations de Toni Negri, Michael Hardt, Ellen Wood, Ernesto Laclau et Chantal Mouffe.
« Derrière ce pluralisme tolérant et cette polysémie des résistances se profile le spectre d’un polythéisme de valeurs soustraites à toute épreuve d’universalisme. La guerre des dieux n’est plus très loin. »
Les critiques de Daniel Bensaïd, sont très largement argumentées. Il me semble cependant possible de s’appuyer sur les élaborations, pistes et portes ouvertes de certains des auteurs, dont j’ai lu les propositions, pour continuer avec eux la dispute toujours ouverte dans la recherche d’alternatives politiques à construire ensemble.
Toujours est-il que ces polémiques remettent en surface des lignes de réflexion, enfouies ou oubliées sur les affrontements. « Consentir à la politique c’est au contraire consentir à l’affrontement sans tentative de neutralisation » ; la spécificité des luttes politiques : « La fusion décrétée du politique et du social escamote une difficulté irrésolue », « la lutte politique comme lutte spécifique, irréductible à la seule revendication sociale » ; le conflit et le pluralisme : « le conflit demeure nécessaire au procès de subjectivisation sans lequel le pluralisme démocratique serait condamné à dépérir ».
Si le passé tragique et criminel des états du socialisme réellement existant implique toujours de tirer des bilans et de reformuler la question du changement radical, il convient de ne pas oublier en chemin, les conséquences, elles aussi tragiques pour les dominé-e-s, de l’évitement des affrontements, du refus des incursions dans la propriété privée ou de la soumission à l’ordre existant. Pour ne pas parler des conflits ouvertement armés, de la guerre ou de la barbarie.
Éviter la question du pouvoir, non seulement ne garantit pas contre les phénomènes de bureaucratisation, les errements et les déconvenues, mais conduit le plus souvent à être défait, dans des batailles ni pensées ni préparées, mais avec le triste désespoir des renoncements.
Pour finir, je me contenterais de trois citations, emblématiques à mes yeux, de l’actualité de la politique profane telle que la pose Daniel Bensaïd.
« Définir un espace stratégique commun exige donc une échelle mobile des espaces permettant d’articuler les interventions locales, nationales et internationales, plus étroitement encore que ne le faisait la théorie de la révolution permanente. Après avoir assimilé à la pensée politique les notions de non-contemporanéité, de contretemps, de discordance des temps, il est tout aussi nécessaire aujourd’hui de penser la production sociale et la discordance des espaces. »
« Insister unilatéralement sur la construction conceptuelle peut aider à résister aux représentations essentialistes, en termes de race ou d’ethnie, ainsi, inversement, qu’à une représentation par l’individualisme méthodologique de la société comme simple agrégat de monades. Encore faut-il à cette construction un matériau approprié, sans quoi on aurait du mal à comprendre comment la lutte réelle des classes a pu hanter la politique depuis plus de deux siècles, par-delà les jeux de mots et de langage. »
« On peut renoncer sans regret à cette idée d’un parti-représentant, dont la légitimité ne pourrait être établie qu’au jour du Jugement dernier. Mais cela n’oblige en rien à renoncer à l’idée d’un parti-stratège, engagé dans l’incertitude de la bataille, plongé dans l’inconstance des rapports de force, tenu de prendre des décisions en forme de pari raisonné, sans garantie de vérité scientifique ou historique, ni bien sûr de volonté divine. Dans la mesure où le rapport d’un tel parti aux intérêts sociaux devient irréductiblement problématique, le pluralisme politique (mais aussi la pluralité des acteurs sociaux) se trouve fondé en principe. »
Reste cependant, même si ce n’est pas l’objet de ce livre à « féconder » la politique d’hypothèses stratégiques et de pratiques, au présent, les plus adéquates possibles à leur objet.