Pour une refondation sociale et démocratique de la construction européenne

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L’Union européenne à la croisée des chemins

L’année 2004 s’annonce comme une année cruciale pour la construction européenne. Elle sera marquée par la tenue en juin des élections européennes, par la controverse sur le projet de traité constitutionnel, par les nouvelles échéances en matière d’élargissement, dont la reprise du débat sur l’intégration ou non de la Turquie. À l’approche de ces épreuves, l’inquiétude monte chez les partisans d’une Union européenne libérale. Ses propres initiateurs semblent de plus en plus hésitants à courir le risque de soumettre à référendum le document élaboré par la Convention, tant sa ratification paraît incertaine dans plusieurs pays. Cette hésitation illustre la faible légitimité démocratique du processus constitutionnel et souligne une accumulation des contradictions, rendant de plus en plus plausible une crise profonde de l’Union.

Cette logique de crise est la conséquence de la démarche suivie, de la constitution de la Communauté du charbon et de l’acier à la mise en place de la monnaie unique, en passant par les traités de Maastricht et d’Amsterdam, et par le pacte de stabilité. Cette méthode misait sur un engrenage vertueux, de l’économique au politique, partant d’un grand marché et d’un espace monétaire, pour aboutir à un couronnement institutionnel de l’édifice. Si l’Union actuelle, résultant de ces choix, est bien un marché et une monnaie, elle n’est ni un espace démocratique, ni un espace social, et elle reste un nain politique. Sa crise annoncée résulte de plusieurs facteurs, économiques et politiques, qui n’ont pas été prévus et pris en compte dans les années quatre-vingt, au moment de l’adoption de l’Acte unique.

Tout d’abord, le procès de fusion et de concentration du capital au niveau spécifiquement européen a été enveloppé par l’accélération du procès de globalisation. Il s’est ainsi [plus] traduit par des alliances croisées entre capitaux des divers pays européens et capitaux étasuniens ou japonais, que par l’émergence de champions proprement européens (à quelques exceptions notables près, Ariane Espace, Airbus, possiblement Air France KLM, et dans ces cas l’initiative des États a été déterminante). Il est donc encore aventureux de parler d’un « capital européen » et il est significatif que toutes les initiatives de relance de la construction européenne (en 1979, 1986, 1992), soient venues davantage des politiques que d’une pression du patronat et des entreprises dont le principal souci était la dérégulation et l’ouverture des marchés.

L’effondrement brutal des régimes bureaucratiques d’Europe de l’Est a mis à l’ordre du jour la question de l’élargissement, difficile à esquiver pour des raisons politiques (sous peine de confirmer l’image d’un moignon occidental d’Europe égoïste coexistant avec une zone d’accumulation primitive chaotique et de capitalisme sauvage à sa porte), mais lourde de nouvelles contradictions sociales et d’inégalités. Problème du coût de l’élargissement comparé au prix de l’unification allemande. Effets de dumping et redéploiement des fonds structurels. Enfin, la désintégration de l’URSS, l’unification allemande, la rupture des équilibres instables de Yalta, ont mis à l’ordre du jour un nouveau partage du monde, des richesses, des alliances, et ouvert la voie à de nouvelles rivalités impérialistes pour la redéfinition de hiérarchies mondiales de domination et de dépendance. Dans ce cadre, l’Union européenne s’est trouvée confrontée à la contre-offensive de l’impérialisme étasunien et au nouveau « défi américain ». Qu’elle entende rester un partenaire respectable dans le cadre de l’alliance atlantique ou prouver qu’elle peut devenir un rival crédible, elle est sommée de se donner les moyens de la puissance à laquelle elle prétend et se lancer dans la nouvelle course aux armements et dans l’escalade du militarisme impérial. À ce jour, elle s’est engagée (en tout ou partie) de manière subalterne dans les différentes croisades impériales initiées et dirigées par les États-Unis depuis 1991.

Se nouent ainsi les éléments d’une panne, qui n’est pas celle du moteur franco-allemand, mais une crise globale du projet européen initial. L’Europe reste un problème, plutôt qu’une solution. Si elle a une certaine réalité économique et monétaire, elle court toujours après une légitimité introuvable, d’autant que la question de l’élargissement pose de manière aiguë la question de son identité historique, géographique, culturelle. Pourquoi l’élargissement à l’Est plutôt qu’au Sud ? Quelle capitale de l’Europe (Bruxelles « capitale du vide) ? Quelle langue commune ? Peut-on tracer des frontières de l’Europe : le Bosphore, l’Oural ? Certains (Havel, Weizäcker) n’hésitent pas à faire de l’Europe un synonyme de l’Occident ? Devant autant de difficultés, la tentation croît de définir l’Europe comme une civilisation dans laquelle l’héritage religieux (judéo-chrétien) joue un rôle déterminant et dessine une frontière « civilisationnelle » face à l’Islam. La question de l’intégration prend à cet égard valeur de test, lorsque Giscard (et Védrine) répondent au nom d’un critère géographique discutable que la Turquie est « à 95 % » (sic) hors d’Europe.

La difficulté à définir une identité européenne devient d’autant plus épineuse que l’intensification des mouvements migratoires et des déplacements de populations, en même temps qu’elle rend difficile (ou impossible) le tracé de frontières européennes, intériorise au sein de l’Union des frontières culturelles et linguistiques. Ce dont témoignent les formulations selon lesquelles l’Europe est un cap ou qu’elle ne saurait avoir de frontières (naturelles) étant elle-même une frontière (cf. Derrida, Balibar). Une construction historique (scandée d’événements), un processus ouvert, une association sociale et politique et non un ensemble ethnique, religieux, ou géographique.

Nous rejetons donc catégoriquement le projet d’une Europe puissance, marchande, libérale, impériale, bâtie sur un héritage religieux qui constituerait une nouvelle frontière entre civilisations.

Un traité constitutionnel inacceptable et inamendable

C’est pourquoi le Projet de traité instituant une Constitution européenne est inamendable. Comme son nom l’indique, il s’agit d’un traité (interétatique), d’une synthèse de textes réglementaires et d’un compromis de survie déguisé en Constitution. Qu’est-ce en effet qu’une Constitution qui n’émane d’aucune souveraineté populaire, d’aucun pouvoir constituant ? Pas étonnant que son adoption achoppe sur la procédure. Un référendum européen, mais peut-on parler d’un peuple européen. Des référendums par pays, mais comment un texte pourrait-il faire loi pour un pays qui l’aurait majoritairement rejeté ? En l’état, le projet de traité constitutionnel Giscard confirme le credo libéral contenu dans les traités de Maastricht et d’Amsterdam pour systématiser les contre-réformes déjà promulguées au nom de l’esprit de Lisbonne : « La concurrence est libre et sans distorsions » (article I-3-2), afin de promouvoir « une économie sociale de marché hautement compétitive » (I-3-3). L’autonomie absolue de la Banque centrale européenne est confirmée (I-29-3). Cette Europe libérale dissout les droits collectifs et approfondit la privatisation généralisée de l’espace public au détriment de tout exercice de la souveraineté populaire.

Il confirme et poursuit le démantèlement de l’État social (dérégulation, démantèlement du droit du travail, ouverture des services publics à la concurrence, poursuite des privatisations, attaques contre les protections sociales et les solidarités, individualisation et flexibilisation, concurrence de tous contre tous et toutes), et l’escalade en contrepartie de l’État pénal au nom de la lutte antiterroriste (espace Schengen, mandat d’arrêt européen, restriction du droit d’asile). Le chapitre intégré à partir de la charte des droits fondamentaux établit ainsi non un droit à l’emploi, mais « le droit de travailler » (article 15-1) et de « chercher un emploi » (15-2), le « droit d’accès aux prestations » et non le doit à des garanties précises » (34-1).

Il confirme la subordination de la politique étrangère européenne à l’Alliance atlantique : « La politique de l’Union respecte les obligations découlant du traité de l’Atlantique Nord pour certains États membres qui considèrent que leur défense commune est réalisée dans le cadre de l’Organisation du traité de l’atlantique nord » (I-40-2).

Il engage l’Union dans une relance de la course aux armements et dans la fuite en avant du nouveau militarisme impérial en annonçant une escalade des budgets militaires au détriment des budgets sociaux : « Les États membres s’engagent à améliorer progressivement leurs capacités militaires ; une agence européenne de l’armement, de la recherche et des capacités militaires est instituée » (I-40-3). Dans cette perspective, la Commission a déjà envisagé d’instituer des critères de convergence en termes de budgets de défense, et même de soustraire ces dépenses du calcul des déficits publics afin de pouvoir déroger aux contraintes du pacte de stabilité.

Il confirme la confusion institutionnelle actuelle en reconduisant, dans le triptyque entre Conseil, Commission et Parlement, la prééminence du Conseil qui continuerait à cumuler les fonctions législatives et exécutives.

La réponse à ce projet de traité constitutionnel libéral et atlantiste (les deux sont organiquement liés) est donc un non sans équivoque. Ce rejet peut s’appuyer sur les préalables exprimés par les mouvements sociaux en conclusion du forum social de Florence en novembre 2002 : une Constitution européenne sociale et démocratique devrait commencer par deux articles, un premier condamnant les guerres impériales et exigeant la dissolution de l’Otan ; un second instituant une véritable charte de convergence des droits sociaux européens.

Éléments pour une autre Europe

Nous sommes partisans d’États-Unis socialistes d’Europe, ouverts à des alliances et des partenariats, dans la perspective des États-Unis socialistes du monde. Dans une telle perspective, l’élargissement est décidé par les pays candidats sur la base d’une adhésion aux principes constitutifs de cette nouvelle Union.

Ces États-Unis seraient édifiés sur le principe du primat du droit à l’existence (et du droit de détresse) sur le droit de propriété, du service public et de l’appropriation sociale sur l’intérêt égoïste et la propriété privée, de la solidarité sur la guerre de tous contre tous.

Cette Europe sociale implique la révocation du pacte de stabilité et la priorité à une Europe de l’emploi : programme de grands travaux publics, services publics européens, protection contre les licenciements, baisse coordonnée du temps de travail, généralisation de critères de convergence sociaux en vue d’une harmonisation par en haut des droits sociaux.

Cette Europe sociale implique une subordination de la Banque centrale aux pouvoirs politiques démocratiquement élus, ainsi qu’une réforme fiscale fortement redistributive, avec un budget de l’union qui ne soit pas inférieur à 5 % du PIB européen, afin de développer de véritables fonds structurels financés par un impôt sur les transactions financières et les mouvements des capitaux, par un impôt sur les énergies non renouvelables, et par un impôt sur les fortunes.

Cette Europe démocratique serait fondée sur une déclaration des droits, civiques et sociaux du citoyen européen, impliquant une dissociation des notions de nationalité et de citoyenneté, instituant un droit de résidence ou de cité, basé sur la radicalisation du droit du sol (ceux qui sont ici sont d’ici) non subordonné à l’attestation d’un contrat de travail. Ce qui implique l’exercice des droits, à commencer par ceux de vote et d’éligibilité, sur la seule base du territoire (sauf dans le cas de colonies de peuplement), contre l’apartheid rampant et l’édification de « frontières intérieures » contre les immigrés et les sans papiers.

Cette Europe démocratique serait une libre association de peuples et de nations, fondée sur l’exercice du droit à l’autodétermination. Une double chambre. Pas de régionalisation et de décentralisation libérale au détriment de la loi, de la péréquation, de l’égalité des territoires. Égalité des droits civiques et sociaux, égalité entre les sexes, généralisation des droits à l’avortement (Portugal, Irlande). Les droits ne s’arrêtent pas au seuil de l’entreprise : exercice d’une citoyenneté sociale par le contrôle, le veto, les conseils et comités, etc.

Cette Europe serait une Europe laïque fondée sur le respect de la liberté de culte, mais dont l’espace public ne soit pas réduit à un partage entre autorités et communautés confessionnelles.

Cette Europe serait une Europe écologiste : soutien à l’agriculture paysanne et biologique, moratoire sur les OGM, ratification au moins des accords de Rio et de Kyoto, arrêt du nucléaire et plan de développement des énergies renouvelables, refus d’un marché des droits à polluer, du brevetage du vivant, de la privatisation des connaissances et des savoirs.

Cette Europe serait une Europe internationaliste et solidaire, contre la relance de la course aux armements et l’escalade des budgets militaires ; pour le désarmement multilatéral et la suppression unilatérale des armes de destruction massive détenues par les États européens ; pour l’abolition de la dette des pays du Sud (notamment des pays africains), l’arrêt des subventions à l’exportation, une taxe sur les mouvements de capitaux destinée à financer un fonds solidaire de lutte contre la faim.

Sortir du dilemme Europe libérale/replis nationaux

La construction de nouveaux espaces démocratiques et sociaux ne prendra pas la forme d’États nationaux agrandis, correspondant à l’équation : un territoire, un peuple, un État (homogènes). L’avenir est aux espaces pluriculturels et plurinationaux, ou si l’on veut à une échelle mobile des espaces (économiques, monétaires, juridiques, écologiques, politiques). Un principe de subsidiarité démocratique (de bas en haut) peut en fournir le fil conducteur, à condition qu’il ne s’agisse pas d’un prétexte libéral pour démanteler la loi commune, l’égalité des droits, et la péréquation des moyens.

L’Union européenne libérale est mal partie. Il n’y aura pas de refondation démocratique et sociale par simple ajustement. La réorientation de la construction européenne passe [par] une crise et des ruptures dans le cours libéral et impérial suivi jusqu’à présent. L’idée d’une Europe du moindre mal, d’une Europe dont la justification principale serait de faire contrepoids à l’hyperpuissance étasunienne tout en adoptant son modèle social tournerait le dos à une véritable alternative européenne. Elle serait en outre illusoire (combien faudrait-il prendre sur les budgets sociaux pour rivaliser avec les budgets de défense étasuniens – sans même parler de combler les retards technologiques) et écologiquement dévastatrice.

L’autre Europe est en gestation dans les euro-marches, les euro-grèves et dans l’émergence encore balbutiante d’un espace public européen, perceptible dans les forums sociaux, comme les tentatives de coordination de la gauche anticapitaliste européenne. Ce sont là les forces capables de remettre sur ces pieds un projet européen et d’initier un processus constituant démocratique dont les peuples soient les artisans actifs, alors que le traité actuel est un coup de force « constitutionnel » tramé dans leurs dos.

Archives personnelles, 2004
www.danielbensaid.org

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