Figure intellectuelle de la gauche radicale sans discontinuer depuis les années 1960, Daniel Bensaïd n’est plus, décédé des suites d’une longue maladie le 12 janvier 2010 à l’âge de 63 ans. Reste une vie, celle d’un militant révolutionnaire, fidèle à ses premières révoltes comme on le serait en amour. Reste une œuvre, celle d’un philosophe littéraire, résistant avec entêtement à l’air du temps. Portrait d’un homme attachant qui, pour beaucoup, fut un repère, éclaireur et sentinelle par temps obscurs. Et qui, pour moi, fut un ami.
Depuis vingt ans, depuis que l’accompagnait cette maladie qui l’a finalement emporté, Daniel Bensaïd se battait de livre en livre, d’article en article, d’écrit en écrit. Tout début 2001, à l’orée d’une décennie qui allait nous faire entrevoir la barbarie latente de la mondialisation heureuse dont s’étaient bercées les années 1990, il publiait, chez Textuel, ses Théorèmes de la résistance à l’air du temps, sous l’intitulé Les Irréductibles.
Tout l’homme, cette façon de lier l’engagement politique et l’esthétique personnelle, la conviction et l’élégance, le fond et la forme, est résumé dans les derniers mots de ce précis de résistance : « L’indignation est un commencement. Une manière de se lever et de se mettre en route. On s’indigne, on s’insurge, et puis on voit. On s’indigne passionnément, avant même de trouver les raisons de cette passion. On pose les principes avant de connaître la règle à calculer les intérêts et les opportunités : “Puisses-tu être froid ou chaud, mais parce que tu es tiède, et ni froid ni chaud, je te vomirai de ma bouche”. »
L’ultime citation est extraite de l’Apocalypse de Saint Jean… Preuve, s’il en était besoin, que la vie militante et l’œuvre intellectuelle de Daniel Bensaïd, ce marxiste, trotskiste et communiste révolutionnaire selon nos étiquetages et classements modernes, témoignent d’une histoire plus ancienne, plus longue et, sans doute, sans fin. La fidélité entêtée qui fut la sienne aux engagements radicaux – démocratiques, sociaux, internationaux, vitaux en somme – des années 1960 n’était en rien l’immobilité d’une jeunesse qui n’aurait pas su grandir et vieillir.
S’il restera comme la figure sans pareille de ce que ces années-là ont eu de meilleur, de plus intègre et de plus absolu, c’est parce qu’il s’évertua à préserver non pas d’hypothétiques, aléatoires et provisoires solidarités générationnelles, mais la longue durée des révoltes et des indignations, des refus et des colères, des principes et des exigences – en un mot, de l’espérance.
« Quand les lignes stratégiques se brouillent ou s’effacent, il faut en revenir à l’essentiel : ce qui rend inacceptable le monde tel qu’il va et interdit de se résigner à la force aveugle des choses. » Dans Une lente impatience (Stock, 2004), l’émouvante autobiographie qu’il se résolut à écrire sur l’insistance de Nicole Lapierre, il décrit ainsi le chemin exigeant qu’il emprunta à partir des années 1980, revisitant par exemple avec méticulosité l’actualité de l’œuvre de Karl Marx bien avant que la crise récente n’en convainque jusqu’aux capitalistes eux-mêmes. Résister donc, préserver, sauver, tenir, maintenir…
Par nos temps d’incertitude et de transition, d’ébranlement et de décentrement du monde, la trace inscrite par Daniel Bensaïd pour demain et après-demain fut celle du sens des héritages et de l’intelligibilité du réel. Comme ces amers qui guident les marins au milieu des tempêtes, il se voulut tranquillement inflexible quand, tout autour, les girouettes tourbillonnaient et les feux follets s’agitaient. Ne pas perdre le fil de la raison, ne pas égarer les repères, ne pas effacer la mémoire…
Si, dans cette attitude, le style a sa part, en ce qu’il est façon de se tenir et de se vouloir, vie et œuvre imbriquées, ce n’était pas pour autant posture esthétique, comme s’empresseront de le penser, parfois en toute bonne foi, les tenants du moindre mal et des moindres mesures. « L’œil de la poésie voit parfois beaucoup plus loin que celui de la politique », écrivait-il en conclusion d’Une lente impatience, avant de citer l’ultime manifeste surréaliste d’André Breton, appel à secouer tous les carcans qui éternisent l’exploitation de l’homme par l’homme.
Glissés en exergue de chapitres, deux vers de Paul Valéry soulignaient ce qui, ici, est en jeu : « C’est en quelque sorte l’avenir du passé qui est en question » ; « Qu’est-ce qu’une théorie, si ce n’est préserver l’usage du possible ». Autrement dit, sauver un passé plein d’à présent et préserver l’irruption des possibles.
Une leçon de vie pour toute la gauche
Telle fut la pédagogie de Daniel Bensaïd, inlassable passeur et généreux pédagogue, formidable orateur et lumineux écrivain, mordant polémiste et ironique débatteur. Il n’était pas difficile d’être sincèrement révolté et de devenir supposément révolutionnaire dans les années 1960 et 1970. Et, dans notre pays du moins, pour la plupart d’entre nous, ce ne fut pas alors grand risque ni grande épreuve.
C’est après que les difficultés commencèrent, quand arrivèrent ces années 1980 de vents contraires, celles où, lit-on dans Une lente impatience, « nous n’étions plus portés par le souffle de l’époque » : « Pour la première fois, notre génération gâtée, nourrie aux mythes progressistes de l’après-guerre, promise à voler de succès en victoire, devait apprendre à brosser l’histoire à rebrousse-poil. » Et Daniel Bensaïd de rappeler que ces temps d’adversité sont « la condition ordinaire » vécue par ceux qui veulent renverser les fatalités, tandis que nos jeunesses épanouies relevaient de l’exception privilégiée.
Ce rappel insistant fut sa leçon de vie, et c’est pourquoi elle porte aujourd’hui bien au-delà de sa famille politique, la LCR hier, le NPA aujourd’hui, interpellant jusqu’à la gauche de gouvernement. Figure de Mai 68, membre du Mouvement du 22-Mars à l’université de Nanterre, fondateur de la Jeunesse communiste révolutionnaire, puis de la Ligue communiste, avec notamment Alain Krivine et Henri Weber, Daniel Bensaïd a inscrit son engagement dans une autre temporalité que l’immédiateté.
Par conviction autant que par morale : avec cette certitude, chevillée à l’âme, que les arrangements avec le présent corrompent les idéaux de l’avenir. « Comment peuvent-ils abandonner si vite ? s’interrogeait-il dans Mai si ! (La Brèche, 1988), publié avec Alain Krivine pour les vingt ans des événements de 1968. Pourquoi ces hérétiques se sont-ils si facilement convertis ? À croire que leur hérésie ne fut jamais qu’un snobisme. »
Sa propre hérésie, loin d’une errance individuelle, était collective, par goût comme par conviction. Sans austérité ni sectarisme, sa fidélité militante exprimait son refus des itinéraires sans ancrage et sans exigence, qui prétendent ne rendre de comptes qu’à eux-mêmes. Profondément imprégné de l’espérance communiste originelle, de ses fraternités et de ses égalités, il n’envisageait pas l’engagement partisan comme un renoncement à soi, mais comme une découverte des autres. Entre éthique de vie et ascèse de pensée, il vivait cette fidélité-là, avec ses hauts et ses bas, ses joies et ses médiocrités, ses complicités moqueuses et ses amitiés défaites, comme un incessant rappel au réel, lui qui aurait pu aussi bien s’épanouir autrement, par l’écriture et la création tant ce philosophe était, profondément, littéraire.
« Il m’arrive, confiait-il dans Une lente impatience, de me demander si la politique était vraiment mon genre, et si je ne me suis pas trompé de vocation. » S’il revendiquait « la passion de l’action » et « le goût de la controverse », il disait son « peu d’aptitudes pour le calcul des forces, les négociations patientes, le travail nécessaire des alliances » et, surtout, son absence totale d’appétit de pouvoir.
Pour autant, ce n’était pas, chez lui, mépris pour la politique en son quotidien, ses savoir-faire et ses responsabilités – « La suspicion envers les logiques de pouvoir est salutaire, sans doute, ajoutait-il dans le même passage. Mais peut-on imaginer, jusqu’à nouvel ordre, une politique sans autorité, sans pouvoirs, sans organisations, sans partis. Ce serait une sorte de politique sans politique. »
Mais cet aveu d’une incapacité, à l’aune de la politique telle qu’on l’entend ordinairement, portait au-delà de son cas personnel : en émettant ce doute, Daniel Bensaïd disait aussi ce que fut l’apport des générations militantes dont sa vie témoigne avec honneur et respect, éclipsant les inconstants et les infidèles.
Elles n’ont peut-être pas fondé ni créé, ni dirigé un pays ni forgé une histoire, mais elles auront su passer le témoin, faire en sorte que l’indécente morgue des momentanés vainqueurs ne submerge pas d’oubli la mémoire des immortels vaincus, et, par-dessus tout, sauver cette promesse que l’histoire n’est jamais totalement écrite, qu’elle est aussi tissée de hasards et d’inattendus, de surgissements et de ruptures, de trouées improbables dans des ciels plombés.
De livre en livre, une inlassable production
Qu’elle fut théorique ou didactique, son inlassable production intellectuelle s’est acharnée à tenir, consolider et défendre, cette position, promesse d’espérance. Taupe marxienne creusant les galeries de l’imprévu et de l’inconnu (on lui doit un réjouissant Essai de taupologie générale illustré par Wiaz – Résistances, Fayard, 2001), il n’a cessé de théoriser le refus des fatalités et des immobilités, des dominations inébranlables et des soumissions inévitables.
Ce furent des sommes philosophiques, prolongement de ses enseignements de professeur à l’Université Paris VIII : de Marx l’intempestif (1995) et Le Pari mélancolique (1997), parus chez Fayard, au récent Éloge de la politique profane (Albin Michel, 2008). Ce fut, sous l’aiguillon de la crise, une cascade d’essais réinventant les lectures de Marx en le libérant des caricatures pour retrouver la vitalité de l’œuvre : en l’espace d’une petite année, sont ainsi parus une large introduction aux écrits politiques de Marx et d’Engels sur la Commune de Paris (Inventer l’inconnu, La fabrique, 2008), un pédagogique Marx mode d’emploi accompagné de dessins de Charb (Zones, 2009) et une longue introduction fort actuelle à un texte inédit de l’auteur du Capital (Les Crises du capitalisme, Demopolis, 2009).
Impossible d’embrasser ici toute la richesse éditoriale des dernières années de Daniel Bensaïd, tant elle dépasse l’humaine mesure. Ouvert à tous les genres, disponible pour toutes les sollicitations, s’amusant même à raconter le capitalisme comme un roman policier, il ne cherchait pas à faire œuvre comme l’on accumulerait des honneurs : il vivait, tout simplement, par l’écriture. Aux livres qui viennent d’être cités, il faudrait ajouter, parus durant la même courte période, Prenons parti, Pour un socialisme du XXIe siècle, écrit avec Olivier Besancenot (Mille et une nuits, 2009), Un nouveau théologien, B.-H. Lévy, puis 1968, fins et suites (avec Alain Krivine) et enfin Penser Agir, tous trois publiés chez Lignes en 2008.
Mais c’est encore compter sans ses nombreuses contributions à la revue qu’il avait fondée en 2001, Contretemps (d’abord chez Textuel, puis chez Syllepse), activité collective prolongeant celle des discrètes sociétés de pensée qu’il animait, entre cercle amical et club théorique : d’abord le Sprat (Société pour la résistance à l’air du temps), puis la plus récente Société Louise Michel à laquelle il avait donné rendez-vous pour un colloque international, les 22 et 23 janvier, intitulé Ce sera son seul rendez-vous manqué.
Depuis des années, Daniel Bensaïd vivait ainsi, méthodique et ponctuel : de livre en livre, d’idée en idée, de rencontre en rencontre. Sans plan préétabli, avec juste une farouche envie de survivre. Sans jamais la nommer – ce fut son choix – mais sans jamais en faire mystère, il évoque dans Une lente impatience sa longue maladie et ce qu’elle a changé de sa vie : « Se savoir mortel est une chose. Une autre d’en faire l’expérience et d’y croire pour de bon. Les proportions et les perspectives temporelles s’en trouvent modifiées. Les spéculations sur le lointain deviennent futiles. Le présent revêt au contraire de nouveaux reliefs. Il atteint à une sorte de plénitude. On cherche à vivre dans l’instant, selon l’inspiration et l’envie. » Impossible évidemment de dissocier sa vie et son œuvre de ce mal qui l’atteignit en 1990, alors même que se clôturait ce court XXe siècle qui fut aussi celui du communisme.
L’ombre de la maladie, la force de l’amitié
« Le début des années quatre-vingt-dix fut proprement crépusculaire », écrit-il encore dans Une lente impatience. Quelle fut la part de l’époque et de l’intime dans ce sentiment ? Sans la maladie, l’éclaireur du futur qui, en 1989, suggérait de « tout reprendre et tout revoir, tout rediscuter et tout redisputer, tout remettre en jeu, le passé et l’avenir » (Moi, la révolution, Remembrances d’un bicentenaire indigne, Gallimard), ce Bensaïd curieux, inventif et audacieux, aurait-il accompagné avec plus de constance la sentinelle du passé qui veillait à garder intact le passage de l’espérance ?
Aurait-il, quoi qu’il en dise, continué d’insuffler sa vitalité joyeuse à la politique concrète, comme il l’avait fait durant les vingt années précédentes, en activiste de l’internationalisme, notamment en Amérique latine ? Nul ne le sait, tant les vies ne se lisent pas à rebours. Et sans doute Daniel Bensaïd opposerait-il à cette indiscrète interrogation sa verve moqueuse, portée par son accent toulousain.
Trois livres charnières ont accompagné ce tournant d’une vie qui fit écho à celui du monde : Moi, la révolution (1989), Walter Benjamin, sentinelle messianique (1990), Jeanne, de guerre lasse (1991) – Jeanne d’Arc qu’il n’entendait pas laisser à Le Pen. Je fus l’éditeur du premier et du troisième, dans la collection « Au vif du sujet » chez Gallimard, et le passeur auprès de Plon du deuxième.
Dans une inspiration où le judaïsme, comme remémoration du passé, a sa part, cette trilogie revenait à l’idéal communiste, alors même que son imposture totalitaire s’effondrait, en empruntant plusieurs échappées belles : « Le chemin buissonnier des hérésies, le détour de la rationalité messianique et le sentier escarpé d’une logique de l’événement », écrira-t-il ensuite. C’est à la même époque que, publiant avec La Part d’ombre (Stock, 1992) un essai critique sur la présidence de François Mitterrand, je le lui ai publiquement dédié, en ces termes : « A Daniel, l’éclaireur ». Il suffit de lire la fin de ce livre pour comprendre le sens de cette dédicace : sa haute figure, intègre et raide, sauvait de la débâcle « cette génération confuse qui crut s’offrir un monde autour de Mai 68 et dut, en vieillissant, se contenter de provinces et de fiefs, de places et de situations, d’envies et d’ambitions ».
Cette fidélité n’a pas empêché les désaccords, voire, un temps, la discorde. Le journalisme, cet engagement que j’avais finalement choisi, m’éloignant des disciplines partisanes, en fut la cause tant Daniel Bensaïd ne portait pas en haute estime notre métier, bien que faisant toujours bon accueil à ses professionnels. Il soulignait, et il n’avait pas forcément tort, son inconstance, sa légèreté, son irresponsabilité, sa marchandisation, sa superficialité, sa suffisance, etc.
Mais la querelle, dont il rend compte au chapitre XIII d’Une lente impatience, allait alors au-delà, portant sur la question de la démocratie et de l’événement, des urgences du présent et du rôle des avant-gardes… C’était, pour moi, l’époque du Monde avec ses illusions, et sans doute ce malentendu a-t-il créé un effet de brouillage. Depuis, le temps a fait son œuvre, les épreuves ont fait preuve et nous nous sommes patiemment retrouvés, sans avoir besoin d’en dire plus. La dernière fois que j’ai vu Daniel, c’était en août 2009, à l’université du NPA où il m’avait fraternellement invité à débattre du journalisme et de la presse.
Sa voix, dans Une lente impatience : « On prétend souvent qu’il faut vivre avec son temps. Ce temps se meurt. Faudrait-il aussi pourrir et disparaître avec lui ? » Si, mort, Daniel Bensaïd reste pour nombre d’entre nous vivant, c’est parce qu’il s’est refusé à cette commodité et qu’il a vécu résolument contre l’époque. Il n’en a pas moins pleinement embrassé sa vie, avec gourmandise et jouissance, dignité et simplicité.
« De la mort elle-même, écrivait-il encore, au demeurant, il n’y a pas grand-chose à dire, si ce n’est qu’avec elle on ne se réconciliera jamais. Sa place est dans le bric-à-brac métaphysique, aux côtés de l’infini et de l’éternité. » Cette mort qui traverse, dans des pages bouleversantes, Jeanne, de guerre lasse, cet hommage féministe à l’indocile pucelle, écrit en 1990 sous le choc de l’annonce de la maladie. « Les comètes qui traversent le ciel de l’Histoire sont pressées, y lit-on. Jésus, Saint-Just, Guevara… Comme si leur énergie se consumait plus vite. Comme si elles devaient tout donner en une saison. On ne saurait les concevoir tièdes et rassasiées. Tu n’étais pas faite pour durer. »
Mort à un âge bien plus avancé que ces comètes-là, Daniel Bensaïd n’en a pas moins eu une vie trop courte. Mais nous savons bien qu’il durera. Parce qu’il fut, lui aussi et jusqu’au bout, la jeunesse même. La jeunesse du monde. Notre jeunesse.
Mediapart, le 13 janvier 2010