Une entrevue avec Daniel Bensaïd
« Il faut penser l’impossible pour saisir tout le champ du possible. »
Henri Lefebvre
Dans un film datant de 1977, Le fond de l’air est rouge, le cinéaste français Chris Marker traçait un brillant portrait documentaire des années soixante-soixante-quinze, période où s’esquissèrent de nombreuses tentatives pour changer l’ordre du monde. Une impression d’échec se dégage de la fin du film, comme si cette époque n’avait conduit qu’à un cul-de-sac. C’est un constat qui a d’ailleurs fait largement consensus durant les années quatre-vingt, qui virent le triomphe de la contre-révolution néolibérale. Expériences révolutionnaires faites en vain alors ? Le bilan n’est pas si simple, car « … dans le déroulement même de ces échecs, des actes ont été posés, des paroles ont été dites, des forces sont apparues… D’où l’intérêt de refaire patiemment le chemin parcouru1… ». C’est précisément pour refaire, ne serait-ce que partiellement, le chemin de ces paroles et de ces forces qui ont tenté de changer ce monde, mais aussi pour mieux saisir les enjeux actuels posés par la montée d’un nouveau mouvement international de contestation, le mouvement altermondialiste, que nous avons interviewé Daniel Bensaïd, philosophe français et militant à la Ligue communiste révolutionnaire.
Le philosophe et le militant
Porter deux chapeaux, celui de la philosophie et du militantisme, n’est pas une chose évidente à un moment où la première semble s’être réfugiée dans sa tour d’ivoire et que les militants, pour beaucoup, sont devenus sceptiques face aux grandes théories. Pourtant, comme nous le rappelle Bensaïd, il y a toujours eu, dans la tradition française du moins, une philosophie engagée comme avec Henri Lefebvre, Louis Althusser ou, plus récemment, Alain Badiou. « Pour moi donc, c’est compatible même s’il s’agit de champs de réflexion et de rythmes de pensée qui sont différents. Je ne suis pas pour fondre l’un dans l’autre. Il se trouve que j’appartiens, depuis le milieu des années soixante, à une tradition politique qui n’a jamais cherché à se doter d’une orthodoxie idéologique ou philosophique. Par ailleurs, j’ai toujours revendiqué mon militantisme, y compris partisan, comme un principe de réalité, de responsabilité et d’humilité, c’est-à-dire ne pas croire qu’il y a une vérité philosophique comme en surplomb des pratiques sociales ».
Marx actuel
Dans la démarche pour tenter d’articuler philosophie et pratiques, on ne peut s’empêcher de buter sur celui qu’Antonio Gramsci appelait le « philosophe de la praxis » : Marx. Pour Bensaïd, l’actualité de sa pensée ne fait aucun doute : « Tout ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui – la marchandisation du monde, l’aliénation renforcée et la chosification des rapports sociaux – rencontre chez Marx, ce n’est pas un acte de foi de le dire, une compréhension intime de la logique de l’époque moderne et comme pour Marx, son ennemi, c’est le capital, cet ennemi étant plus présent et plus impitoyablement logique que jamais. Je crois alors que Marx est un point de passage incontournable. Ce que Marx ne résout pas, par contre, c’est la dimension stratégique de la politique : comment se constitue une alternative et comment briser le cercle vicieux de l’aliénation ? Débat qui surgit aujourd’hui d’un peu partout, entre autres avec le livre de John Holloway2, et qui a la particularité d’en revenir précisément à Marx, ce qui fait un peu sourire après les années quatre-vingt où il était de bon ton de traiter celui-ci comme une pièce de musée. Donc, un Marx intempestif, qui n’est pas éternel mais qui n’est pas simplement et seulement de son époque ».
Un ou plusieurs marxismes ?
« J’évite de parler d’un marxisme parce que le singulier évoque une cohérence et une codification doctrinale qui n’a jamais eu lieu ». De fait, la crise et la différenciation du marxisme commencent dès le début de sa diffusion, à la fin du XIXe siècle. « Pour prendre les grands courants, quelqu’un comme Ernst Bloch distinguait déjà courants chauds et courants froids, courants froids renvoyant à des orthodoxies d’État et de partis au détriment de la vitalité critique. Cette dernière est un élément central de la pensée de Marx, car il ne s’agit pas d’une doctrine positive, mais d’un mouvement critique qui tend à abolir ce qui existe. Cette critique, par la suite, s’est diversifiée. Je crois, de mon côté, qu’on a eu la chance, par des hasards multiples, de se former en marge des orthodoxies. J’ai adhéré au Parti communiste en 1962 et, en 1966, j’étais exclu. J’ai sûrement gagné quelques décennies de liberté d’action et de pensée. Du coup, on s’est nourri à la marge, on a grappillé notre marxisme à partir de diverses dissidences ».
Autour de Trotski
Évoquer les dissidences par rapport à un certain marxisme institutionnalisé nous amène logiquement à parler de Léon Trotski. « Évidemment, comme on nous colle l’étiquette de trotskistes, j’assume surtout parce que cela renvoie à la lutte contre le stalinisme et le processus de bureaucratisation d’une révolution. Maintenant, cela n’est pas non plus un corpus religieux et je pense, malgré certaines périodes exécrables dans sa pensée comme en 1921, qu’il y a aussi une actualité de Trotski. C’est un point de passage (au même titre que Rosa Luxemburg, Antonio Gramsci ou le Che), ne serait-ce que parce qu’il a été un des premiers à se confronter à ce phénomène inédit qu’était le stalinisme. Par ailleurs, il y a aujourd’hui beaucoup de critiques descriptives de la mondialisation, de ses effets inégalitaires et de ses injustices, descriptions qu’on retrouve chez Marx. Mais il y a aussi chez lui le dévoilement des ressorts intimes de tout cela, la logique de l’accumulation du capital. On a là non seulement une description critique, mais aussi une recherche des racines. Trotski s’inscrit dans cette tradition avec les concepts de révolution permanente et de développement inégal, où il nous donne comme une amorce de réponse stratégique aux logiques de la mondialisation capitaliste ».
Pour un bilan des révolutions du siècle dernier
La différenciation du marxisme a donc commencé au moment même de sa diffusion, mais aussi au moment où des expériences et des pratiques ont investi la théorie. Sur les tentatives révolutionnaires qui ont ponctué le XXe siècle, que ce soit en Russie en 1917 ou en Chine en 1949, il y aurait beaucoup à dire et Daniel Bensaïd considère que la discussion à ce sujet est loin d’être close, malgré l’effondrement de l’URSS en 1991. Comme l’écrivait le philosophe Gilles Deleuze : « On recommence par le milieu », on ne fait jamais table rase du passé, car on fait du nouveau avec une bonne partie de l’ancien. Cela pose la nécessité d’un travail de réflexion et des bilans à faire pour éviter de répéter les erreurs passées, sans pour autant prétendre épuiser les possibilités en germe dans le réel, car « qui peut savoir ce que seront les révolutions du XXIe siècle ? ».
Le débat en question est alors très vaste, car il pose, entre autres, la nécessité de comprendre comment un processus révolutionnaire peut être défait de l’intérieur. Il pose aussi la question de l’articulation, dans un processus de changement social, entre des organes de démocratie directe (ou participative) et des structures représentatives plus larges : « Comment l’intérêt particulier d’une entreprise ou d’une région dans la démocratie directe ou locale peut être constitutive et comment, en même temps, doit-elle élaborer les médiations de son dépassement ? Car, la simple addition d’intérêts particuliers ne fait jamais un intérêt général. L’expérience des collectifs de démocratie directe risque alors d’être coiffée par un corps d’État ou une bureaucratie qui va lui donner le dernier mot. Ce sont là des débats compliqués que le changement d’époque que nous vivons permet de reprendre avec moins de polémiques stériles et de meilleures connaissances historiques ».
Un nouvel internationalisme
« Il y aurait d’ailleurs toute une histoire à faire des différentes formes de l’internationalisme, comment on est passé du cosmopolitisme du siècle des Lumières aux Internationales ouvrières. Ces dernières, il faut le remarquer, malgré l’idéal affiché, étaient limitées géographiquement à l’Europe et à l’Amérique du Nord. Par ailleurs, on a assisté à une captation de l’internationalisme au profit d’intérêt d’États comme l’URSS ou la Chine. Alors, ce qui se passe aujourd’hui avec le mouvement altermondialiste, premièrement, c’est qu’il n’y a pas cette légitimité d’État. Il y a une libération de l’internationalisme avec ce mouvement qui renaît d’en bas, qui s’autoproduit et s’auto-définit. Deuxièmement, il est beaucoup plus planétaire que dans les précédentes expériences. Cela dit, le mouvement a ses limites, il est beaucoup moins défini politiquement, avec moins de grands débats doctrinaux. Il ne faudrait pas alors que le pluralisme consensuel fasse taire les débats politiques qui sont nécessaires sur d’importants problèmes dont celui du rapport entre le politique et le social. Mais il s’invente là quelque chose. Il faut voir les rythmes de développement. On a un mouvement qui, après les traumatismes terribles du XXe siècle, reprend le chemin de la résistance et l’apprentissage de l’échange et de la discussion dans le cadre, entre autres, des différents forums sociaux ».
Les défis à relever
Les événements du 11 septembre 2001 mais aussi l’effondrement de l’économie argentine et le scandale d’Enron, symboles éclatants de la déconfiture de l’utopie néolibérale, ouvrent une nouvelle période où « le discours antilibéral n’est plus suffisant car il faut aller à la racine des choses. Et donc, cela ouvre un nouveau chapitre de politisation. Les thèmes se dessinent assez clairement : quelle est l’articulation entre la guerre tout court et la guerre sociale ? Il y a lien, car l’état de crise du projet néolibéral conduit à une fuite en avant dans l’exercice de la domination violente. Cette crise appelle des réponses en termes de résistance. D’ailleurs, le mouvement anti-guerre n’était pas seulement contre la guerre et pour la paix mais aussi contre les économies d’armement. Il y a alors des batailles sociales et idéologiques à mener contre les budgets militaires et les ponctions opérées au détriment des programmes sociaux. Le défi pour le mouvement, c’est comment opérer ce tournant sans se diviser et s’affaiblir. Il faut se doter d’un pluralisme dans l’unité, sans escamoter les débats de définition et d’orientation, débats qui ne sont pas inventés par des courants radicaux mais qui sont des réponses aux conditions actuelles. Du coup, un autre monde est possible, le slogan unificateur du mouvement, fait surgir l’interrogation : quel monde ?
Les questions de propriété et d’appropriation sociale deviennent alors centrales surtout dans le cas de problématiques comme les biens communs, le brevetage du vivant ou l’exception culturelle ». Le mouvement, après le 11-Septembre, loin de régresser comme le laissaient entendre certains commentateurs, poursuit donc son expansion. Il a cependant, devant lui, la nécessité d’arracher des victoires concrètes s’il veut poursuivre sa marche. Il doit aussi pouvoir s’enraciner localement, car « il y a le danger, déjà perceptible, d’autonomisation de spécialistes de l’altermondialisation. Tout le monde ne peut pas aller à Cancun ou à Bombay, du coup, il se crée un microcosme, important certes, mais un microcosme quand même. Il y a alors le risque d’un divorce, sur fond d’un grand show international Davos contre Porto Alegre, où la base risque de ne plus se sentir concernée. Il faut arriver, c’est un défi important, à faire le lien entre des luttes locales et le processus plus global de mondialisation ». Il reste donc au mouvement altermondialiste de multiples défis à relever et de nombreux débats à mener mais, au sortir de la longue traversée du désert que furent les années quatre-vingt, il n’est pas de mise d’être impatient et de brûler les étapes. Comme l’écrivait Rimbaud, à la fin du siècle dernier, « et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes ».
Propos recueillis par Christian Brouillard pour À bâbord !
- Chris Marker, Le Fond de l’air est rouge, Paris, Maspero, 1978.
- John Holloway, How to change the world without taking power, Londres, Pluto Press, 2002.