Plus les élections législatives prévues pour 1978 se rapprochent, et plus la victoire de l’Union de la gauche apparaît possible. Les patrons ne sont pas les derniers à y croire puisque, selon le sondage L’Expansion-Sofres d’octobre 1976, 73 % d’entre eux la considèrent comme probable.
Depuis quelques semaines, c’est le branle-bas de combat pour organiser la contre-offensive dans les milieux patronaux. Sous le titre nationalisations, Programme commun, etc. Des contacts, des propositions, une circulaire est diffusée aux chefs d’entreprise, qui définit les modalités d’une campagne : « Il faut distiller les messages par plusieurs côtés à la fois et ne pas donner le sentiment de faire campagne. Une campagne pour redresser une image de marque est rarement payante. Au contraire, les multiples ruisseaux qui coulent finissent par faire des fleuves. Donc pas de campagnes, flamboyantes, avec affiches, films chers, brochures luxueuses. Mais des dizaines d’articles, des réunions, des journaux à quatre sous, de films simples, de conférences, de lettres à des journaux, de tribunes libres… » Le conseil était sage, du point de vue de possédants soucieux de ne pas donner l’éveil, de procéder d’abord par l’action psychologique. Mais c’était ne pas compter avec les pesanteurs et les habitudes de certains secteurs du patronat, qui se sont mis en branle avec des semelles de plomb.
Le 10 février dernier, l’Unicer (Union des chefs et responsables d’entreprise) a publié à
100 000 exemplaires une brochure intitulée sans la moindre ambiguïté : Hold-up sur l’entreprise. Si le président de cette Unicer répond au doux nom d’Aimery d’Oiron, l’un des principaux inspirateurs n’est autre que le dirigeant des petites et moyennes entreprises, Léon Gingembre. Réactionnaire aguerri et coriace, ce dernier multiplie d’ailleurs ses activités, associations, colloques et conciliabules : infatigable, il se propose d’animer, en plus des PME et de l’Unicer, les Groupes initiatives et responsabilités (Gir), dont il a conçu le projet avec le président de la FNSEA, Debatisse, celui des cadres, Charpentié, ainsi que les responsables de la Chambre des métiers et des médecins conservateurs. Tout ce beau monde reprend ainsi un vieux projet auquel étaient associés les noms les plus marqués de la majorité (les députés Royer, Kieffer, Dronne, Marcellin) pour le mettre au service du rassemblement de Chirac.
La brochure de l’Unicer reprend à son compte la campagne chiraquienne contre le péril collectiviste, sans le moindre souci de finesse. « Niés en tant que responsables », les chefs d’entreprise et les cadres n’auront plus qu’à choisir entre « soumission et démission » ; les entreprises n’auront plus « en face d’elles qu’un seul client : l’État, ou plus exactement, les bureaucrates du Plan, de la banque d’investissement et de leurs commandités… » Il s’agit en clair de faire monter la peur, d’orchestrer la panique sur un arrière-fond de goulag. L’exagération est d’autant plus évidente qu’elle ne correspond en rien au pronostic des patrons eux-mêmes sur leur propre avenir : d’après le sondage de L’Expansion-Sofres d’octobre 1976, 3 % seulement des patrons interrogés considèrent que leur entreprise risquerait d’être nationalisée en cas de victoire de la gauche, et 56 % estiment que cette éventualité ne changerait rien à leur situation personnelle !
En fait, malgré les recommandations de prudence prodiguées par la circulaire confidentielle du patronat, les petits ruisseaux ont grossi trop vite, et la somme des articles, tribunes, brochures, prennent d’ores et déjà l’allure d’une campagne en règle dont l’objectif est d’abord de mobiliser la crainte des possédants pour tenter de faire le plein aux élections, et ensuite de poser des jalons pour le cas où l’Union de la gauche viendrait au gouvernement. Le débat sur les nationalisations fournit de ce point de vue un terrain de prédilection : la polémique engagée vise à la fois à acculer les partis de gauche à multiplier les garanties de respect envers le système établi, et à enfoncer des coins pour approfondir les contradictions qui peuvent se manifester entre signataires du Programme commun.
La question piège du patronat
L’argumentation du patronat, et au-delà de la bourgeoisie, tient en une alternative : ou bien…, ou bien… Elle est parfaitement résumée par Jean Boissonnat, éditorialiste de la revue L’Expansion, dans la préface qu’il a écrite au débat entre Mitterrand et les représentants du patronat : « Si l’on réintègre le client, l’entrepreneur et le profit dans le schéma de l’entreprise, on s’impose de poser en termes nouveaux les deux problèmes que sont l’équilibre plan/marché et l’équilibre direction/salariés.
Dans ce contexte, le problème de la nationalisation doit être absolument éclairé au sein de la gauche elle-même. C’est-à-dire entre communistes, socialistes et radicaux de gauche. Ou bien il s’agit, en nationalisant neuf groupes industriels et toutes les banques, comme le prévoit le Programme commun, d’aménager le fonctionnement de marché sans le remettre en cause (thèse socialiste) ; ou bien il s’agit d’un premier pas vers la collectivisation de tous les moyens de production (thèse communiste). Cette discussion est, finalement, plus fondamentale que celle qui oppose présentement la gauche et la droite » (p. 32). Boissonnat sait ce qui, du point de vue des intérêts de classe en jeu est fondamental : non pas le choix entre gauche et droite, mais le choix entre deux systèmes, entre le règne du marché ou celui du plan, entre la souveraineté du patronat et le pouvoir des travailleurs.
Et c’est précisément là que le piège est tendu. Ou bien les socialistes acceptent le client, l’entrepreneur, le profit, et alors les nationalisations sont inutiles, ou en tout cas très superflues… Ou bien il s’agit de collectiviser les moyens de production, de rendre irréversible ce qui aura été accompli : c’est le dessein que la bourgeoisie prête (à tort nous le verrons) au PCF, pour mieux le faire désavouer par le PS, et démontrer qu’il est impossible de gouverner ensemble sur la base de divergences aussi essentielles.
Reprenons les deux arguments.
Dans le premier cas, dit en substance Boissonnat, les nationalisations servent à rationaliser, à orienter la production, et rien de plus. Elles constituent un simple instrument dont disposerait le gouvernement pour intervenir dans l’économie, rétablir les équilibres, corriger les abus. C’est en gros la position exprimée par les dirigeants socialistes. Mais alors, elles présentent d’énormes inconvénients comparés à leur efficacité toute relative. Boissonnat énumère ces inconvénients : les nationalisations font peur, et elles sont beaucoup trop « rigides ».
– La nationalisation fait peur : c’est une procédure « traumatisante. C’est-à-dire qu’elle a un effet de choc sur les autres entreprises, ainsi que sur le comportement des détenteurs de capitaux en France et à l’étranger. Dans un pays aux frontières ouvertes, qui exporte 20 % de sa production, qui investit en dehors, et qui accueille chez lui les capitaux étrangers, le problème n’est évidemment pas du tout le même que celui qui pouvait se poser lors de la vague de nationalisations de l’après-guerre. Nous étions alors dans une économie de pénurie, toutes frontières fermées. Ce traumatisme est encore accentué par le débat actuel autour des nationalisations. » Il ne manque pas de culot, l’éditorialiste de L’Expansion ; il présente comme une fatalité objective la panique des possédants, aussi imparable que la sécheresse ou les inondations… Les nationalisations donc seraient traumatisantes. Nous demandons aussitôt « pour qui ? ».
Pour les détenteurs de capitaux, c’est Boissonnat qui le dit. Bien : mais alors, ce ne sont pas les nationalisations qui sont responsables, comme le suggère sournoisement Boissonnat, mais l’égoïsme sacré, l’intérêt de classe des capitalistes et d’eux seuls, puisqu’il n’a jamais été question, ni dans les positions réformistes du PC et du PS ni dans celles de l’extrême gauche à propos des nationalisations, de confisquer les économies de ceux qu’on appelle les « petits porteurs » (il n’en était pas davantage question d’ailleurs au moment de la Révolution russe).
– Les nationalisations sont rigides : Boissonnat explique que demain les pays pétroliers peuvent commencer à produire chez eux les produits chimiques intermédiaires dérivés du pétrole, et qu’il ne servira dès lors à rien d’avoir nationalisé Rhône-Poulenc, alors qu’en revanche une situation de pénurie pourrait rendre aussi décisif qu’un service public le contrôle par l’État des industries alimentaires. La seule conclusion que l’on pourrait tirer de cet argument contre la rigidité des nationalisations, c’est qu’elles s’assouplissent d’autant plus qu’on les étend davantage : il suffit de nationaliser d’emblée l’ensemble des secteurs clés de l’industrie alimentaires, les sols, le ciment, Hachette, qui ne font pas partie de la liste prévue par le Programme commun.
Il est cependant un point sur lequel Boissonnat met la logique de son côté : s’il s’agit seulement d’aménager l’économie capitaliste dominée par la loi du marché, alors, vu leurs désavantages (du point de vue de ce même système), les nationalisations ne sont en rien, indispensables : « Un gouvernement de gauche pourrait donc renforcer son intervention dans la gestion des firmes sans procéder à aucune nationalisation. Simplement en créant un organisme de gestion des participations d’État et en définissant une politique industrielle appuyée sur l’orientation du crédit, les commandes de l’État et la fiscalité, tous moyens d’ores et déjà disponibles. Cette procédure serait infiniment plus souple que celles des nationalisations » (p. 42).
Jean-Denis Bredin, vice-président du Mouvement des radicaux de gauche, n’est pas insensible à cette démonstration, qu’il reprend presque terme à terme à son compte dans une série d’articles sur les nationalisations, publiés dans Le Monde des 18, 19 et 20 janvier 1977. Il constate lui aussi que la loi de décembre 1945 autorise les commissaires nommés par le gouvernement à siéger dans les conseils d’administration des banques d’affaires (comme Suez et Paribas) où ils disposent d’un droit de veto : « Ils sont théoriquement les maîtres de l’assemblée générale, et (qu’)aucune décision importante n’est possible sans leur agrément. » Il souligne, d’autre part, que par le biais de la Caisse des dépôts, l’État détient une participation importante et parfois prépondérante dans les banques et entreprises promises à la nationalisation par le Programme commun : 7,4 % de Rhône-Poulenc, 7,4 % de Saint-Gobain, 9,4 % de Péchiney, 15 % de Thomson, 10 % de la CGE, 11 % de Suez, 10 % de Paribas. « Ainsi, conclut-il, l’État a, d’ores et déjà les moyens de maîtriser la quasi-totalité des entreprises dont le Programme commun prévoit la nationalisation ; il ne le fait pas parce qu’il ne le veut pas, pas plus que l’État ne donne de directives aux banques raies […]. » Enfin, Jean-Denis Bredin suggère, à la place des nationalisations, que soit créé un « statut des entreprises d’intérêt public », dans lesquelles l’État pourrait recevoir le droit de révoquer les principaux dirigeants, de contrôler les investissements, d’exercer un droit de veto.
Dans la première hypothèse donc, de nationalisations limitées, conçues comme un simple instrument d’intervention de l’État dans une économie de marché et de libre concurrence, les représentants patronaux répondent qu’elles sont dangereuses et superflues, argument repris au bond par les responsables radicaux.
La seconde hypothèse, celle de l’extension rapide et de la généralisation des nationalisations est avancée par les milieux patronaux à partir de la fameuse petite phrase du Programme commun (cf. annexe I). Elle débouche sur une critique fondamentalement politique : si le Parti communiste reste aussi attaché aux nationalisations (en dépit de leur efficacité limitée) c’est qu’il y verrait le moyen de couper sur le terrain économique le chemin du retour de l’alternance dont il a admis le principe niveau parlementaire. C’est en ces termes Boissonnat pose le problème : « L’appropriation collective des principaux moyens de production […] est un mécanisme largement irréversible qui atténue donc à ses yeux (le PC) les risques inhérents à l’alternance, risques qu’il a accepté de prendre, mais dont il souhaite circonscrire l’ampleur » (p. 20).
Et c’est la même idée que reprend à son compte l’ex-député UDR, aujourd’hui secrétaire d’État, Antoine Ruffenacht, dans l’article publié dans Le Monde (12 février 1971) : les partisans du Programme commun « s’accrochent-ils aux nationalisations parce qu’ils sont le seul élément consistant de leur programme économique ? Est-ce parce qu’elles leur fourniraient la base d’un pouvoir politique irréversible ? »
Le piège est tendu, la proie s’y est précipitée
En effet, sommés de s’expliquer sur la portée et le sens des nationalisations, les dirigeants socialistes veulent balayer jusqu’à la dernière ambiguïté. Lors du forum de L’Expansion, Mitterrand répondait propos au PDG de Péchiney : « Notre point de vue à nous, socialistes vivant en 1976 dans un pays occidental dit industriel avancé, est qu’il faut préserver une économie de marché, quelque idée que l’on en ait. » Encore plus explicite, Michel Rocard enfonçait les points sur les i : « Le système de régulation restera le marché. J’attire votre attention sur le fait qu’ici le raisonnement socialiste a changé […]. Les socialistes ont cru de façon erronée que la nationalisation d’entreprises privées aurait pour effet d’isoler du marché des secteurs entiers de l’activité économique, qui seraient à l’abri de toute contamination. Une telle coupure n’a pas de sens, autant le dire. On ne biaise pas avec le marché, sa logique est globale et, fut-elle publique, une entreprise qui produit dans une économie ouverte est obligée d’en respecter les contraintes » (p. 182).
Ce que les socialistes ont cru, selon Rocard, de façon erronée, les communistes font mine de le croire encore. C’est tout le sens de leur polémique sur le « seuil minimum de nationalisations », grâce auquel « les nationalisations démocratiques ne renforceront pas l’État lui-même », mais « commenceront à modifier sa nature » (Cahiers du communisme de mars 1975). Non seulement les nationalisations feraient en sorte que, petit à petit, progressivement, en douceur, l’État serait vidé de son contenu de classe bourgeois, mais encore la « gestion démocratique des entreprises publiques » deviendrait contagieuse pour les entreprises privées et « les mécanismes de l’exploitation se trouveraient affectés au-delà du secteur public lui-même » (Traité d’économie, édité par le PCF, tome II, p. 417).
Dans cette logique, sans attendre l’avènement d’un gouvernement de gauche, le PCF s’est évertué depuis longtemps à démontrer la supériorité des entreprises publiques sur les entreprises privées, en vantant la meilleure qualité de leurs produits, en mettant en valeur « l’efficacité de la régie Renault », la « réputation mondiale justifiée » de l’industrie aéronautique française, le caractère moderne de l’EGF. Un numéro spécial de La Vie ouvrière, consacré au Programme commun, est allé, en 1972, jusqu’à résumer cette apologie de l’entreprise publique par la formule : « Renault roule plus vite que Citroën. » Alors que les travailleurs de Renault, comme ceux de la Snias, savent fort bien qu’ils continuent à subir l’exploitation capitaliste, les cadences, les accidents de travail, les menaces de chômage ou de déplacements forcés, et que « l’efficacité » ou la « compétitivité » de « leur » entreprise publique ne repose, en dernière analyse, que sur l’intensité de l’exploitation qu’ils subissent !
L’argument sur le « seuil minimum de nationalisations » constituait donc traditionnellement l’axe programmatique développé par le PCF ; argument affaibli cependant par tous les aménagements que ce seuil (que l’on prétend scientifiquement défini) est susceptible de subir : le seuil dans le programme du PCF incluait vingt-cinq nationalisations, il s’est réduit à neuf dans le Programme commun et, encore, les dirigeants de la gauche prennent-ils soin de préciser que ces nationalisations pourraient s’étaler dans le temps de sorte que le « seuil » lui-même ne serait franchi qu’au terme de la législature… Mais maintenant, une nouvelle argumentation fait son apparition.
Comme le dit Philippe Herzog, jeune économiste dans le vent du PCF : « Le XXIIe congrès éclaire d’un jour nouveau les questions du plan et du marché : notre politique ouvre dans ce domaine de grandes perspectives d’essor des libertés et de la démocratie. » C’est en ces termes qu’il introduit, dans France nouvelle, du 8 février 1977, la publication d’une série intitulée « Plan, marché et stratégie du XXIe congrès ». Aussitôt, on y retrouve des accents proches de Rocard, qui est pourtant la cible favorite du PCF dans les polémiques contre les tentations de collaboration de classes dont souffrirait le PS : « Le marché garde un rôle de base dans la régulation de l’économie. Il permet une adaptation individuelle et collective souple et diversifiée aux variations de la demande et de l’appareil productif. Il incite à la recherche de progrès de productivité. » On se frotte les yeux ! On croit rêver ! Et pourtant, non, c’est bien écrit, ainsi : le marché incite à la recherche de progrès de productivité : à croire qu’il n’existe pas d’autre moyen que le marché pour connaître la variété de la demande, pas d’autre stimulant à la productivité. C’est bien là, en effet, le résultat inéluctable d’une politique qui exclut la mobilisation des masses, l’organisation autonome des travailleurs et leur souveraineté, de la mobilisation effective pour le renversement du capitalisme, du contrôle collectif sur la production, de l’élaboration démocratique d’un plan économique d’ensemble. Si le pouvoir des travailleurs ne s’exprime pas par une organisation et une planification conscientes de la production, alors il n’y a que deux hypothèses : ou bien ce sont une poignée de bureaucrates, directeurs, statisticiens, psychologues, qui décident de la production, de ses proportions, de ses volumes, avec d’énormes risques d’erreurs, d’inadéquation, de gaspillage (d’autant plus que les directeurs d’usine truquent leur comptabilité pour remplir plus facilement les normes) ; ou bien il confie la régulation à la logique du marché, et c’est ce à quoi se résigne Herzog après Rocard, au nom du cours nouveau du XXIIe congrès.
Il ajoute même que l’époque que nous vivons est celle de « l’inflation accélérée et du pillage des trusts : liberté, justice, bien souvent concurrence sont exclues du marché ». La bataille contre les multinationales, la revendication des nationalisations se mèneront donc désormais au nom du rétablissement de la libre concurrence : « Purgée des prélèvements et des distorsions des monopoles, la concurrence concernera un large secteur d’activités publiques et privées, dépassant de beaucoup les seules PME. Pour les PME, la planification sera indicative et strictement d’adhésion volontaire ; les relations du marché joueront à plein, et de façon beaucoup plus favorable qu’aujourd’hui puisque le plan régularisera les conditions de fourniture et en réduira les coûts. » On retrouve ici presque mot pour mot la thèse de Mitterrand selon laquelle les nationalisations justifient exceptionnellement, notamment pour combattre les situations de monopole, les faire éclater et restaurer ainsi le rôle régulateur de la libre concurrence.
Une fois que le PCF accepte de porter le débat sur ce terrain, il est clair que c’est Michel Rocard qui a raison lorsqu’il affirme qu’on ne « biaise pas avec le marché », que sa logique est globale, qu’on ne peut pas faire fonctionner parallèlement un secteur privé et un secteur public selon des logiques qui seraient différentes. Si nous parlons du système capitaliste, c’est qu’il est régi par un principe unique et par un pouvoir qui ne se partage pas : il est régi par la loi du marché et de la concurrence, par la recherche du profit maximum et par un appareil d’État bourgeois. Boissonnat sait fort bien que lorsque ses interlocuteurs ont avalé le marché et le profit, ils sont ferrés, comme disent les pêcheurs du canal du Midi ; il ne reste plus qu’à tirer la ligne : « Tant que le marché existe, poursuit Boissonnat, on ne peut pas imposer à l’entreprise des contraintes excessives en matière d’emploi, d’investissements, de prix, de commerce extérieur. » En un mot, on ne peut limiter de façon trop stricte le droit pour les patrons de licencier, on ne peut leur imposer des salaires excessifs qui entameraient leurs profits et par contrecoup leurs capacités d’investir.
Les économistes du PS, Attali et Rocard sont irrésistiblement embarqués dans cette logique. Attali, lorsqu’il dit à propos de la désignation des dirigeants pour les entreprises publiques : « Nous exigeons de vous des résultats (de compétitivité, de croissance, d’emploi), vous aurez en échange des fonds propres. La solution sera le remplacement des dirigeants » et Rocard lorsqu’il dit : « La France aura besoin, et par là même le gouvernement de la gauche chargé de gouverner, de chefs d’entreprise nombreux, actif s et performants. » Des directeurs compétitifs pour l’un, des patrons nombreux et performants pour l’autre, en un mot des exploiteurs féroces : on n’a pas fait un pas hors de la logique du règne du capital.
Et dans toute cette histoire, malgré les références de plus en plus vagues à l’autogestion, les travailleurs n’ont pas voix chapitre : le dialogue ne concerne qu’un éventuel gouvernement de gauche, les patrons et les PDG, à la manière du forum de L’Expansion.
On ne contourne pas le piège, on le brise
Logique, le système capitaliste l’est, de façon infernale : on n’échappe pas à cette logique, on ne peut que la briser. Les nationalisations peuvent y contribuer, à condition qu’elles s’attaquent directement au règne du capital, à condition qu’il s’agisse de nationalisations sans indemnité ni rachat, et sous contrôle ouvrier, c’est-à-dire en un mot, de l’expropriation de tous les secteurs clefs de l’économie. Si nous sommes d’accord avec Trotski pour dire que « seule la montée révolutionnaire générale du prolétariat peut mettre l’expropriation générale de la bourgeoisie à l’ordre du jour », nous sommes aussi d’accord avec lui pour dire que « l’objet des revendications transitoires est de préparer le prolétariat à résoudre ce problème », et qu’il faut saisir, lorsqu’elle s’offre, « l’occasion de revendiquer l’expropriation de certaines branches de l’industrie parmi les plus importantes pour l’existence nationale ou de certains groupes de la bourgeoisie parmi les plus parasitaires ». Certains camarades, ceux de l’Organisation communiste des travailleurs (OCT) notamment, pensent qu’il faut s’en tenir aujourd’hui aux mots d’ordre immédiats de refus des licenciements et qu’avancer la perspective de nationalisations avant que l’Union de la gauche soit au gouvernement ou que la situation ne devienne révolutionnaire risque de créer ou d’entretenir des illusions.
Nous croyons, au contraire, que réserver ces mots d’ordre pour demain ou après-demain, c’est renoncer à préparer les travailleurs à résoudre les questions qui se poseront à eux, c’est couper le programme des révolutionnaires en deux tranches, la première immédiate, sans perspective d’ensemble, se réduit ainsi à un programme minimum ; le reste, le maximum, viendra après, en particulier, dans le cas où les partis de gauche occuperaient les responsabilités gouvernementales. Il y a là, selon nous, un danger autrement grave : celui de présenter la victoire de la gauche comme une étape indispensable pour pouvoir passer à des mots d’ordre offensifs d’ensemble.
Écartons l’objection mineure sur les formulations. Certains camarades dans l’extrême gauche trouvent confusionniste le mot d’ordre de nationalisation sans rachat. Si on ne cherche pas à couper les cheveux en quatre, on est bien forcé de reconnaître qu’il équivaut absolument, dans une formulation plus populaire et familière aux travailleurs, à celui d’expropriation. C’est déjà ainsi que Trotski le reprenait à son compte dans l’intervention qu’il avait rédigée en mars 1935 pour un délégué révolutionnaire au congrès confédéral de la CGT (annexe IV).
L’objection plus générale contre le fait d’avancer un tel mot d’ordre avant qu’une situation soit pleinement révolutionnaire, sous prétexte qu’il pourrait être mal compris ou dénaturé, pourrait en fait être appliquée à la plupart des revendications transitoires que nous sommes amenés à formuler. Nous nous en sommes déjà expliqués dans les Cahiers de la taupe n° 8, à propos des nationalisations en précisant les trois cas dans lesquels nous sommes appelés à lancer ce mot d’ordre :
– Lorsqu’il s’agit de défendre l’emploi dans une entreprise, nous nous battons d’abord contre les licenciements et pour le maintien des avantages acquis, sans formuler une préférence pour la nationalisation en régime capitaliste, par rapport à l’existence d’un patron privé, mais si les patrons, devant la combativité des travailleurs se défilent et préfèrent fermer l’usine, alors nous nous adressons au patron des patrons, à l’État, pour exiger une nationalisation sans indemnité ni rachat et le maintien de l’emploi pour tous ;
– lorsqu’il existe une crise ouverte ou que le gouvernement en place est constitué principalement par les partis que les travailleurs considèrent comme leurs représentants, alors nous demandons la confiscation des biens, l’expropriation de tous les patrons qui fraudent, trafiquent les comptes, évacuent les capitaux, stockent, font la grève de l’investissement ;
– mais dès aujourd’hui, les travailleurs sont sensibles au fait que des entreprises privées bénéficient des cadeaux de l’État aux frais des contribuables (Citroën), que des trusts ont une situation de monopole où s’engraissent des marchés de l’État (Dassault), et qu’il y a là une injustice, une anomalie : c’est par ce biais limité qu’ils commencent à prendre conscience de la logique générale du capital et de la nécessité de socialiser les moyens de production. Nous prenons appui sur cette conscience naissante pour exiger la nationalisation sans indemnité ni rachat, avec la certitude qu’illustrée, répétée mille fois, l’idée fera son chemin et rebondira à la première épreuve de force, reprise à leur compte par des millions de travailleurs mobilisés. Il suffit de se rappeler la place qu’a occupée la revendication des nationalisations au Portugal après la tentative de coup d’État réactionnaire de Spinola, en mars 1975, pour comprendre le rôle préparatoire qu’ont la propagande et l’agitation en faveur des nationalisations sans rachat.
Au demeurant, les mêmes objections que font certains courants d’extrême gauche à ce mot d’ordre pourraient tout aussi bien s’appliquer aux mots d’ordre de contrôle ouvrier sous prétexte que le contrôle isolé, non généralisé, non relié directement à la lutte immédiate pour le pouvoir des travailleurs pourrait dégénérer en participation, être récupéré ou dénaturé.
C’est contre ce type de reproche, formulé alors par les staliniens, à l’époque de la période ultra-gauche de la IIIe Internationale (cf. annexe V), que Trotski polémiquait déjà au début des années 1930 : « Les épigones ont d’une manière toute mécanique ancré l’idée que le contrôle ouvrier sur la production n’est, de même que les soviets, réalisable que dans des conditions révolutionnaires. Si les staliniens tentaient de faire de leurs préjugés un système conséquent, ils raisonneraient sans doute de la manière suivante : le contrôle ouvrier comme une sorte de dualité de pouvoir économique n’est pas concevable sans la dualité de pouvoir dans le pays ; en conséquence, diront les staliniens, le mot d’ordre de contrôle sur la production ne peut être lancé qu’en même temps que le mot d’ordre des soviets. Une telle construction est fausse, schématique, irréelle. Pratiquement, elle se transforme en une sorte d’ultimatum que le parti pose aux ouvriers : Moi, parti, je ne vous permets de lutter pour le contrôle ouvrier qu’à la condition que vous soyez d’accord pour construire des soviets. Mais, et là est toute la question, ces processus ne sont pas obligatoirement parallèles et simultanés. »
L’important pour nous est donc bien de préciser :
1. Que la nationalisation est sans indemnité ni rachat. Proposer d’indemniser le capital, c’est proposer aux travailleurs de payer une seconde fois en tant que contribuables ce qu’ils ont déjà créé par le travail, car les usines, les machines, le capital accumulé ne sont que le fruit accaparé par le capitaliste de l’exploitation qu’ils ont subie pendant des années (cf. annexe V).
2. Qu’il s’agit de nationalisations sous contrôle ouvrier. La question n’est pas d’autoriser le gouvernement à proposer au Parlement de nouvelles nationalisations. D’ores et déjà, les neuf entreprises promises à la nationalisation par le Programme commun prennent des mesures préventives de restructuration. Exemple : la société de pétrochimie Naphtachimie est une filiale commune à Rhône-Poulenc (qui devrait être nationalisée) et à la Société française des pétroles BP. Le président de Rhône-Poulenc est en train de négocier pour céder à BP une partie du capital qu’il détient dans Naphtachimie, afin qu’elle échappe à la nationalisation par ricochet de Rhône-Poulenc. Exemple : Saint-Gobain/Pont-à-Mousson (nationalisable) négocie une prise de participation dans la société allemande KWV, qui construit des centrales nucléaires ; KWV a introduit une clause précisant qu’en aucun cas, la part de Saint-Gobain ne peut devenir propriété de l’État français. Exemple : vient de se constituer la société Vulnax International limited, dont le siège sera à Manchester et le président anglais ; mais 50 % du capital est français fourni par Rhône-Poulenc, qui prend ainsi toutes les précautions nécessaires pour se soustraire au maximum aux nationalisations.
Enfin, dans une table ronde organisée par Tribune socialiste (10 février 1977), les travailleurs des entreprises visées dénoncent les grandes manœuvres : celui de la Thomson CSF : « Le patronat filialise à tout va et organise une sous-charge dans certaines usines (à la CSF-Laval). L’embauche est bloquée partout. La restructuration continue notamment dans la branche informatique : fermetures de certaines usines de composants (ainsi celle de Dijon) et transfert en Espagne et au Maroc. Le débat sur les nationalisations existe peu… ». Celui de Dassault : « 15 000 personnes y travaillent dans douze usines. Cette entreprise est aussi, en pleine restructuration. Toute la branche productive est, peu à peu, détachée de la société mère : ainsi les secteurs études, prototypes et équipements. L’idée est de ne livrer à une éventuelle nationalisation que les usines de série… »
À ces grandes manœuvres, que répond Mitterrand ? Il répond, futé et madré : « J’observe à ce propos que les entreprises visées par le Programme commun cherchent de plus en plus à se dissimuler derrière le paravent d’une multinationale, n’hésitant pas ainsi à jouer le rôle des émigrés de Coblence. Nous ne les perdons pas de vue. » Confiance donc, rien n’échappe à l’œil du maître !
Nous répondons, nous, que personne n’est mieux placé que les travailleurs eux-mêmes pour connaître la structuration de leur entreprise, le mouvement des stocks, la capacité et le taux d’utilisation des machines. Et que, si leur contrôle ne s’exerce pas dès à présent sur la production, l’achat de machines, la restructuration des firmes, la gauche ne nationalisera, de toute façon, que des coquilles vides. Nous répondons que ce contrôle ne s’applique pas seulement avant la nationalisation, mais aussi après, qu’il devrait se poursuivre par le droit de révoquer les petits et les grands chefs, d’épurer l’encadrement. Nous répondons que ce contrôle demande le temps de se réunir, de vérifier les comptes, de passer le fonctionnement de l’entreprise au peigne fin, et que c’est se payer la tête des gens que de promettre, comme le fait le Programme commun, que « les sections syndicales d’entreprise recevront une information complète sur les principaux aspects de la gestion des entreprises » et que, dans ce but, « une heure par mois, réservée sur le temps de travail et rémunérée comme telle, sera réservée ». Alors que seul un abaissement massif du temps de travail peut permettre aux travailleurs d’acquérir les informations et les connaissances nécessaires pour exercer un contrôle effectif. Cette question du contrôle joue un rôle tout aussi décisif si on considère le problème particulièrement brûlant de la fuite des capitaux (cf. annexe VI).
3. Que la nationalisation des secteurs clefs de l’économie doit permettre une planification démocratique de la production, une utilisation consciente des moyens humains et matériels pour la satisfaction des besoins sociaux définis collectivement par les producteurs eux-mêmes.
Il ne suffit pas de nationaliser, il faut réorganiser la production. Elle est aujourd’hui conçue en fonction de priorités, qui ont été définies par les capitalistes eux-mêmes et par les lois aveugles du marché. Il faudra donc définir de nouvelles priorités, reconvertir, réorienter en fonction d’un plan d’ensemble qui seul brise la logique « globale » du marché : « Le contrôle ouvrier commence dans une entreprise, écrit Trotski dans ses textes sur l’Allemagne. Les organes de contrôle dans les usines doivent entrer en liaison les uns avec les autres, suivant les liaisons économiques existant entre les entreprises. À ce stade, il n’y a pas encore de plan économique global. La pratique du contrôle ouvrier ne fait que préparer les éléments de ce plan. Inversement, la gestion ouvrière de l’industrie à une échelle beaucoup plus importante part d’en haut, même à ses tous débuts, car elle est inséparable du pouvoir et d’un plan économique général. Les organes de gestion ne sont plus les comités d’usine mais les soviets centralisés. »
Pour pouvoir centraliser et planifier la production, deux conditions sont nécessaires :
– La création d’une banque unique nationalisée : il ne suffit pas d’affirmer comme le font les porte-parole du PCF qu’un gouvernement de gauche pourra « grâce à la nationalisation du système bancaire, maîtriser le crédit ; c’est-à-dire l’orienter vers les secteurs qui en ont besoin… » En 1972, au Chili, l’État contrôlait 96 % des dépôts bancaires et pourtant la résistance de la droite empêcha la création d’une banque nationale, qui aurait centralisé toutes fonctions bancaires, de sorte que la structure bancaire du pays restait comme avant et que le gouvernement n’eut jamais dans les mains un instrument effectif de contrôle et d’orientation du crédit. Ce que Lénine écrivait à ce propos en octobre 1917 au moment de la prise du pouvoir reste d’actualité : « Aucun contrôle effectif des différentes banques et de leurs opérations n’est possible, même si le secret bancaire est supprimé ; car on ne peut suivre les procédures extrêmement complexes, embrouillées et subtiles, employées pour établir les bilans, fonder des entreprises et des filiales fictives, faire intervenir des hommes de paille… Seule, la réunion de toutes les banques en une banque unique, sans signifier par elle-même le moindre changement dans les rapports de propriété, sans enlever, répétons-le, un seul kopek à un seul possesseur, rend possible le contrôle effectif à condition bien sûr que soient appliquées toutes les autres mesures indiquées plus haut. Seule la nationalisation des banques permet d’obtenir que l’État sache où et comment, de quel côté et à quel moment passent les millions et les milliards » (La Catastrophe imminente, tome XXV, p. 359).
– L’instauration du monopole d’État sur le commerce extérieur : dans le dossier sur la fuite des capitaux établi par la revue du PS Faire (décembre 1976), les rédacteurs envisagent une série de remèdes plus ou moins efficaces, mais chaque fois, ils finissent par buter sur l’obstacle : on ne peut « franchir un certain seuil de contrôle au-delà duquel on passe à une véritable nationalisation du commerce extérieur, qui mettrait fondamentalement en cause l’équilibre économie publique/économie privée, conçu par le Programme commun. » En effet, on ne peut accepter la logique globale du marché sur le plan national et la nier sur le plan international. Instaurer le monopole du commerce extérieur, c’est rompre le cordon ombilical qui relie le marché national au marché impérialiste mondial. C’est se donner les moyens de contrôler l’utilité des importations (au Portugal, la bourgeoisie, après le 11 mars, importait des produits de consommation de luxe, en pratiquant la célèbre philosophie d’« Après moi, le déluge »). C’est le seul moyen effectif de contrôler le mouvement des capitaux (cf. annexe VI).
Lorsque les bourgeois critiquent la logique des nationalisations et de l’appropriation collective des moyens de productions, ils terminent toujours par l’argument de la bureaucratisation : une économie planifiée, le monopole d’État sur le commerce extérieur aboutiraient inévitablement à la prolifération des fonctionnaires, des directeurs, des contrôleurs, des statisticiens, tous plus tatillons les uns que les autres. Bref, ils présentent l’image de l’anarchie bureaucratique telle que l’ont illustrée les pays de l’Est. Face à cette critique, les partis de gauche réformistes demeurent silencieux et résignés. C’est que la seule réponse possible serait celle qu’ils refusent : seule la mobilisation des masses, à commencer par les travailleurs dans l’entreprise, peut alléger au lieu de les alourdir les rouages de l’économie et de l’État, par la prise en charge directe des tâches quotidiennes de contrôle, de gestion, qui permettent la suppression d’autant de postes spécialisés et parasitaires. C’est la réponse de la démocratie ouvrière, aussi bien à la bureaucratie administrative bourgeoise qu’à la bureaucratie parasitaire des démocraties populaires. Une réponse que, ni le PC ni le PS, ne sauraient reprendre à leur compte.
Annexe I
Brouhaha autour d’une petite phrase du Programme commun
La petite phrase selon laquelle les travailleurs pourraient demander au gouvernement la nationalisation de leur entreprise a déjà fait couler pas mal d’encre et de salive. Interrogé sur la question dans son livre Si demain la gauche… Gaston Defferre se livre à une lecture commentée du Programme commun et à un historique inédit de la petite phrase :
« – Permettez que je le lise moi-même.
“Lorsque les travailleurs de l’entreprise en expriment la volonté et (c’est ce qu’on oublie) en accord avec le gouvernement, de nouvelles structures de gestion fixent les conditions de leur intervention dans la désignation des conseils d’administration…” Et un peu plus loin il est indiqué : “C’est pourquoi, au cas où les travailleurs formuleraient leur volonté de voir leur entreprise entrer dans le secteur public ou nationalisé, le gouvernement pourra le proposer au Parlement.”
Ce texte figure dans le Programme commun. Les deux petites phrases dont il se compose sèment incontestablement un trouble dans l’opinion, je dirais même : à juste titre. Ce serait une très mauvaise méthode pour des hommes politiques qui s’apprêtent à prendre le pouvoir que de ne pas reconnaître l’évidence quand elle est là.
Des nationalisations, pour quoi faire ?
D’abord, un retour en arrière. Comment ces phrases ont-elles été introduites dans le Programme commun ? Quand nous avons préparé, avant le Programme commun, le programme du Parti socialiste, c’est un amendement des amis de Guy Mollet qui a introduit ce texte dans notre programme. J’ai bondi à la tribune et j’ai dit à François Mitterrand : “Nous ne pouvons en aucun cas accepter ça. C’est la porte ouverte aux malentendus.” Mitterrand, qui n’avait pas été prévenu, a donc été surpris. Il a hésité et les délégués du Ceres, qui étaient pourtant contre Guy Mollet, ont soutenu ce texte et le vote a été acquis. Et, plus tard, quand nous avons discuté le Programme commun, les communistes, qui n’avaient pas ces deux phrases dans le leur, nous ont dit : “Cette disposition de votre programme est bonne, il faut la garder.” Il était très difficile de leur dire que cette phrase qui avait fait son apparition in extremis dans notre programme était un cadeau empoisonné de Guy Mollet. À partir du moment où il n’a plus été secrétaire général, il n’a su faire que de la surenchère. Je n’insiste pas. Je me suis assez disputé avec lui pendant vingt-cinq ans pour garder aujourd’hui le droit de m’exprimer sans fard.
Revenons à ce texte et regardons-le d’un peu plus près afin de voir s’il comporte, en réalité, les dangers que lui prêtent nos adversaires. D’abord, il précise que ces nationalisations supplémentaires devront se faire “en accord avec le gouvernement”. Si le gouvernement n’accepte pas, elles ne se feront pas. Ensuite, dans la deuxième phrase, il est dit encore : “Quand les travailleurs le demandent, le gouvernement pourra le proposer au Parlement.” Il pourra, mais ce n’est pas une obligation. Supposons cependant que le gouvernement fasse la proposition au Parlement, que se passera-t-il ? Aux termes du contrat de législature qui, conformément à un autre chapitre du Programme commun, liera le gouvernement et le Parlement pour la durée du mandat des députés “le gouvernement devra obtenir du Parlement les recettes nécessaires pour réaliser son programme”. Autrement dit, si des ouvriers demandaient au gouvernement de nationaliser une entreprise qui n’est pas comprise dans la liste des neuf, à supposer même que le gouvernement accepte, ce qu’il n’est pas tenu de faire, il faudrait encore que le Parlement accepte de voter les crédits correspondants. Or, voter les crédits, qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire : voter des impôts. Des députés qui aiment voter des impôts, il n’y en a pas des quantités. En vérité, cette demande d’intervention de l’État ne sera probablement formulée que lorsqu’il s’agira de fermeture par suite d’une mauvaise gestion patronale. »
Mais le PS n’est pas seul à souhaiter atténuer la portée éventuelle de ces petites phrases. Les porte-parole du PCF s’y emploient aussi. Dans son livre publié aux éditions sociales sous le titre Nationaliser, quoi, comment ?, Marc Dupuis écrit : « La levée de toute ambiguïté sur les fondements et les limites de l’ensemble des nationalisations proposées constitue l’une des tâches importantes et nécessaires à l’élargissement de l’Union » (page 76). Dans Économie et Politique de septembre 1974, Philippe Herzog insiste sur le fait qu’il « ne s’agit pas de chercher à étendre le champ des nationalisations limitées, prévues au Programme commun ». Enfin, dans les Cahiers du communisme de septembre 1974, Francette Lazard précise encore : il faut « expliquer que la victoire du Programme commun ne placerait pas demain l’entreprise sous la menace permanente d’une extension des nationalisations sous un prétexte ou sous un autre. Comme si le “seuil” dont parle le Programme commun était une porte ouverte ! »
Annexe II
Ce que prévoit le Programme commun de la gauche
1. Les dispositions prévues par le Programme commun sont les suivantes.
« Le licenciement cessera d’être un droit discrétionnaire de l’employeur. Tout licenciement qui ne serait pas accompagné d’une mesure de reclassement préalable dans des conditions équivalentes sera interdit.
De l’entreprise au niveau national, les comités d’entreprise ou d’établissement, les délégués du personnel assistés de représentants syndicaux pourront intervenir directement auprès des directions d’entreprise contre toute décision de celles-ci concernant l’embauche, le licenciement, les conditions de travail. L’application de ces mesures sera suspendue à l’entente entre les parties concernées. Les représentants des salariés pourront également faire appel auprès de la juridiction du travail.
Lorsque les travailleurs de l’entreprise en exprimeront la volonté et lorsque la structure de l’entreprise en indiquera la possibilité, l’intervention des travailleurs dans la gestion et la direction de l’entreprise prendra des formes nouvelles – que le Parti socialiste inscrit, dans la perspective de l’autogestion et le Parti communiste français dans le développement permanent de la gestion démocratique –, déterminées par accord entre le pouvoir démocratique, la direction de l’entreprise concernée et les syndicats.
Dès le début de la législature, un seuil minimum de nationalisation sera franchi. Cette politique de transfert à la collectivité doit donc viser d’emblée l’ensemble du secteur bancaire et financier et les groupes et entreprises industriels qui occupent une position stratégique vis-à-vis des secteurs clés de l’économie, c’est-à-dire :
– les entreprises qui répondent directement à des fonctions collectives ayant le caractère de service public et donc à des besoins sociaux fondamentaux ;
– les sociétés vivant sur fonds publics, qu’il s’agisse de marchés publics, de subventions, de crédits, de faveur, etc. ;
– les principaux centres d’accumulation capitaliste qui dominent la plus grande partie, voire la totalité de certaines productions, réduisant la concurrence à celle de quelques firmes géantes ;
– les entreprises qui contrôlent des branches essentielles pour le développement de l’économie nationale (niveau technique, échanges internationaux, rôle régional, etc.).
Le franchissement du seuil minimum doit permettre de limiter et de circonscrire les bases monopolistes. Il laissera subsister un important secteur privé.
Les restructurations de l’appareil de production devront s’effectuer de façon progressive et souple, en fonction d’une stratégie industrielle adaptée aux nécessités du progrès économique et social et du caractère international de la vie économique. La nationalisation ne doit pas être étatisation. La progressivité des nationalisations sera liée au développement économique et aux exigences des masses, dont il est déterminant qu’elles prennent, les plus larges responsabilités. C’est pourquoi, au cas où les travailleurs formuleraient la volonté de voir leur entreprise entrer dans le secteur public ou nationalisé, le gouvernement pourra le proposer au Parlement.
Dans le secteur bancaire et financier, la nationalisation concernera l’ensemble du secteur, c’est-à-dire :
a) la totalité des banques d’affaires, les principaux holdings financiers et les banques de dépôts. Les activités des banques étrangères seront contrôlées par la Banque de France. Celle-ci veillera à ce que ces activités ne remettent pas en cause la nationalisation du secteur bancaire et financier, et qu’elles n’aillent pas à l’encontre des objectifs du plan et de la politique économique nouvelle ;
b) les établissements financiers de ventes à crédit, de financement immobilier, de crédit-bail ;
c) les grandes compagnies d’assurances privées, à l’exception des véritables mutuelles.
Dans l’industrie, un seuil minimum d’extension du secteur public et nationalisé sera atteint par les mesures suivantes :
1. La nationalisation des secteurs suivants :
a) dans l’ensemble : ressources du sous-sol, armement, industrie spaciale et aéronautique, industrie nucléaire, industrie pharmaceutique ;
b) dans leur plus grande partie : industrie électronique (ordinateurs), industrie chimique.
En fonction de ces dispositions et dès son installation, le gouvernement procédera à la nationalisation des groupes suivants :
a) Dassault, Roussel-Uclaf, Rhône-Poulenc ;
b) ITT-France, Thomson-Brandt, Honeywell-Bull, Péchiney Ugine Kuhlmann, Saint-Gobain-Pont-à-Mousson, Compagnie générale d’électricité.
2. La responsabilité particulière de la puissance publique se traduira par des prises de participation financière pouvant aller jusqu’à des participations majoritaires :
a) dans la sidérurgie et le pétrole (Usinor-Vallourec, Wendel-Sidélor, Schneider, Compagnie française des pétroles-CFR-Total) :
b) dans les transports aériens et maritimes, le traitement et la distribution des eaux, le financement des télécommunications, les concessions d’autoroutes.
Le gouvernement soutiendra activement, dans les secteurs concernés, les activités industrielles, commerciales intérieures et extérieures des entreprises nationales : Renault, EDF, Commissariat à l’énergie atomique.
« Le gouvernement démocratique déterminera les mesures destinées à protéger les intérêts des petits porteurs. L’indemnisation des actionnaires des entreprises expropriées fera l’objet d’une solution équitable. Une distinction essentielle sera faite entre les petits et moyens porteurs vivant de l’épargne réalisée et les gros-porteurs. »
2. Selon des calculs faits par le PCF lui-même, le nouveau secteur public après les nationalisations représenterait seulement 14 % de la production intérieure brute (contre 10 % actuellement), 13 % de la population active, contre 9 %. Il resterait par conséquent, après l’application du Programme commun un secteur privé contrôlant 87 % de la population active, 86 % de la production intérieure brute, 55 % de l’investissement industriel…
3. Rappelons enfin pour mémoire ce que disait déjà le vieil Engels dans l’Anti-Dürhing, voici juste un siècle en 1977 (c’est aussi une façon d’en célébrer l’anniversaire) :
« Avec trusts ou sans trusts, il faut finalement que le représentant officiel de la société capitaliste, l’État, en prenne la direction. La nécessité de la transformation en propriété d’État apparaît d’abord, dans les grands organismes de communication : postes, télégraphes, chemins de fer. Mais, ni la transformation en société par actions ni la transformation en propriété d’État ne supprime la qualité de capital des forces productives. Pour les sociétés par actions, cela est évident. Et l’État moderne n’est à son tour que l’organisation que la société bourgeoise donne pour maintenir les conditions extérieures générales du mode de production capitaliste, contre les empiétements venant des ouvriers comme des capitalistes isolés. L’État moderne, quelle qu’en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste : l’État des capitalistes, le capitalisme collectif en idée. Plus il fait passer des forces productives dans sa propriété et plus il exploite de citoyens. Les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste n’est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble. »
Annexe III
Extrait du Programme de transition (1938)
L’expropriation de certains groupes de capitalistes
Le programme socialiste de l’expropriation, c’est-à-dire du renversement politique de la bourgeoisie et de la liquidation de sa domination économique, ne doit en aucun cas nous empêcher, dans la présente période de transition, de revendiquer, lorsque l’occasion s’en offre, l’expropriation de certaines branches de l’industrie, parmi les plus importantes pour l’existence nationale ou de certains groupes de la bourgeoisie parmi les plus parasitaires.
Ainsi, aux prêches geignards de messieurs les démocrates sur la dictature des « 60 familles » aux États-Unis ou des « 200 familles » en France, nous opposons la revendication de l’expropriation de ces 60 ou 200 féodaux capitalistes.
Exactement de même, nous revendiquons l’expropriation des compagnies monopoleuses de l’industrie de guerre, des chemins de fer, des plus importantes sources de matière première, etc.
La différence entre ces revendications et le mot d’ordre réformiste bien vague de « nationalisation » consiste en ce que :
– nous repoussons le rachat ;
– nous prévenons les masses contre les charlatans du Front populaire qui, proposant la nationalisation en paroles, restent en fait des agents du capital ;
– nous appelons les masses à ne compter que sur leur propre force révolutionnaire ;
– nous relions le problème de l’expropriation à celui de la conquête du pouvoir par les paysans et les ouvriers.
La nécessité de lancer le mot d’ordre de l’expropriation dans l’agitation quotidienne, par conséquent d’une manière fractionnée, et non pas seulement d’un point de vue propagandiste, sous sa forme générale, découle du fait que les diverses branches de l’industrie se trouvent à divers niveaux de développement, occupent des places différentes dans la vie de la société et passent par divers stades de la lutte des classes. Seule la montée révolutionnaire générale du prolétariat peut mettre l’expropriation générale de la bourgeoisie à l’ordre du jour. L’objet des revendications transitoires est de préparer le prolétariat à résoudre ce problème.
Annexe IV
Du plan de la CGT à la conquête du pouvoir (1935)
Il s’agit du texte de l’intervention faite au congrès confédéral de la CGT en 1935 par Alexis Bardin, délégué de l’Isère. Cette intervention avait été rédigée par Trotski, alors en résidence surveillée à Domène près de Grenoble. Elle présente l’intérêt particulier d’illustrer une démarche pédagogique de polémique dans une organisation de masse : Trotski reprend à son compte le thème des nationalisations pour lui donner un contenu tout différent.
« … La nationalisation des banques ne pourrait naturellement s’effectuer qu’au détriment de la haute finance. Quant aux petits épargnants, leurs intérêts doivent être non seulement ménagés mais protégés. Il faut choisir entre les intérêts des requins de la finance et les intérêts des classes moyennes. Notre choix est fait, par l’expropriation des premiers. Nous créerons pour les seconds des conditions beaucoup plus favorables qu’actuellement. Mais la nationalisation des banques ne suffit pas. Après la nationalisation des banques, il faudra en venir à leur unification complète. Toutes les banques particulières doivent être transformées en filiales de la banque nationale. Il n’y a que cette unification qui puisse transformer le système des banques nationalisées en un système de comptabilité et de direction de l’économie nationale… »
Dans l’exposé du plan (de la CGT) nous trouvons un passage important sous le titre : « Les nationalisations industrialisées. » Ce titre est bien étrange… Nous nous félicitons en tout cas du fait que la dernière rédaction du plan pose la thèse suivante : la nationalisation de certaines industries clefs est nécessaire. Cependant le mot « certaines » paraît superflu. Nous ne pouvons naturellement prétendre nationaliser tout d’un coup toutes les industries, grandes, petites et moyennes. Au contraire, pour les petits industriels, pour les artisans comme pour les petits commerçants, le régime que nous voulons établir doit comporter la plus grande indulgence. Mais le texte parle explicitement des industries clefs, c’est-à-dire des trusts et des cartels puissants, les congrégations comme le Comité des forges, le Comité des houillères, les compagnies de chemins de fer. En tant qu’industries clefs, il faut les nationaliser toutes et pas certaines seulement. Il nous semble même que, dans l’Isère, il faudrait joindre au plan la liste des industries clefs avec des données précises sur leur capital, leurs dividendes, le nombre d’ouvriers qu’elles exploitent et le nombre de chômeurs qu’elles vouent à la misère. Pour parler au peuple, il faut être concret, il faut nommer les choses par leur nom et donner des chiffres exacts […].
Nous sommes habitués à penser que la nationalisation doit se faire au moyen d’expropriations effectuées contre les exploiteurs. Pourtant, le plan parle, non pas de l’expropriation, mais de l’acquisition. Est-ce que ça signifie que l’État doit tout simplement racheter aux capitalistes les entreprises créées par le travail des ouvriers ? Il s’avère que oui. À quel prix ? L’exposé nous répond : le prix doit être calculé « sur la valeur réelle au moment du rachat ». Nous apprenons par la suite que « l’amortissement doit être calculé sur une période de quarante ou cinquante ans ». Voilà, camarades, une combinaison financière qui ne sourirait guère aux ouvriers et aux paysans. Comment ? Nous voulons transformer la société et nous commençons par la reconnaissance totale de la sacro-sainte propriété capitaliste. C’est juste ce que le président du conseil a dit récemment au Parlement : « Le capital, c’est du travail accumulé. » Et tous les capitalistes du Parlement ont applaudi cette formule. Malheureusement, elle n’est pas complète. Il faudrait dire en vérité : « Le capital, c’est du travail d’ouvrier accumulé par leur exploiteur. » Non, nous ne voulons pas racheter ce qu’on a volé au peuple travailleur, nous ne voulons pas endetter le nouveau régime dès le premier jour, alors qu’il y aura bien des tâches à accomplir et des difficultés à surmonter. Le capitalisme a fait faillite. Il a ruiné la nation. Les dettes des capitalistes envers le peuple dépassent de beaucoup la valeur réelle de leurs entreprises. Non ! Pas de rachat ! Pas de nouvel esclavage ! L’expropriation pure et simple ou, si vous voulez, la confiscation…
Pour que la nationalisation s’opère non pas bureaucratiquement mais révolutionnairement, il faut que les ouvriers y participent à chaque étape. Il faut qu’ils s’y préparent dès maintenant. Il faut qu’ils interviennent dès maintenant dans la gestion de l’industrie et de l’économie tout entière en commençant par le contrôle ouvrier sur leur propre usine. » (Le Mouvement communiste en France, éditions de Minuit, p. 488/492).
Annexe V
Nationalisation : indemnisation et rachat ?
Les modalités d’indemnisation pour les entreprises vouées à la nationalisation restaient des plus floues dans le texte du Programme commun : « L’indemnisation des actionnaires des entreprises expropriées fera l’objet d’une solution équitable. Une distinction essentielle sera faite entre les petits et les moyens porteurs vivant de l’épargne réalisée et les gros-porteurs » (Éditions sociales p. 116). Seule précision donc, la distinction entre petits et gros porteurs, sans indiquer toutefois comment se traduirait cette distinction.
En octobre 1976, lors du colloque de L’Expansion, Mitterrand prend l’initiative de livrer sa propre interprétation du texte du Programme commun : « Notre ministre des Finances exécutera la politique suivante. En aucun cas et quel que soit le procédé financier adopté, il n’y aura diminution de l’avoir ou de la capacité de ceux qui détiennent ces actions. Il ne sera pas possible que le transfert entraîne une amputation du capital détenu par un Français, quel qu’il soit » (p. 77). Précision utile donc : la différence entre petits et gros porteurs peut se traduire par un délai ou une forme de remboursement différents, mais ils seront les uns et les autres intégralement remboursés.
Aujourd’hui. Jacques Attali, conseiller économique de Mitterrand apporte dans Les Échos du
11 février 1977 de nouvelles précisions qui paraissent confirmées par l’interview de Mitterrand au Nouvel Économiste du 14 février 1977. « Les nationalisations, dit Attali, ont pour objectif de donner à la collectivité nationale le pouvoir d’orienter et de diriger les firmes jouant un rôle stratégique dans le développement national… Il ne s’agit donc pas de réduire la fortune des actionnaires dans ces firmes ; la réduction des inégalités est un autre problème qui sera traité par la réforme de la fiscalité et en particulier par l’impôt sur les grosses fortunes. Il faut donc mettre au moins un système de financement qui atteigne au moindre coût l’objectif fixé : prendre le pouvoir dans ces firmes sans léser le financement des détenteurs de créances sur ces firmes. Nos études nous conduisent aujourd’hui à penser que la meilleure formule est l’échange des actions contre des titres d’un genre nouveau, non amortissables, participatifs, à revenu indexé. Le cours sera donc fixé par le marché financier où ces titres pourront être librement échangés en fonction du niveau de revenu des titres, c’est-à-dire de l’efficacité de la stratégie des entreprises et de la politique industrielle. Compte tenu du rendement désastreux de la plupart des actions de ces firmes dans les dix ans passés, cela devrait conduire très naturellement à une hausse sensible du patrimoine des actuels actionnaires. L’opération sera donc simple et radicale. Elle changera la légitimité du pouvoir sans léser en rien financièrement les ménages qui ont placé en actions une partie de leurs économies… Nous pensons que les méthodes de remboursement pur et simple immédiat ou échelonné, sont des solutions trop coûteuses pour les contribuables et qu’elles ne répondent plus à l’objectif essentiel des nationalisations dans le capitalisme moderne qui est de prendre le pouvoir dans ces firmes. »
En clair, Attali explique qu’il suffit de prendre le contrôle juridique et administratif des entreprises à nationaliser, sans en changer en rien le statut de propriété. Mieux : il promet aux actionnaires que leur capital va fructifier grâce à une meilleure gestion (mais d’où vient le profit, si ce n’est de la plus-value extorquée encore et toujours aux travailleurs !). Enfin, il remarque et c’est judicieux, que si les nationalisations ne visent pas à exproprier le capital, alors le remboursement est une lourde charge pour l’État, d’autant plus superflue que l’État la répercute sur les contribuables qui sont aussi les électeurs de la majorité en place…
Dans Les Échos du 12 février 1977, Charles Fiterman répond au nom du PCF : le Programme commun prévoit « expressément l’appropriation par la collectivité nationale des entreprises à nationaliser. C’est indispensable, car laisser pour l’essentiel entre les mains des gros possédants la propriété de ces entreprises et continuer du même coup à leur verser des dividendes comme si rien ne s’était passé, c’est tout simplement renoncer à la nationalisation réelle et à ces objectifs. Cela reviendrait à faire de ces gros possédants les bénéficiaires privilégiés de l’effort des travailleurs et de la nation, ce qui serait un comble… Le principe général est que tous les actionnaires des sociétés à nationaliser seront remboursés. Toutefois les gros-porteurs tels MM. Dassault, de Wendel, Peugeot, Rothschild, Gillet et quelques centaines d’autres, dont la liste nominative est facile à établir, verront leur situation réservée et déterminée dans le cadre de la nationalisation des sociétés qu’ils contrôlent en tenant compte notamment des fonds publics reçus… Le remboursement se fera par transformation d’actions en obligations remboursables sur vingt ans par annuités constantes sur la base du cours des trois dernières années précédant la nationalisation… La dette totale sera d’environ trente milliards si l’on réserve le cas des gros-porteurs dont nous avons parlé. »
Fiterman ajoute que la participation des entreprises nationalisées à l’amortissement de la dette, sur la base de leurs bénéfices actuels compenserait presque entièrement la charge de l’État (à condition bien sûr que les salaires et les cadences des travailleurs demeurent inchangés pour permettre une telle participation !).
Ce que dit Fiterman en clair, c’est que tout le monde sera remboursé à part quelques exceptions nominales (système qui permet toutes les dissimulations et les échappatoires par le jeu de la dissémination des titres, des hommes de paille, etc.) ; que les titres de remboursement recevront des annuités stables sur vingt ans, et que les travailleurs pourvoiront doublement au remboursement des capitalistes, en tant que producteurs dans les entreprises nationalisées et en tant que contribuables qui alimentent les caisses de l’État ! Comme le système est coûteux pour l’État, il constitue un remède contre de nouvelles nationalisations éventuelles. C’est ce que souligne Defferre dans son livre récent : pour procéder à de nouvelles nationalisations, il faudrait dégager de nouveaux fonds, donc recourir à l’impôt, qui est impopulaire, et fera donc hésiter les députés appelés à voter ; la boucle est bouclée. Enfin, le principe du remboursement permet aux capitalistes avisés de céder à prix forts les secteurs non rentables de leur entreprise et de récupérer un capital frais à réinvestir dans des secteurs qui promettent un profit juteux : la CGE, aujourd’hui visée par la nationalisation, a constitué son capital à la Libération par le rachat des entreprises d’électricité rachetées lors de la nationalisation de l’EGF.
Pour ne pas entrer dans un cercle vicieux, il n’y a donc d’autre solution que l’expropriation (ou la confiscation) des entreprises avec indemnisation des seuls petits porteurs individuels ou familiaux, sans intérêt.
Annexe VI
Fuite des capitaux et monopole du commerce extérieur
D’ores et déjà la fuite des capitaux a commencé. Elle constitue une forme traditionnelle de sabotage économique par lequel le patronat entend ligoter tout gouvernement réformiste et lui dicter ses conditions.
La fuite des capitaux ne prend pas, ou exceptionnellement, la forme de valises à double fond que des messieurs fumant cigare trimballent au petit matin à travers les frontières. La revue du PS, Faire, a consacré récemment une étude à la question, qui recense six formes principales d’évasion des capitaux.
Les trois premières ont trait à la spéculation sur les capitaux. Elles consistent à :
– acheter en France des monnaies étrangères ;
– transférer à l’étranger la monnaie française (par le virement simple d’un compte français à un compte étranger par exemple) ;
– la fuite des placements monétaires étrangers placés en France à court terme (et évalués à cinq ou six milliards).
Contre tous ces procédés le gouvernement peut disposer de mesures techniques de contrôle des changes, dont l’effet est limité si la vigilance des employés des banques et des services financiers n’est pas massivement mobilisée pour contrôler les mouvements de capitaux. Cette idée n’a rien d’illusoire et nous verrons que les spécialistes du PS la prennent bien en considération pour la combattre, non comme une utopie, mais comme un danger. Enfin, en ce qui concerne les placements étrangers, rien ne dit, si ce n’est le respect des règles capitalistes, qu’ils doivent échapper à la confiscation. La révolution russe avait autre chose à faire qu’à payer les traites de l’emprunt russe garanti par le tsar. Mais il est vrai que les Mitterrand et Marchais ne veulent rien avoir à faire avec cette vieille histoire !
Les trois autres formes d’évasion des capitaux sont plus sophistiquées :
– il y a d’abord la grève des investissements, qui, du propre aveu des économistes socialistes, a déjà commencé : « Dix-huit mois avant mars 1978, on constate que les entreprises ralentissent leurs investissements en France pour placer leurs capitaux à l’étranger » ;
– il y a ensuite les manipulations commerciales, notamment celle qui consisterait pour un patron à payer pratiquement comptant ses importations et à retarder en revanche au maximum le paiement de ses exportations par le client étranger ; dans le dossier de Faire, Jean Peyrelevade commente : « Les réserves officielles françaises en or et devises représentent en gros un trimestre d’importations. Il suffit que tous les exportateurs retardent leur rapatriement de quinze jours et que tous les importateurs accélèrent symétriquement leurs paiements pour qu’elles soient immédiatement amputées d’un tiers » ;
– il y a enfin les manipulations comptables sur la facturation : une entreprise qui vend à l’étranger peut ainsi ne pas facturer la marchandise à sa vraie valeur et toucher directement la différence sur un compte ouvert à l’étranger. C’est un tel procédé qu’avaient mis à nu au Portugal les travailleurs de l’usine Rabor (une filiale d’ITT). Une commission d’enquête élue en assemblée générale du personnel a démontré ce recours à la sous-facturation et a exigé comme sanction la nationalisation sans indemnité de l’entreprise (en 1975).
Contre toutes ces manipulations il n’y a que deux types de ripostes complémentaires. La première c’est le contrôle des travailleurs eux-mêmes sur la gestion et les livres de compte de l’entreprise. Personne mieux que les travailleurs de Rabor ne pouvait confronter les factures rédigées avec ce que la fabrication des marchandises avait nécessité de salaires, de matières premières, de frais généraux ; personne ne pouvait mieux qu’eux, ouvriers et comptables conjuguant leurs connaissances respectives, administrer la démonstration de la fraude. L’autre contrôle c’est celui qui s’exerce par le biais de l’État et des organismes de crédit, mais, se lamentent les experts socialistes, il ne faut point trop en abuser car « l’engrenage qui mène du contrôle précis des transactions à la nationalisation du commerce extérieur se déroule rapidement ». C’est un aveu de taille et c’est bien là le fond du problème.
Toute fraude, tout truquage de la part des patrons, découvert par le contrôle de l’État (et l’instauration d’une banque unique y aiderait) ou par les travailleurs dans l’usine devrait conduire à l’expropriation, ou à la « confiscation » comme on disait à la Libération à propos des usines des patrons collabos, comme Renault.
Contrôle ouvrier sur la production, banque unique et contrôle des employés de banque sur les mouvements de capitaux, monopole du commerce extérieur, et confiscation des biens des fraudeurs : il n’y a pas d’autre remède radical à la fuite des capitaux.
C’est bien cette dynamique que redoutent les spécialistes du PS. En conclusion de son article dans Faire, Jean Peyrelevade s’inquiète : « Dans un document commun du 8 février 1974, les trois partis de gauche affirment qu’aucune entrave ne sera apportée aux mouvements de marchandises et à la faculté des entreprises de développer leurs échanges commerciaux contractuels, mais pour ajouter un peu plus bas que les syndicats seront associés à la mise en œuvre de la réglementation des changes. S’agit-il de consulter les organisations syndicales du système bancaire pour la définition technique de la réglementation des changes, de leur demander de veiller à l’application concrète de cette réglementation ou d’aller plus loin encore ? Pour ma part, je pense qu’il faut s’en tenir à la première hypothèse. » L’oiseau en question veut donc bien qu’on consulte les employés et leurs syndicats pour des avis techniques, mais surtout à aucun prix qu’on n’encourage une activité de contrôle de leur part. Et ce qui vaut pour les banques vaut à plus forte raison pour les entreprises où une éventualité « particulièrement dangereuse » serait celle où « un contrôle populaire multiplierait les interventions ponctuelles visant à imposer des régies beaucoup plus restrictives…, avec un risque d’interventions désordonnées et arbitraires. » On est autogestionnaire, au PS, mais tout de même, on a le sens des responsabilités, de l’ordre, de la hiérarchie et de l’État !
Quant aux principaux responsables du PS, ils sont plus philosophes que leurs techniciens. Dans la revue Economia de février 1977, Rocard se résignait : « Ce problème (de la fuite des capitaux) est souvent faussement posé. À notre arrivée au pouvoir, les capitaux seront déjà partis. Des mesures de contrôle peuvent alors être un obstacle à leur retour. Il nous faudra juger en fonction du montant de l’hémorragie. » Autrement dit : pas la peine de bouger le petit doigt. Et Mitterrand malin comme cent patrons fraudeurs cousus ensemble, de confier avec un clin d’œil au Nouvel Économiste (14 février 1977) : « Sur ce dernier point (encore la fuite des capitaux), permettez-moi de ne pas vous révéler les techniques que nous comptons utiliser. Le secret est une arme des spéculateurs. Nous entendons bien la retourner contre eux. » Ne doutons pas que cette politique du secret est bien le meilleur moyen de mobiliser la vigilance des travailleurs !
Cahiers de la taupe n° 12, mars 1977
www.danielbensaid.org