« Nous ne portons aucune responsabilité à cet égard. Le Bureau politique a exposé ce point de vue le 20 mars, il le maintient et la discussion au sein de notre parti l’a confirmé. » En ces termes catégoriques, le rapport de Georges Marchais devant le comité central du 27 avril a bouclé le simulacre de discussion sur les raisons de l’échec électoral. Depuis le soir du 19 mars, les dirigeants socialistes et communistes se renvoient la balle des responsabilités, tout comme ils se renvoyaient depuis des mois les chiffres de l’actualisation du programme commun : par-dessus la tête des travailleurs, appelés seulement à compter les points, et à plébisciter tel ou tel protagoniste.
Pour tirer les véritables leçons des dix années écoulées, pour que leurs enseignements servent à résoudre les problèmes de demain, il est nécessaire de briser le cercle de ces reproches immédiats. Il faut poser d’autres questions :
– Si la division est la cause immédiate de l’échec, l’unité suffisait-elle pour gagner ? Quelle unité ? et pour gagner quoi ?
– Par-delà la discussion sur le « trop » ou le « trop peu » du XXIIe congrès, c’est le débat de fond sur la refondation d’une stratégie révolutionnaire dans les pays capitalistes développés qui s’entrouvre : quelles alliances et comment ? que peut être aujourd’hui la politique de front unique ébauchée par le IIIe et le IVe congrès de l’Internationale communiste ? quels rapports entre démocratie directe, démocratie représentative et dictature du prolétariat ?
– Où en est, où va le PCF : « au milieu du gué », entre quelles rives ?
I – La division vient de loin
Aussitôt après l’échec électoral du 19 mars, des voix se sont élevées pour dénoncer la politique de division des directions socialistes et communistes. À juste titre. Mais il ne suffit pas de s’en prendre à la division, en restant dans le seul champ des manœuvres électorales.
Si nous devons placer la question de la division au centre du débat, nous devons aussitôt ajouter que la division et la défaite ne viennent ni du 22 septembre (rupture des négociations sur l’actualisation du programme commun), ni du 8 janvier (conférence nationale du PCF), ni du
13 mars (accord de désistement de dernière minute), mais de beaucoup plus loin.
Dès la défaite de la droite aux élections municipales la question était posée : quand le moment sera-t-il le plus favorable pour les travailleurs ? La droite battue, déconfite, sur la défensive, il était possible de pousser l’avantage, de battre en brèche le plan Barre, d’exiger la dissolution d’une assemblée désavouée au cas où elle se serait mise en travers des revendications contre l’austérité.
Pourtant, dès le soir du premier tour des municipales, le PC comme le PS ont fait montre d’une remarquable modestie, minimisant à dessein la portée de cette victoire électorale, promettant à la bourgeoisie qu’ils ne feraient rien qui puisse précipiter un dénouement politique. C’était d’ores et déjà dilapider la combativité des millions de travailleurs qui avaient dit clairement par leur vote : non au plan Barre et dehors son gouvernement !
Nous ne prétendons pas que cette bataille aurait inévitablement débouché sur la démission immédiate du gouvernement ou sur des élections anticipées victorieuses. Nul ne peut ainsi réécrire l’histoire. Mais une mobilisation résolue pouvait traduire en force sociale, en potentiel de lutte, ce qui n’était encore qu’une virtuelle majorité électorale.
Les directions syndicales avaient les moyens d’engager la lutte. Le PC et le PS devaient se porter immédiatement candidats au pouvoir pour en finir avec le régime d’austérité. Il leur en a manqué la volonté.
Dans les discussions qui se mènent depuis le 19 mars en vue d’un bilan, dans les contributions des intellectuels communistes, celles d’Althusser comme celles d’Elleinstein, cette dimension est grossièrement absente : on fait le va-et-vient entre la désunion électorale et la signature de juin 1972, en survolant d’un trait de plume la politique concrète du parti dans les syndicats et les entreprises au long de six années. Comme si elle avait été globalement correcte. Ou comme s’il y avait peu de choses à en dire.
Lorsque les militants ouvriers commenceront à tirer leur propre bilan, ces questions-là reviendront au premier plan : il n’y a pas d’un côté une lutte quotidienne correcte et de l’autre des erreurs en matière de tactique électorale et d’alliances : il y a une politique, cohérente dans ses modalités et ses conséquences.
La division ne tient donc pas seulement à la controverse sur l’actualisation du programme commun ou à la question du désistement. Elle est autrement profonde. Elle vient directement de la nature même du Programme commun, programme de collaboration de classe et de gestion de l’économie capitaliste, et de la stratégie électoraliste qui a détourné les travailleurs de la mobilisation unitaire pour leurs revendications sous prétexte de ne pas compromettre une hypothétique victoire électorale.
Imaginons qu’au lendemain du 7 octobre ou des municipales il y ait eu mobilisations, assemblées générales, réunions intersyndicales, comités unitaires de base, discutant et chiffrant les revendications face à l’austérité… Il aurait été autrement difficile ensuite aux partis réformistes de s’accuser mutuellement de virage à droite, sans en appeler au verdict des travailleurs eux-mêmes. La question embrouillée des filiales était posée, par les grandes manœuvres de restructuration patronale, bien avant que le PCF ne s’en préoccupe.
C’est en ce sens que la mobilisation immédiate contre l’austérité, contre les fuites de capitaux et les restructurations d’entreprises aurait créé les conditions de l’unité de combat des travailleurs. Si ceux de Peugeot, de la sidérurgie, de Hachette, ou de Michelin, s’étaient déjà prononcés après débat, unitairement et démocratiquement, sur la nationalisation de leurs entreprises, il aurait été autrement difficile aux experts du PC et du PS de polémiquer sur des listes remaniées à la hâte.
II – Unité et discussion ne sont pas incompatibles
Dans la polémique sur l’actualisation comme dans la controverse sur le désistement, tout s’est passé comme si PC et PS tenaient l’unité et la discussion pour incompatibles.
Parce que nous sommes communistes et antistaliniens, nous pensons tout au contraire que la discussion la plus ouverte sur le programme n’est en rien inconciliable avec l’unité pour frapper ensemble. Mieux : l’unité, c’est-à-dire la libre confrontation démocratique dans un cadre unitaire (assemblée, comité de grève, réunion intersyndicale, comité à la base) de toutes les positions, est une condition de clarté dans le débat ; réciproquement, la possibilité d’exprimer des positions différentes, de les défendre, quitte à se battre ensemble sur la position majoritaire, est la condition d’une unité solide et consciente, dans laquelle nul ne renonce à son identité propre.
Le chantage au désistement conduisait droit à l’impasse : lier par principe le geste élémentaire du désistement (au deuxième tour, frapper ensemble pour éliminer la droite) à un accord de programme et de gouvernement, devait nécessairement aboutir soit à l’échec électoral, soit à un compromis au rabais. La direction du PCF a fait coup double : elle a décroché la défaite électorale et l’accord pourri du 13 mars.
Le lendemain de cet accord, Georges Marchais déclarait avec aplomb sur les ondes : « Nous avons toujours dit que les désistements ne font pas problème. Nous ne sommes plus à l’époque où on nous demandait de retirer tel ou tel candidat arrivé en première position… » (L’Humanité du 15 mars 1978). Plus question tout à coup des arguments de René Andrieu sur le musée de l’histoire, plus trace de l’incroyable comptabilité sur les 21 et 25 % de la conférence nationale de janvier.
Les questions du désistement et du programme devaient être dissociées. La sincérité et les buts du PCF auraient été moins suspects aux yeux de milliers de travailleurs socialistes, sans parti, communistes même, s’il avait annoncé de longue date qu’il ne marchanderait ni ses voix, ni ses efforts pour battre la droite ; s’il avait établi clairement que la discussion sur le programme et le gouvernement restait ouverte parallèlement entre les organisations du mouvement ouvrier. À cette condition, il était possible de battre la droite. Au lendemain de cette victoire, il aurait été autrement difficile aux dirigeants socialistes ou à quiconque de prêcher les vertus de l’austérité. Les positions de ceux qui veulent réellement défendre les revendications ouvrières s’en seraient trouvées renforcées. À l’inverse, nous pouvons constater au lendemain du 1er mai à quel point l’échec électoral handicape y compris les capacités de riposte et de lutte quotidienne des travailleurs.
En fait, les dirigeants socialistes et communistes ont eux-mêmes bouclé le cercle vicieux. Georges Marchais conditionnait l’unité d’action à un accord préalable sur le programme. Michel Rocard répondait qu’il fallait accepter un programme au rabais pour rendre possible l’unité d’action. Ce qui devait arriver arriva donc. Du point de vue de leurs stricts intérêts parlementaires, le PC comme le PS avaient besoin du désistement, d’autant que ni l’un ni l’autre ne pouvait endosser la responsabilité ultime de la division. D’où l’accord honteux du 13 mars.
Un peu gêné, Georges Marchais revient dans son rapport au comité central du 27 avril sur cet accord du 13 mars : « Loin d’être un prétendu accord bidon, l’accord du 13 mars a été un accord politique au contenu appréciable et adapté aux conditions du moment. Je rappelle que le choix était alors entre cet accord ou pas d’accord du tout. J’ai le sentiment que nombre de ceux qui mettent aujourd’hui en cause cet accord nous auraient critiqués bien plus violemment si nous avions opté pour le second terme de l’alternative. » La tautologie remplace ici la démonstration. C’était çà ou rien, dit en substance Marchais. Si on le prend à la lettre, c’est le parti socialiste qui a gagné : le secrétaire général n’ose plus dire qu’il s’agissait du « bon accord », mais seulement d’un accord « appréciable », sans plus de précision.
III – Unité, combat, front unique
Si l’unité des travailleurs constitue une aspiration profonde et une nécessité dans leur lutte contre les exploiteurs, la conception de cette unité est l’enjeu d’une bataille déjà historique dans le mouvement ouvrier. Unité avec qui, contre qui, comment, et pour quoi faire ?
En ébauchant les grandes lignes d’une politique de Front unique ouvrier, les IIIe et IVe congrès de l’Internationale communiste (1921-1922), ont apporté une première réponse :
– Unité de la classe en lutte autour des revendications capables d’unifier les différentes catégories de travailleurs.
– Unité des organisations ouvrières, partis et syndicats : pour la fusion syndicale et une centrale unique des travailleurs dans le respect de la démocratie syndicale, mise en place dans la lutte d’organes susceptibles de rassembler dans le respect de la démocratie ouvrière les travailleurs organisés et ceux qui ne le sont pas encore : assemblées générales souveraines, élections de délégués responsables et révocables pour former des comités d’action ou de grèves unitaires et démocratiques.
– Unité à la base et au sommet. La seule unité au sommet laisse le champ libre aux manœuvres d’appareils en perpétuant la passivité des masses. La résolution du VIP congrès de l’Internationale communiste sur le rapport Dimitrov se prononçait en faveur de l’élection de comités d’action pour un soutien de masse au Front populaire. C’était peut-être là la seule idée progressiste de toute la résolution. Et c’est précisément pourquoi les staliniens n’ont jamais rien fait pour la mettre en pratique : ils ne voulaient rien entreprendre qui puisse compromettre leur collaboration avec la bourgeoisie. Après l’échec du Front populaire, Maurice Thorez a bien essayé de se couvrir sur sa gauche en expliquant aux travailleurs qu’une des raisons en était l’absence de ces comités d’action.
« De 1972 à 1977, souligne Althusser, rien n’avait été fait pour susciter ou développer les initiatives de base et les formes d’unité des travailleurs manuels et intellectuels. Mieux : toute suggestion en faveur des comités populaires avait été repoussée au nom des risques de manipulation. Et voilà qu’après en avoir pendant des années brisé l’initiative, on en appelait finalement aux masses. Pour ne pas se faire manipuler, on finissait tout simplement par manipuler les masses… » (Le Monde, 28 avril 1978).
Enfin, de même que l’Union de la gauche ne représente qu’une forme, dévoyée et détournée vers l’union nationale, de l’unité à laquelle aspirent les travailleurs, le programme commun ne constitue qu’une version gouvernementale et collaborationniste du programme de lutte qui serait nécessaire pour cimenter l’unité de la classe en lutte. Dans leur livre, Molina et Vargas rappellent opportunément que le PCF se battait initialement pour un « programme commun de lutte et de gouvernement ». La notion de lutte a disparu en chemin. C’est qu’on ne marie pas facilement l’eau et le feu.
Nous ne céderons pas un pouce à l’idée selon laquelle l’unité à tout prix permettrait une victoire électorale. Les élections peuvent être un maillon de la lutte de classe, non en tout cas sa, boussole.
Qu’il suffise de rappeler la mode et la logique infernale du chiffrage, présenté comme un gage de sérieux gestionnaire.
Autre chose serait un programme de lutte discuté et vérifié à l’épreuve de la pratique, dans les combats de chaque jour et dans les congrès syndicaux. Un tel programme déboucherait inévitablement sur la confrontation de classe dont le pouvoir politique est l’enjeu ; il conduirait les masses à la lutte pour un gouvernement ouvrier au lieu de partir des impératifs de gestion gouvernementale.
Rappelant, dans son rapport au comité central du 27 avril, l’origine du programme commun, Georges Marchais remonte à 1968 : « Nous avions estimé que l’une des raisons pour lesquelles le mouvement de mai-juin n’avait pu conduire à des résultats substantiels était l’absence de débouché politique. » Il y a là un grain de vérité : les limites de la grève générale, la disproportion frappante entre ce mouvement le plus massif de l’histoire des luttes ouvrières et ses résultats dérisoires de Grenelle, tiennent à l’absence de débouché politique. Mais ce n’est qu’une partie de la vérité. L’autre partie c’est que le PCF n’a pas voulu envisager à l’époque ce débouché autrement que sous la forme d’une combinaison strictement parlementaire.
Georges Marchais, surtout, oublie la réciproque de son argument. Admettons que l’absence de débouché politique ait été la faiblesse de la grève générale. Il fallait mener bataille pour l’unité dans l’action des organisations ouvrières, posant leur candidature au pouvoir, incarnant une alternative ouvrière face à la crise. L’aboutissement de la politique de programme commun en mars 1978 apporte la preuve par neuf de ses fondements et de sa fonction. Elle n’est jamais sortie de son lit électoraliste. Elle a seulement remplacé au dernier moment, dit Althusser, « l’électoralisme unitaire par un électoralisme sectaire qui prétendait faire passer la domination d’un parti sur un autre pour une hégémonie réelle, une influence dirigeante de la classe ouvrière dans le mouvement populaire. »
Ce que Vargas et Molina ont défini comme une perpétuelle oscillation entre « l’union sans combat » et le « combat sans union » ne fait que prolonger le vieux balancement des zigzags bureaucratiques du Komintern stalinisé entre la ligne « classe contre classe » de la troisième période, et la collaboration sans rivage des fronts populaires. À peine esquissée, la politique de front unique qui allie unité et indépendance de classe, combat et union, fut enterrée dès le Ve congrès de l’Internationale communiste après l’échec de la révolution allemande. Conçue pour une bataille unitaire entre des partis sociaux-démocrates réformistes et d’authentiques partis communistes révolutionnaires, elle ne pouvait qu’être défigurée dès lors que ces partis devenaient eux-mêmes des forces de conservation sociale soumis aux impératifs d’État soviétique et à la diplomatie stalinienne.
En avançant son concept de « révolution passive » et de « guerre de position », Gramsci a bien entrevu la fécondité potentielle de la politique de Front unique. Malheureusement cette politique est totalement étrangère à la tradition du PCF, l’un des partis communistes les plus profondément et durablement stalinisés. Cette absence de repères stratégiques pèse lourd dans la difficulté qu’éprouvent aujourd’hui ses militants à se situer dans le débat et à formuler des désaccords encore balbutiants.
IV – L’unification de la classe passe avant les alliances
Derrière la question du Front unique s’en profile une autre, que la direction du PCF a coutume d’utiliser comme suprême alibi de sa politique : celle des alliances. Elle est si sensible que les intellectuels critiques, d’Althusser à Elleinstein cette fois réunis, ne manquent pas de répéter la vieille mise en garde de Marx contre les dangers d’un « solo funèbre du prolétariat ». Derrière ces préoccupations légitimes s’engouffre un torrent de confusions.
Chez les théoriciens du PCF, le problème des alliances est délibérément grossi, au détriment de la question première de l’unification de la classe ouvrière elle-même ; au prix d’incessantes acrobaties visant à donner une définition restrictive du prolétariat.
C’était déjà le cas dans le célèbre manuel en deux tomes sur le capitalisme monopoliste d’État, dont les auteurs se contentaient de souligner dans un vocabulaire approximatif « l’importance des couches intermédiaires salariées » et de répartir la population active en quatre catégories : la classe ouvrière (44,5 %), les couches intermédiaires salariées (30,5 %), les couches intermédiaires non salariées (21,5 %) et les patrons (4 %). Il saute aux yeux que, la « classe ouvrière », mise à part, toutes les autres classes sociales disparaissent dans cette théorie au profit de catégories purement sociologiques. La bourgeoisie elle-même n’apparaît pas, mais seulement 4 % de patrons ! Dans les Cahiers du communisme d’octobre 1977, Guy Pelachaud et Michel Simon consacrent deux articles de la même veine au commentaire du recensement 1975 de l’Insee. Pris dans leur propre logique, ils aboutissent même à la conclusion que la place de « la classe ouvrière proprement dite » aurait reculé depuis le Manuel de 1971, pour se situer à présent aux alentours des 40 % de la population active.
Ce résultat exclut de toute évidence les employés de la classe ouvrière, au nom du seul argument lapidaire selon lequel « les employés ne participent pas à la création de plus-value ».
Cet unique critère de définition des classes sociales apparaît un peu court si on le compare à ceux plus complets et complexes avancés par Lénine : « On appelle classes de vastes groupes d’hommes qui se distinguent par la place qu’ils occupent dans un système historiquement défini de production sociale, par leur rapport (la plupart du temps fixé par des lois) vis-à-vis des moyens de production, par leur rôle dans l’organisation sociale du travail, donc par les modes d’obtention et l’importance de la part sociale des richesses dont ils disposent » (tome XXIX, p. 425.) Lénine recourt donc à trois critères combinés : la place vis-à-vis des moyens de production, la place dans la division du travail, la nature et le montant du revenu. Les employés du commerce, des banques, de la santé, des postes, etc., ne sont pas propriétaires des moyens de production et ils sont obligés de vendre leur force de travail. Leur revenu est de type salarial et il est pour l’énorme majorité d’entre eux (elles) égal ou même inférieur (vendeuses, employé-e-s de la Sécurité sociale) à celui d’un ouvrier qualifié. Enfin, dans la division du travail leur place se situe de moins en moins du côté du travail intellectuel face au travail manuel.
Comme l’écrit Ernest Mandel : « Toute la tentative des théoriciens apologistes de l’eurocommunisme de réduire le poids du prolétariat occidental à celui d’une force minoritaire au sein de la société est fondée sur une révision grossière de la définition du prolétariat en tant que classe du travail salarié, telle qu’elle a été donnée par Marx lui-même et par tous les classiques du marxisme. Si l’on s’en tient à cette définition, le prolétariat apparaît comme tous ceux qui sont contraints de vendre leur force de travail de manière continue, parce qu’ils n’ont ni accès aux moyens de production ni accès aux moyens de subsistance (ce qui implique : et ne disposent pas non plus de suffisamment de réserves d’argent pour avoir accès aux moyens de subsistance sans vendre leur force de travail). Il ne se réduit donc ni aux seuls « travailleurs productifs » ni aux seuls travailleurs manuels, et encore moins aux seuls ouvriers de la grande industrie. Comme l’a admirablement formulé Lénine, les ouvriers industriels sont l’avant-garde du prolétariat mais nullement l’ensemble de ses forces. »
Pour apaiser leur conscience troublée, les compères Pelachaud et Simon invoquent à la rescousse M. Thorez (illustre économiste de la paupérisation absolue…), qui « notait déjà » en 1963 : « Il est impossible aujourd’hui de parler des luttes de la classe ouvrière sans y faire rentrer la lutte des employés. » Forts de cette caution et de cette largeur de vue, les deux auteurs concluent que le PCF parle, à propos des ouvriers et des employés, non d’alliance, mais de « solidarité de fait » fondée sur des « relations de capillarité réciproque ». Il faut bien qu’il y ait une, ou plutôt deux solides raisons, à ces convulsions conceptuelles :
1. Il s’agit d’abord, par une définition limitative de la classe ouvrière, de mieux confirmer l’autoproclamation du PCF comme seul parti (ou parti unique) de la classe ouvrière, en vertu d’une vieille sociologie mécaniste qui fait de chaque formation politique l’expression d’une classe différente : le PS sera donc l’incarnation des catégories intermédiaires salariées, et l’extrême gauche qui sait de quoi, au gré des besoins de l’heure…
2. La définition limitative de la classe ouvrière permet en outre au PCF de masquer le rapport de force social entre les classes fondamentales (bourgeoisie et prolétariat), pour mieux justifier au nom des alliances nécessaires les compromissions avec les gaullistes et autres radicaux de gauche, et la multiplication des étapes préalables à la lutte pour le socialisme : démocratie avancée, démocratie rénovée, union de la gauche, union du peuple de France…
Il ressort au contraire du recensement de 1975 de l’Insee, une fois critiquées les catégories sociologiques utilisées, que la bourgeoisie représente environ 5 % de la population active (industriels et gros commerçants, une fraction des exploitants agricoles, une partie des professions libérales, de la hiérarchie cléricale et militaire, et surtout la grosse part des cadres administratifs supérieurs). La petite bourgeoisie traditionnelle (exploitants agricoles, artisans et commerçants, une partie des professions libérales et artistes) constituerait au total 15 %. La nouvelle petite bourgeoisie (si l’on entend par-là les enseignants, professions libérales salariées, une partie des cadres administratifs supérieurs et moyens, maîtrise…) atteindrait de 8 à 12 %, selon qu’on y inclut ou non les enseignants du primaire. Globalement, la petite bourgeoisie formerait donc 25 % de la population active très divisée et différenciée, alors que le prolétariat à lui seul en représenterait plus des deux tiers, de 65 à 70 % : ouvriers, employés, techniciens, personnels de service, salariés agricoles.
La question clef, bien avant celle des alliances, dans un pays où le prolétariat est la classe de loin majoritaire, reste donc celle de sa mobilisation et de son unification.
La façon dont les directions réformistes mettent au premier plan la question des alliances, loin de contribuer à l’unification du prolétariat lui-même, constitue au contraire un facteur de désorganisation et de division de ses rangs.
Il y a un lien évident entre l’analyse des classes sociales avancée par le PCF et la façon dont il a donné un tour ouvriériste à sa campagne sur la pauvreté, dès lors qu’il a voulu rehausser son image de classe. Sur ce point également, dans leurs articles du Monde, Elleinstein et Althusser font chorus. Le premier regrette que le mot d’ordre « faire payer les riches » ait été utilisé « souvent sans nuances ». Quant au second il demande : « La direction a-t-elle jamais prévenu la question : qu’est-ce qu’un riche ? à partir de quel revenu ou patrimoine est-on un riche ? Alors qu’antérieurement à part 600 000 individus (cf. XXIIe congrès), l’ensemble de la population française (riches ou pauvres) était déclarée victime des monopoles. Comment voulez-vous que les militants aient pu se retrouver dans cette improvisation qui mettait soudain au premier plan les pauvres sans définir la richesse. »
Il y a une différence importante entre ces deux positions, mais toutes deux engagent mal le débat. Avec sa campagne sur la misère et la pauvreté, après un an d’application du plan Barre, le PCF a fait vibrer une corde sensible chez les travailleurs. Il est pourtant vrai que les modalités de cette campagne de dernière heure ne pouvaient que semer une confusion supplémentaire :
– Il était juste de mener bataille pour le smic à 2 400 francs et le relèvement prioritaire des bas salaires. Mais alors il ne fallait pas laisser soudain dans l’oubli la revendication de l’échelle mobile des salaires sur la base d’un indice unique des organisations syndicales.
– Il n’est guère crédible de prétendre faire payer les riches en promettant en même temps d’indemniser (à part quelques cas individuels réservés) les actionnaires des monopoles nationalisables pour qu’ils puissent investir et exploiter ailleurs : il fallait avancer l’expropriation pure et simple des gros-porteurs, et l’indemnisation des petits porteurs et organismes mutualistes (au maximum un tiers des actionnaires) après étude de chaque cas, par des commissions mixtes composées de travailleurs délégués des entreprises concernées et d’employés délégués des banques correspondantes.
– Il était juste de mettre en cause l’éventail hiérarchique des salaires, à condition que cette offensive s’inscrive dans une bataille plus générale contre les profiteurs, car la question dite des « inégalités » ne se réduit pas, loin de là à celle des gros salaires.
– Comment enfin prétendre imposer la fortune et le capital (à un taux qui d’ailleurs garantit de longs beaux jours aux possédants) sans en appeler à la mobilisation des travailleurs qui est mieux placé qu’eux-mêmes pour connaître l’état des stocks, des machines, de la production, des investissements réels ?
On retrouve toujours la même idée : pour que la défense des plus exploités ne se transforme pas en facteur de désorientation et de division, elle doit s’inscrire dans la bataille pour l’unification de la classe ouvrière, par l’action collective et consciente, dont les pratiques de contrôle ouvrier forment le cœur.
L’unification de la classe passe par la définition de revendications qui rassemblent, par l’unité d’action syndicale dans la perspective de fusion syndicale, par l’unité sans exclusive de tous les partis ouvriers. C’est là que réside, du point de vue de la lutte de classe le premier « butoir » réel. C’est bien ce qu’entrevoit Althusser lorsqu’il constate : « Le butoir ne réside pas avant tout dans la petite bourgeoisie comme on aime à le croire, mais dans la classe ouvrière elle-même, ha classe ouvrière n’a voté qu’à 33 % pour le PCF, donnant 30 % de ses voix au PS, 20 % à la droite, le reste se réfugiant dans l’abstention… »
V – La nature du PS et le pluralisme au sein du mouvement ouvrier
Derrière la confusion du débat à propos du désistement, il y a aux yeux des militants du PCF, le poids de toute une tradition : depuis des années et des années, ce parti n’a jamais admis le pluralisme dans la représentation politique de la classe ouvrière.
« Tout tourne autour de ce qu’on appelle la nature du PS », reconnaissait en pleine campagne Georges Labica dans une interview à Politique Hebdo. Même son de cloche dans le livre de Vargas et Molina : « Cette question (de la nature du PS) est aujourd’hui au centre de l’analyse de notre parti. » Dans sa série d’articles publiés par Le Monde, Althusser cite parmi les tâches urgentes la nécessité de « connaître au sens fort la nature et la place des partis dans ces rapports de classe, en particulier du PC et du PS ».
Le PCF se définit en effet comme le seul parti des travailleurs et il tient à le rester, au prix des pires incohérences théoriques. Lorsqu’il s’agit de caractériser le parti socialiste, les dirigeants font le va-et-vient, au gré des circonstances, entre sa politique et sa base sociale. En pleine euphorie unitaire, au lendemain des présidentielles de 1974, Paul Laurent écrivait dans France Nouvelle ces lignes rétrospectivement savoureuses : « On peut parler de l’unité de la classe ouvrière non plus comme d’un but à atteindre, mais d’un objectif réalisé pour l’essentiel. C’est seulement maintenant, l’unité des formations politiques qui traduisent les grands courants de pensée de la classe ouvrière étant réalisée, que l’on peut envisager sérieusement, comme un objectif immédiat, la réalisation de l’union du peuple français. » Et ce parce que le PS « a rompu dans sa pratique politique avec la politique de collaboration de classe » (6 septembre 1974). Le PS était donc considéré par Paul Laurent comme l’un des « grands courants de pensée de la classe ouvrière ». Mais il suffit que le PS rechute, qu’il fasse, comme le dit Marchais dans son rapport au dernier comité central « un retour à la social-démocratie », pour que la capitulation politique provoque une métamorphose sociale : la « nature profonde » refait alors surface, et le PS redevient banalement un parti bourgeois.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette métaphysique des apparences et des essences. Qu’il suffise ici de constater qu’elle conduit à une impasse stratégique. Si le PS est un parti bourgeois, il faut soit renoncer à l’unité, soit accepter l’unité avec un parti bourgeois électoralement supérieur en force. Si le PS devient un parti ouvrier, l’unité est réalisée sans combat, puisque la logique du PCF exclut qu’il puisse exister un parti ouvrier non « révolutionnaire ». Cette manie de classification non dialectique est absurde : suffit-il du vote des crédits de guerre le 4 août 1914 pour que la grande social-démocratie allemande change en une nuit de nature, devienne un simple parti bourgeois, et laisse (au moins jusqu’à la scission des socialistes indépendants) la classe ouvrière sans expression politique ?
Nous avons déjà vu comment la théorie se pliait, pour le PCF, au secours des manœuvres tactiques. Dès la rupture des négociations sur le programme commun, en septembre 1977, on a vu réapparaître dans les colonnes de L’Humanité, le thème d’un parti socialiste représentant les classes moyennes.
La force et l’habileté de Mitterrand au lendemain de 1968 furent au contraire de bien comprendre que la construction d’un parti réformiste crédible passait d’abord par sa réinsertion dans la classe ouvrière. Quelles qu’en soient les arrière-pensées, tel était le fondement réel du choix qui l’a opposé aux opérations de troisième force concoctées par Defferre. « Le Parti communiste et le Parti socialiste plongent leurs racines dans la classe ouvrière… Reconstruire un grand parti socialiste exige que plusieurs conditions soient remplies, et d’abord qu’il récupère la confiance de ceux qu’il a pour mission de défendre en les rejoignant sur le terrain des luttes. »
En effet, discréditée par son rôle dans l’avènement de De Gaulle, et expulsée depuis vingt ans de ses principales positions dans l’appareil d’État, la vieille SFIO s’est trouvée au milieu des années soixante à la croisée des chemins. Ses bases traditionnelles dans le prolétariat allaient se rétrécissant. Ses notables et ses élus voyaient leurs prérogatives clientélaires rognées et laminées par la toute puissance de l’État fort UDR. Elle était conduite soit à rompre ses derniers liens avec la classe ouvrière, au risque de devenir un simple groupuscule électoral bourgeois (comme l’a bien illustré le sort du parti socialiste italien de Saragat, et comme l’a laissé entrevoir la banqueroute électorale de Defferre-Mendès aux présidentielles de 1969), soit à renouer et renforcer ses liens avec la classe ouvrière en tournant provisoirement le dos aux projets de troisième force.
C’est ce choix qu’a su incarner Mitterrand au moment du congrès d’Épinay, en comprenant la nécessité d’ancrer le parti dans une classe ouvrière profondément transformée. C’est aussi de cette démarche que procédait l’ouverture vers la CFDT et la relativisation des liens traditionnels avec la bureaucratie de Force ouvrière.
En poursuivant le raisonnement du PCF, qui fait de chaque parti l’expression politique d’une classe distincte, on en viendrait logiquement à limiter la reconnaissance du pluralisme au terrain de la démocratie bourgeoise, en le niant au sein même du mouvement ouvrier. En poussant plus loin on arriverait à une distinction de nature absurde entre la CGT comme authentique centrale ouvrière et la CFDT comme syndicat des « couches intermédiaires salariées ».
Nous tenons au contraire que, par-delà les différences très importantes de leur histoire, de leurs liens respectifs avec la classe ouvrière et l’appareil d’État bourgeois, le PC comme le PS, par leur implantation, par leur influence électorale, par leur lien organique avec le mouvement syndical, sont deux partis ouvriers réformistes.
Dire que ce sont des « partis ouvriers » n’implique aucune valorisation morale ou politique. Un parti ouvrier peut très bien avoir une politique réformiste ou contre-révolutionnaire ouverte. Ce fut le cas flagrant de la social-démocratie allemande en 1919 ou du parti communiste espagnol en 1937. En revanche, caractériser ainsi ces partis appelle d’évidentes conséquences stratégiques et tactiques. Ces partis peuvent participer à un gouvernement pour y mener la politique de la bourgeoisie. C’est ce que fait depuis un demi-siècle assidûment la social-démocratie en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Suède, en Italie, en France ou au Portugal. C’est ce que firent les partis communistes italiens et français en 1945-1947 ou le PC portugais en 1974-1975.
Sentant qu’ils s’embarquent sur un bien mauvais terrain, certains idéologues du PCF préfèrent ménager la chèvre et le chou en parlant de la nature contradictoire du PS. Admettant tacitement la représentativité du PS dans la classe ouvrière, ils déplacent la question sur son orientation qui serait le signe de sa nature profonde : un parti de collaboration de classe.
Une fois posée la nature « contradictoire » du PS, cette démarche revient à démembrer les termes de la contradiction : ouvrier en apparence et bourgeois par essence. On s’étonne de voir le raisonnement tourner court et les théoriciens du PCF répugner obstinément à puiser dans les classiques.
Car ce problème n’est pas nouveau. Pourquoi ne pas recourir à la vieille notion, largement utilisée par Lénine, de partis « ouvriers bourgeois », c’est-à-dire de partis qui ont une base ouvrière et mènent une politique bourgeoise. Il s’agit d’une notion historique et polémique, qui a le mérite d’avoir fondé une démarche, celle du front unique ouvrier.
Si la notion ne convient plus, il faut la critiquer frontalement, marquer les différences. Notons à ce sujet que le dirigeant yougoslave E. Kardelj reste plus proche de la tradition marxiste, même s’il s’agit d’en donner une interprétation foncièrement droitière, lorsqu’il écrit : « Nous, communistes, pouvons donc être d’accord sur certains points avec la social-démocratie, sur d’autres non ; on ne peut cependant nier que même la social-démocratie fait partie du mouvement ouvrier, même si dans ces partis il peut se trouver des groupes qui ont peu de choses en commun avec le marxisme et la tradition révolutionnaire du mouvement ouvrier1. »
Si les idéologues « eurocommunistes » du PCF tournent à ce point autour du pot, c’est qu’ils redoutent que la caractérisation de « parti ouvrier-bourgeois » puisse se retourner contre le PCF lui-même. Aussi préfèrent-ils s’en tenir à une bonne simplification mécanique : un parti qui a une politique bourgeoise ne saurait être un parti ouvrier et un parti ouvrier ne saurait avoir une politique bourgeoise. La bonne conscience du parti est sauve, pas la théorie, ni la politique.
Pas la théorie : cette méthode prépare d’autres impasses, autrement lourdes de conséquences lorsqu’il s’agira enfin de traiter sur le fond la caractérisation de l’URSS et des pays de l’Est.
Désarmés idéologiquement, nombre de militants ne manqueront pas de passer directement de la défense apologétique de la « patrie du socialisme » à l’amalgame entre les « superpuissances », sans être capables de faire l’analyse historique concrète de la formation sociale soviétique
(cf. Mandel). Certains développements de Bettelheim ou Claudin vont déjà dans ce sens. Elleinstein ou d’autres ne manqueront pas de suivre un jour ou l’autre.
Ni la politique. Cet imbroglio théorique débouche inévitablement sur une impasse politique que commencent à percevoir certains militants : sur le balancement entre le « combat sans union » et l’« union sans combat ».
VI – De la démocratie
Dans son livre conférence sur le XXIIe congrès, Althusser se félicitait du fait que la résolution identifie pour la première fois socialisme et liberté, à une réserve près : le problème « des libertés des communistes dans leur propre parti » jetterait le doute sur la sincérité d’une telle profession de foi. Après six mois de campagne et de manœuvre, les interrogations à ce sujet redoublent.
L’attitude du Parti communiste, malgré sa prétention à devenir une maison de verre, pose en effet nombre de questions :
1. Sa direction et ses documents multiplient les engagements pluripartistes. Mais comment prendre au sérieux ce pluralisme, lorsqu’il s’applique à la vie parlementaire bourgeoise, mais non au sein même du mouvement ouvrier : surtout après le comité central d’octobre 1977 qui a relancé la polémique contre le PS en termes de nature de classe, et après le maintien des exclusives contre les organisations d’extrême gauche.
2. Le vote unanime, an comité central sur le rapport de bilan du 28 avril, à la manière des élections à 99 % dans les pays de l’Est, prouve le contraire de ce qu’il prétend montrer : non l’unité réelle à travers le débat démocratique, mais l’unité formelle d’un appareil bureaucratique.
3. La publication autojustificative avec trois ans de retard, du rapport « secret » de Marchais au comité central de juin 1972 sur les conséquences de la signature du programme laisse ouverte l’hypothèse de nouveaux rapports secrets : est-ce la façon de traiter en adultes les dizaines de milliers de militants communistes ? Il faut dire que le PCF a une longue tradition en matière de rapports secrets, puisque Thorez s’est obstiné des mois durant à nier l’authenticité du rapport Khrouchtchev en 1956.
En somme, la pratique du PCF au cours de cette campagne aura réussi à annuler des mois d’efforts pour un ravalement démocratique de façade, à ranimer le spectre du parti unique, et, par une grossière utilisation de la CGT, celui de la « courroie de transmission » syndicale. Dans son recrutement comme dans ses résultats aux élections professionnelles, la CGT ne manquera pas d’en payer le prix fort…
Le problème posé est bien celui de la vie démocratique dans un parti ouvrier. Nous ne prétendrons pas qu’il est facile à résoudre. Il s’agit de faire face à une véritable contradiction. Car, pas plus que d’îlot socialiste ou autogestionnaire en société capitaliste, il ne saurait exister d’îlot de démocratie ouvrière dans une société profondément inégalitaire et antidémocratique.
Posant dans son rapport devant le comité central le problème de la discussion publique et de la discussion dans le parti, Georges Marchais commence par faire appel au vieux réflexe de patriotisme de parti : « N’est-ce pas d’abord les membres du parti eux-mêmes qui doivent, dans leurs organisations, confronter leurs points de vue et leurs expériences pour tirer les leçons de la grande bataille que nous venons de vivre. » Il ajoute un appel à l’ouvriérisme en dénonçant le « mépris hautain à l’égard des 630 000 membres du parti », que représenterait l’expression publique de divergences de la part de certains intellectuels.
L’argument ne manque pas de sel. Mais il ne suffit pas de dire : discutons d’abord entre nous. Un parti ouvrier doit être un parti de combat. Il a besoin de se délimiter. La sélection des militants, leur formation, leur libre discussion à l’épreuve de la pratique ne sont pas le fait d’un élitisme tatillon, mais la condition pour combattre le suivisme, corriger les inégalités culturelles, assurer une démocratie supérieure à celle de la société. Mais quels sont les moyens et les garanties de ce débat démocratique interne ? La publication dans L’Humanité du rapport de Fiterman, puis du rapport de Marchais, sans publication du débat au sein du comité central, sans une voix dissonante ? Les militants en sont-ils réduits à l’exégèse et au commentaire des textes de la direction ? L’invitation de Marchais à discuter d’abord au sein du parti se transforme en appel à laisser discuter le comité central. Dans ces conditions le recours aux tribunes publiques de journaux, bourgeois ou non, devient inévitable.
Il y a une autre vieille idée dans la réponse de Georges Marchais aux militants critiques : « S’agit-il de renoncer à l’idée qu’il puisse y avoir une distinction entre débat interne au parti et débat public ? À cette question nous avons une réponse qui est irréversible : c’est que le parti communiste et la société sont deux choses que nous n’entendons absolument pas identifier. Le Parti communiste ne cherche pas à reproduire en son sein la société existante et son fonctionnement. » Ce rappel comporte une première contradiction, car il reprend vaguement la définition du parti d’avant-garde aux premières années de l’Internationale communiste : un parti qui se délimite, car s’il veut un régime interne différent de la société environnante, il doit assurer une relative égalité entre ses membres et un parti de masse dans lequel les membres sont quatre fois plus nombreux que les militants réels (ceux qui mettent réellement la ligne à l’épreuve d’une pratique) ne peut que reproduire en son sein les mécanismes parlementaires et plébiscitaires de la démocratie bourgeoise.
Mais surtout il ne suffit pas de dire que la démocratie du parti et celle de la société bourgeoise sont de nature différente. Il faut ajouter que, pour ses membres, la démocratie du parti doit être supérieure à la démocratie formelle de la société bourgeoise, et non moindre. Il ne suffit pas d’appeler les militants à faire « marcher leur tête » et de proclamer qu’il n’y a plus de « sujet tabou », comme le fait Marchais. Il y a près d’un demi-siècle déjà, Thorez appelait les bouches à s’ouvrir et dénonçait les « mannequins » dans le parti : cette libéralisation fut le prélude à l’apogée du stalinisme. Aujourd’hui, dans le parti, on discute, on n’a jamais tant discuté : les militants le disent et s’en réjouissent. C’est légitime.
Mais quelle est la signification de cette discussion sans sanction : que le parti s’est mis à l’heure de la démocratie bourgeoise.
Mais quels moyens ont les militants de faire changer les choses, jusques et y compris la ligne et les directions ? Il y a belle lurette que la bourgeoisie a compris les vertus cathartiques de la libre parole : on croule sous les tribunes libres, les émissions avec interventions téléphoniques en direct, et les tables rondes.
Sur ce point crucial, les intellectuels qui ont émis des divergences publiques, d’Elleinstein à Althusser en passant par Vargas et Molina, restent d’accord avec la direction. Dans son commentaire du XXIIe congrès, Althusser adoptait déjà une position catégorique à ce sujet : « La reconnaissance de tendances organisées me semble hors de question dans le parti français. Je ne tiens pas ici le langage de l’opportunité. Je crois que le parti attend autre chose, et qu’il a raison. » Les tendances constituent à ses yeux « une menace pour l’unité ». Conclusion : « Pas de tendances organisées mais de vraies discussions. » Curieuse logique qui oppose tendances organisées et discussion. Imaginons une société qui dirait « pas de partis, mais une vraie discussion ». Bien sûr, Marchais vient de le répéter : le parti n’est pas la société. Mais en vertu de quoi la démocratie supposerait des formes d’expression organisée dans la société et non dans le parti ? À moins que l’on considère le parti comme révolutionnaire par nature et essence, vacciné une fois pour toutes contre le réformisme, et non lui-même le champ de contradictions politiques et sociales, ce que toute l’histoire du mouvement ouvrier, avant 1914 et sous le stalinisme, a pourtant démontré !
Quant à Molina et Vargas, tout en constatant qu’on « n’a jamais tant parlé de tendances que depuis le XXIIe congrès unanime », ils en récusent aussi le principe, opposant aux tendances qui divisent l’unité contradictoire des courants. Ce, au nom d’une ambivalence généralisée des courants et individus : dans le processus de déstabilisation, les uns et les autres seraient habités d’une double pulsion, libérale bourgeoise, d’un côté, révolutionnaire, de l’autre, à l’image de ce congrès de l’ambiguïté que fut le XXIIe, véritable auberge espagnole où chacun trouve ce qu’il veut bien apporter.
Vargas et Molina peuvent exprimer une certaine réalité momentanée, celle de l’immaturité du débat au sein même du PCF. Les interrogations et les critiques n’y ont pas encore pris la forme d’oppositions stratégiques. D’où le chassé-croisé de positions dont se nourrit leur vision de courants informels unissant les contraires. Mais que les divergences se précisent, que le débat s’étende à la pratique concrète dans les luttes et la vie syndicale, et alors la synthèse douce des courants ou sensibilités dévoilera son revers : celui des purges bureaucratiques. Toute l’histoire du Parti communiste chinois est bâtie sur ce modèle de dénégation des tendances organisées (au nom de formules creuses du type « unité-lutte-unité ») et de grandes batailles où l’on se dispute le drapeau rouge sans connaître les positions réelles de tel ou tel courant : cela finit non par des tendances, mais par l’extermination des « bandes » et des « cliques »…
Par-delà les mauvais prétextes, l’organisation de la vie démocratique dans un parti ouvrier de plusieurs dizaines de milliers de membres pose de réels problèmes, qu’il est possible de débattre à la lumière de l’expérience. À condition toutefois de commencer par ne pas falsifier cette expérience en présentant les mesures de guerre civile du Xe congrès bolchevique (1921) contre les tendances et fractions, comme une prise de position de principe. Et à condition d’accepter la discussion au lieu de l’évacuer a priori.
L’affaire est d’autant plus importante qu’un parti ouvrier révolutionnaire se distingue et se délimite de la société bourgeoise, mais qu’il vit en relation dialectique avec le mouvement ouvrier dans son ensemble, avec ses luttes, ses organisations de masse. La conception de la démocratie dans le parti est donc indissociable de la conception de la démocratie syndicale et ouvrière.
C’est pourtant un aspect des choses que les intellectuels qui critiquent le régime intérieur du PCF n’abordent guère :
1. Leur parti est-il oui ou non partisan de promouvoir les formes les plus larges de démocratie de masse dans la lutte : assemblées générales souveraines, comités de lutte ou de grève élus et révocables en assemblée ? Sinon, les professions de foi démocratiques de la direction et des congrès ne concernent-elles que les libertés démocratiques bourgeoises et non les formes de démocratie directe du mouvement ouvrier, dans la tradition des soviets et des conseils d’usine ?
2. Leur parti est-il pour l’unité sans exclusive et la libre confrontation entre tous les partis se réclamant de la classe ouvrière, y compris les organisations d’extrême gauche ? Sinon à quoi rime son engagement pluripartiste, appliqué aux seules formations bourgeoises ?
3. Leur parti est-il, oui ou non, favorable à une vie démocratique et fédérative dans les syndicats, permettant aux instances de base de s’exprimer dans la presse syndicale et de se grouper autour de motions alternatives pour la préparation des congrès locaux, fédéraux et confédéraux ? Sinon, comment prétendre faire du syndicat une organisation de masse réellement unitaire et démocratique ? Si oui, pourquoi ne pas se battre immédiatement pour la réunification syndicale et une centrale unique des travailleurs qui offrirait ces garanties démocratiques ?
Le 6 mai 1978.
Dialectique n° 23, printemps 1978