Karl Marx, la Commune et le Nouveau parti anticapitaliste

Partager cet article

Daniel Bensaïd ne compte plus le nombre de ses écrits. Intarissable spécialiste de Karl Marx et Walter Benjamin, ce philosophe, ancien comparse trotskiste d’Alain Krivine en Mai 68 et aujourd’hui professeur à l’université Paris-VIII, est une nouvelle fois au cœur de l’actualité littéraire, poursuivant son œuvre théorique autour de la question du pouvoir et de l’extrême gauche.

Alors que la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) connaît ses dernières heures avant de se transformer en Nouveau parti anticapitaliste (NPA), Bensaïd publie une préface aux correspondances de Karl Marx et Friedrich Engels autour de la Commune de Paris (Inventer l’inconnu, éditions La Fabrique). Dans son texte d’introduction, il cherche à réhabiliter la pensée politique de Marx, trop vite oubliée selon lui.

Dans un autre ouvrage, Penser agir (éditions Lignes), il compile une quinzaine d’années de discours, interventions universitaires et articles de presse, revenant sur la progressive métamorphose de la LCR vers la dynamique du NPA, depuis la chute du mur de Berlin à nos jours.

Enfin, il publie avec Olivier Besancenot Le Socialisme du XXIe siècle (éditions Mille et une nuits, sortie prévue le 16 janvier), « contribution théorique » accompagnant le congrès fondateur du NPA (le 6 février). Entretien vidéo et résumé écrit des réponses du philosophe engagé.

Stéphane Alliès : Au moment où se crée le NPA, quel sens donner à votre promotion de la pensée politique de Karl Marx ?

Daniel Bensaïd : Je ne crois pas à la table rase, en matière théorique moins qu’en toute autre. Il y a des formes d’accès au mouvement politique qui ont changé. Aujourd’hui nous sommes dans une nouvelle séquence politique, avec des militants qui s’engagent davantage en fonction de l’actualité. Les références d’Olivier Besancenot sont d’ailleurs plus à chercher du côté de Malcom X ou du sous-commandant Marcos. Le problème n’est pas de faire un strip-tease théorique. Pour consolider cette révolte de l’engagement, il faut transmettre un héritage. Si on veut que le NPA soit un levier efficace de la contestation sociale, il lui faut de solides fondements théoriques.

Stéphane Alliès : Dans votre préface aux correspondances de Marx et Engels autour de la Commune, vous relevez la vision d’une nécessité de « l’événement de banquet » pour déclencher une révolution selon Marx, faisant référence à la naissance de la IIe République. Quels peuvent être les « événements de banquet » du XXIe siècle ?

Daniel Bensaïd : Marx est en passe de devenir l’homme de l’année. Mais bien des choses ont changé depuis, notamment dans l’organisation du travail. Ma préface est l’occasion de combattre l’idée que Marx ne serait intéressant qu’en économie ou en philosophie. Sa pensée politique ne peut être au XIXe siècle une pensée de l’institution. Marx pense la politique sous l’angle de l’événement comme élément déclencheur. Mais cet événement n’est pas le reflet de contradictions sociales et peut éclater là où on ne l’attend pas. Aujourd’hui, il y a un matériau explosif avec la crise sociale. Pour qu’elle se noue en crise politique, il faut quelque chose de plus : un scandale démocratique comme une bavure policière ?

Stéphane Alliès : Vous rappelez également que selon Marx « la dictature du prolétariat, c’est le suffrage universel ». Cette notion peut-elle encore avoir un sens aujourd’hui ?

Daniel Bensaïd : Ce terme renvoie au vocabulaire du XIXe siècle. Depuis les Romains, la dictature est une forme contrôlée du pouvoir d’exception. Cela n’avait rien à voir avec la tyrannie, qui était le terme péjoratif pour désigner un arbitraire autoritaire. La question qui se posait alors était celle de la nature du pouvoir transitoire, de la révolution à la démocratie populaire. Paradoxalement, on s’entend alors sur la dictature démocratique de la majorité. Quand Marx parle de « dictature du prolétariat », c’est la majorité qui impose son pouvoir. Ensuite, vu ce qu’ont été les dictatures staliniennes et après Pinochet et Franco, l’usage du mot est devenu inutilisable. Ce n’est pas la peine de se taper la tête contre le mur, il suffit de trouver de nouvelles formes populaires pour le dire.

Stéphane Alliès : Lors des dernières universités d’été de la LCR/NPA, vous meniez un séminaire sur l’actualité de Marx, où vous expliquiez aux jeunes adhérents Le Capital comme un roman policier ?

Daniel Bensaïd : Il ne s’agit pas que d’une coquetterie pédagogique. Le Capital est le grand roman noir du capitalisme. Le livre I évoque le lieu du crime, dans les bas-fonds du marché. Le livre II est celui de la circulation du butin, où l’on perd sa trace comme celle du crime. Le livre III raconte le partage de la cagnotte. Mais la crise actuelle, si l’on regarde les subprimes, montre comment on peut mener l’enquête sur ce qui est, au propre comme au figuré, un véritable crime social.

Stéphane Alliès : Olivier Besancenot cite la Commune comme modèle institutionnel possible dans le futur programme du NPA. Êtes-vous d’accord avec lui ?

Daniel Bensaïd : Il faut garder le sens des proportions, car l’expérience de la Commune est restée limitée dans le temps et dans l’espace. On peut toutefois en retenir des leçons universelles, comme une certaine idée de la démocratie directe, le respect du suffrage universel, la révocabilité et le contrôle des élus. Par rapport aux caricatures bureaucratiques qu’on a connues, si la Commune n’est pas forcément le bon point d’arrivée de la réflexion institutionnelle, c’est certainement un bon point de départ.

Stéphane Alliès : Vous publiez un recueil de textes autour de l’évolution de la LCR vers le NPA lors de ces vingt dernières années. Est-ce pour convaincre qu’il s’agit d’une vieille obsession transformatrice ?

Daniel Bensaïd : L’idée est de montrer une continuité. Le premier texte de ce recueil date de 1991 et avait pour thème « Que sont devenus les rêves de gauche ? » après la chute du mur de Berlin. Il y est déjà pointé le diagnostic de la crise de la gauche sur la guerre ou la problématique européenne. Dans une organisation aussi petite que la LCR, on a toujours pensé que notre dépassement passerait par des ruptures à gauche, notamment au PCF Mais il a bien fallu déchanter. Depuis, les termes de la question de notre dépassement ont évolué. On a beaucoup tâtonné, par exemple avec des accords électoraux avec Lutte ouvrière (LO). Mais ce recueil de textes tend surtout à montrer que cette continuité n’est pas que tactique.

On ne peut pas dissocier la politique de l’histoire. Il s’agit donc de défendre une vision qui permet de fixer des objectifs théoriques, qui ne s’émiettent pas dans le coup par coup électoral. Dans le même temps, il s’agit aussi de matérialiser une mémoire collective. Cela me semblait utile, au moment de se dissoudre, de montrer cette trajectoire.

Stéphane Alliès : Cette volonté refondatrice ne s’explique-t-elle pas aussi par l’émergence d’un leader capable de réussir la métamorphose de la LCR. Avec Olivier Besancenot, le trotskisme ne joue-t-il pas le jeu de la présidentialisation du pouvoir ?

Daniel Bensaïd : L’émergence d’Olivier est la concrétisation d’un changement du contexte politique. De 1995 à 2005, la période s’est caractérisée par une opposition entre les bons mouvements sociaux et l’action politique forcément corruptrice.

Besancenot a été une bonne surprise pour nous en 2002, mais l’image de héros altermondialiste s’est consolidée depuis dans l’électorat populaire, notamment avec le non au référendum européen. Cela symbolise un goût retrouvé pour l’engagement politique, après une série de défaites dans les mouvements sociaux. L’investissement dans une figure politique s’impose pour briser le cercle vicieux de l’impuissance politique.

Olivier nous a aussi bousculés et fait sortir d’une impasse, en nous disant : « Ça ne marche pas par le haut, soyons nous aussi décomplexés. » Maintenant, le piège de la personnalisation existe. J’ai plutôt tendance à penser qu’on peut utiliser les médias, à condition de ne pas en être dépendants. Pour cela, il faut agir collectivement. Et Olivier a ce souci. Il sait qu’on n’est jamais intelligent tout seul, et toujours redevable de ses idées.

Stéphane Alliès : Si la LCR avait été allemande, aurait-elle participé à Die Linke (parti à gauche de la social-démocratie créé par l’ancien ministre de l’économie, Oskar Lafontaine, et l’ancien parti communiste est-allemand) ?

Daniel Bensaïd : Je ne sais pas ce qu’aurait fait la LCR en Allemagne. Pour connaître assez bien la complexité et la spécificité des contextes internationaux, je ne m’avancerai pas là-dessus. Personnellement, j’aurais probablement été dans Die Linke, par exemple pour combattre son orientation actuelle et sa participation à la gestion du Land de Berlin. Face à la crise de la social-démocratie, liée à son démantèlement de l’État-providence, et face à la disparition des partis communistes quasiment partout, il y a un espace à gauche. Dans un pays où la gauche est monopolisée par la social-démocratie, un appareil comme Die Linke est utile.

Mais en France, nous avons la chance d’avoir un centre de gravité différent à gauche. Nous ne sommes pas obligés de passer par une telle formule ambiguë, car nous pouvons créer d’emblée une configuration différente. Si le NPA n’existait pas aujourd’hui, on serait dans la refonte d’un « pôle gauche de la gauche plurielle » afin de créer un contrepoids à la tentation Bayrou du PS. Au lieu de ça, nous sommes là pour dire qu’un autre type de débat est possible.

Stéphane Alliès : La création du NPA comme un « parti de la colère » permet-elle de repolitiser à gauche l’électorat populaire du Front national ?

Daniel Bensaïd : Quiconque se dit de gauche devrait se réjouir, pour le présent et le futur, que sur le plan électoral et social, la gauche ait reconquis une bonne part du terrain en donnant une expression politique à la détresse. Face à la crise financière et sociale, Le Pen n’a rien à proposer.

Stéphane Alliès : Depuis la crise financière, le PS dit vouloir se « réancrer à gauche » et Gordon Brown revient en Angleterre sur les mesures de Tony Blair. Cela peut-il changer la nature des relations entre socialistes et anticapitalistes ?

Daniel Bensaïd : Il aurait été suicidaire pour la social-démocratie de ne pas céder à un gauchissement théorique, ne serait-ce que pour des raisons électorales. On ne peut que s’en réjouir. Encore faut-il reconnaître ce gauchissement. La déclaration de principes adoptée par le PS en juin ne me semble pas en être le meilleur exemple. Enfin, il faudrait que cette nouvelle orientation ne se traduise pas une sortie du « tout ou rien » avec nous. Nous sommes pour des actions communes avec le PS. Nous sommes disponibles, sinon demandeurs. Pour se mobiliser en faveur de la défense des hôpitaux publics, de l’audiovisuel public ou de La Poste. Mais pour l’instant, on n’a vu que le fiasco du comité de riposte.

Je ne pense pas que le NPA soit une machine à faire perdre la gauche. Tout le monde reconnaît que le report de notre électorat se fait très bien sur le PS, même si ce n’est pas de gaieté de cœur. Dans le rapport de force actuel, participer à un exécutif avec les socialistes revient à servir de caution. Mais cela ne veut pas dire que nous sommes pour la politique du pire. Dans les rares conseils régionaux où nous avons des élus, ou à la mairie de Clermont-Ferrand, on vote positivement au coup par coup.

Stéphane Alliès : Quel sens donner à votre livre coécrit avec Olivier Besancenot, qui doit sortir peu avant le congrès fondateur du NPA, début février ? Est-ce un manifeste ?

Daniel Bensaïd : C’est un peu un inventaire. Le ton et le style sont ceux d’Olivier. Disons que c’est la contribution de la Ligue, au moment de se dissoudre dans un processus tenant compte de la diversité et de la virginité militantes. Maintenant, il n’y a pas de raisons non plus de repartir de zéro, en ce qui nous concerne. Une contribution donc, sur les questions de travail, d’écologie, de services publics, de protection sociale, etc. On essaie de résumer cela en passant le relais, en versant notre écot au patrimoine commun du NPA. Comme une sorte de legs. Après, le NPA en fera ce qu’il voudra.

Médiapart, 20 décembre 2008
www.danielbensaid.org

Documents joints


Partager cet article