La mort de Daniel Bensaïd

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Il est toujours difficile d’apprendre la mort de quelqu’un dont on a été au fil de tant d’années, intellectuellement proche. A fortiori en cette période si particulière que nous connaissons aujourd’hui où tous les repères idéologiques semblent se déliter les uns après les autres.

C’était ce qu’il y avait de fascinant chez lui : cette capacité, loin du dogmatisme et de la langue de bois, de maintenir un discours critique, et surtout d’y parvenir en cherchant à combiner théorie rigoureuse et pratique politique concrète, fidélité à un marxisme ouvert et souci scrupuleux d’être à l’écoute de la réalité empirique. Manière de maintenir vivante et actuelle l’idée de révolution, en dépit de tous les désaveux de ce siècle ; comme une étincelle d’espérance ! C’est tout au moins ainsi que, de loin, je me suis nourri de ses livres et de ses articles.

Il se revendiquait du trotskisme et appartenait au courant de la IVe internationale dont il avait été pendant longtemps un dirigeant très actif. Il avait été aussi membre de la Ligue communiste française à la fondation de laquelle il avait participé en 1969, avant d’être plus récemment très impliqué dans la naissance du NPA. Mais ses engagements politiques partisans – auxquels il tenait d’ailleurs plus que tout – ne l’ont jamais empêché de rester ouvert et attentif au renouvellement des luttes sociales contemporaines, ni non plus de mener un travail théorique non négligeable sur l’actualité de l’œuvre de Marx. Philosophe, enseignant à l’université de Paris-VIII, il a ainsi participé à une relecture critique de Marx, permettant de faire apercevoir – contre toutes les orthodoxies en la matière – les tensions à l’œuvre dans son œuvre ainsi que les différentes conceptions de l’histoire qui s’y côtoyaient. De quoi nous aider à retrouver —sous les travestissements dogmatiques – l’indéniable fécondité théorique de l’auteur du Capital (la mise à jour si éclairante des différents temporalités et discordances économiques et politiques propres aux sociétés capitalistes). Et du même coup, mettre en perspective les œuvres récentes de certains théoriciens critiques d’aujourd’hui : Rancière, Négri, Badiou, Holloway, etc.

Plus que trotskiste – au sens strict du terme (il avait écrit récemment un petit livre sur les trotskismes) – il incarnait, à travers la trajectoire même de sa vie, la tradition de ce courant marxiste révolutionnaire, engagé dans le devenir de la réalité du monde. Comme si on ne pouvait pas être marxiste sans être en même temps militant actif et internationaliste impliqué directement dans le changements social et politique à l’échelle de la planète.

De lui, quelques images me restent encore à la mémoire. En 1973, au moment ou la Ligue communiste était interdite et ses dirigeants activement recherchés par la police du ministre de l’Intérieur d’alors : le repérer avec grande inquiétude dans un café parisien alors que j’étais en quête d’un contact clandestin égaré. Plus tard, au début des années 1990 : l’entendre à la Mutualité, au fil d’un de ces discours passionnés dont il avait le secret, nous rappeler que la chute du mur de Berlin n’était pas un événement anecdotique, qu’il allait tout changer pour la gauche et les révolutionnaires. Et puis en Amérique latine : suivre sa trace et ses efforts, quelques années plus tard, au Mexique, en Argentine au Brésil, au fil de la renaissance d’oppositions révolutionnaires au développement desquelles il avait activement participé, notamment au sein du Parti des travailleurs brésilien de Lula. Plus récemment, à Québec : l’écouter plus d’une heure durant à la brasserie « l’Agité » de Québec, lui qui était pourtant miné par la maladie, tenir devant une salle comble un discours d’une grande richesse sur les ravages humains opérés par le néolibéralisme contemporain.

Même de loin, à 100 lieux parfois des réalités théoriques ou politiques de la France, il est ainsi resté une référence, un point de repère pour tous ceux et celles qui aspiraient à un autre monde possible et voulaient se donner les moyens concrets de sa réalisation. Au Québec, en Amérique latine ! Non pas d’ailleurs sur le mode du disciple fidèle, mais plutôt comme une invitation à penser loin de toute tutelle, en tenant d’un même mouvement cette indispensable mémoire du passé et la nécessité de son actualisation, et surtout en préservant cette exigence de ne rien oublier des leçons qui dorment dans l’histoire et dont il reste à nous emparer, pour changer ici et maintenant le présent…

C’est en cela que pour moi, il restera vivant.

Pierre Mouterde, Québec, Presse-toi à gauche, le 12 janvier 2010


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