L’Europe corsetée
« Car entre 1920 et 1930, vous vous en souvenez peut-être, un certain nombre d’intellectuels s’étaient aussi proposé pour tâche de définir cet esprit [européen], mais, avant d’en avoir trouvé la définition, nous les vîmes se décerner généreusement à eux-mêmes, pour commencer, le titre alors envié d’Européens. Européen, on l’était à bon compte en ce temps-là. Il suffisait de se dire sincèrement détaché des préjugés nationaux. Hélas ! rien n’est plus dangereux qu’un homme esclave de ses préjugés nationaux, sinon l’homme qui se donne, grâce à une espèce de facile disponibilité, l’illusion d’en être réellement détaché. »
Georges Bernanos, la Liberté pour quoi faire ?
L’agenouillement d’Amsterdam
Il y eut deux sommets à Amsterdam, ce mois de juin 1997. Deux sommets d’inégale importance, d’inégale puissance, d’inégale solennité, certes. Mais deux sommets tout de même. Ou plutôt, un sommet d’en haut, celui des chefs d’État et de gouvernement, des argentiers et des aigrefins de l’Ecofin. Et un contre-sommet d’en bas, celui des réseaux associatifs, de l’euromarché des chômeurs, venant après l’eurogrève des Renault et l’euromanifestation de Bruxelles.
Un contre-sommet ? Le contraire d’un sommet, en somme.
Ce qu’il faut bien appeler une base.
La base encore étroite, fragile, balbutiante d’une autre Europe.
Sur le Dam, ce 20 juin, convergeaient, fraternisaient les marcheurs, partis depuis deux mois du cercle polaire en Finlande, de Gibraltar, de Sarajevo, d’Irlande. Quelque cinq cents. Une petite avant-garde de l’Europe sociale, ou une petite arrière-garde des sacrifiés de la modernité, comme il vous plaira. Une délégation de la misère du monde ou, plus exactement, de la misère européenne, avec des ampoules aux pieds, des godasses défoncées, des sacs à dos fatigués, des fringues à quatre sous, et des cabots au bout d’une ficelle.
Et ça riait quand même, ça se congratulait dans toutes les langues du continent. Ce n’était qu’un échantillon, celui des chômeurs de longue durée, qui ont tout le temps de marcher parce qu’ils sont en fin de droits, parce qu’ils n’attendent même plus l’aubaine d’un emploi. Le détachement d’un autre monde, celui des « sans », sans-emploi, sans-logis, sans-papiers, sans-rien. Le détachement d’un Sud qui pousse désormais sa corne dans la prospérité satisfaite du Nord.
Il y avait, dans cette misère, de la dignité et de la solidarité. La fierté de faire quelque chose. D’être reçus dans les villes étapes, hébergés chez l’habitant, considérés. D’exister, tout simplement, le temps éphémère d’une marche et d’une manifestation peut-être, mais de l’avoir fait, pour soi-même et « pour les jeunes », de la génération à venir, disaient-ils/elles.
Le lendemain, dans les rues d’Amsterdam décorées pour accueillir le « sommet sérieux », cinquante mille manifestants de toute l’Europe étaient venus les escorter et les soutenir. Eurocortège bariolé, marcheurs en tête, suivis d’une forte délégation des « Vilvorde ». Les eurogrévistes – chômeurs de demain – aux côtés des euromarcheurs : tout un programme.
Ce qui est navrant, proprement consternant, et carrément accablant, c’est que les représentants de notre gauche officielle, majoritaire, parlementaire et gouvernementale, étaient introuvables, invisibles. Quelques semaines auparavant, ils avaient pourtant manifesté à Bruxelles contre la fermeture de Vilvorde. Il y avait Lionel en personne, et Robert, et Jean-Pierre et Dominique : toute la gauche plurielle au grand complet. Même que ça se poussait un peu du coude pour figurer sur la photo, comme pour un portrait de groupe sur le perron de Matignon.
C’était du temps de la culture d’opposition… À Amsterdam, pas le moindre dirigeant socialiste dans les rangs. Pas le moindre citoyen du Mouvement. Pas le moindre élu des Verts. Une maigre et discrète délégation du Parti communiste. Restaient ceux de toujours, les fantassins du mouvement social, les obscurs, les sans-grade, les irréductibles d’AC !, de l’Apeis, de Sud, de la FSU, de Tous ensemble, des représentantes des Assises pour les droits des femmes et, fermant la marche en fanfare, une délégation de la Ligue communiste révolutionnaire.
Deux dimanches électoraux ont suffi pour que « le socialisme d’opposition », comme dit Jospin, s’effaçât derrière « le socialisme de pouvoir », pour que l’intervention citoyenne lyriquement évoquée sur les tribunes fût laissée en jachère.
Pour le nouveau gouvernement, frais émoulu des urnes, le sommet d’Amsterdam était un examen de passage, une première épreuve de la cohérence annoncée entre le dire et le faire.
Le candidat Lionel avait dit haut et fort qu’il ne se sentait pas engagé par le pacte de stabilité de Dublin, « absurdement » concédé aux Allemands, et il avait finement dénoncé ce « super-Maastricht ». On allait voir ce qu’on allait voir.
On a vu.
Dès le 1er juin, les médias avaient orchestré un suspense insoutenable dans la perspective de la réunion d’Amsterdam. La France parlerait-elle d’une seule ou de deux voix ? Signerait, signerait pas le pacte ?
Le samedi 7 juin, encore sur la lancée de la campagne électorale, Jospin a tenu à Malmö, dans le cadre de la réunion des partis socialistes européens, un discours de fermeté : « Une idée me frappe : plus nous soulignons le nombre des gouvernements qui sont dirigés actuellement par des socialistes ou en coalition avec des socialistes et plus nous conduisons nos peuples à estimer que cette Europe est donc la nôtre. Que c’est nous qui la faisons. Que nous en sommes responsables. Or, cette Europe est-elle aujourd’hui exactement celle que nous voulons ? Je ne le crois pas. Et c’est pourquoi notre responsabilité, surtout maintenant, va être considérable. » On attendait la suite. On attendait que, fort d’une légitimité nouvelle, le gouvernement de gauche bouscule le protocole, remette en discussion les critères et le pacte, pose la question d’une révision ou d’une renégociation d’un traité impopulaire aggravé par l’additif de Dublin.
Il suffisait pourtant d’éplucher la composition des cabinets ministériels pour constater qu’ils étaient massivement peuplés de fervents artisans et partisans de Maastricht. Dès la réunion du conseil Ecofin des ministres des Finances, le 9 juin à Luxembourg, Dominique Strauss-Kahn rassurait les partenaires en leur faisant savoir que la France ne remettrait pas en cause le pacte de stabilité budgétaire. Elle se contenterait d’un engagement symbolique en faveur de la croissance et de l’emploi. Alors que la presse amusait la galerie, Jacques Delors s’affairait officieusement en coulisses à boucler le compromis avec les responsables allemands.
Le 16 juin, le sommet d’Amsterdam accouchait donc d’une résolution sur la croissance et l’emploi. Hosanna ! Alléluia ! La crise de l’euro était écartée. Le texte approuvé par les chefs d’État et de gouvernement contenait, à égalité d’importance, une résolution sur la « croissance et l’emploi » et une autre sur « le pacte de stabilité ». Un court chapeau soulignait de surcroît la cohérence entre les deux résolutions. À Dublin, Juppé avait ajouté le mot de « croissance » à celui de « stabilité » et présenté cet amendement symbolique comme une preuve d’intraitable fermeté. Plus intraitable encore, Jospin ajoutait à Amsterdam le mot « emploi ».
Les mots s’ajoutant aux mots, la logique demeurait la même.
Le pacte de stabilité réduit l’autonomie budgétaire des États sans leur donner de marges et de moyens supplémentaires au niveau communautaire. Tel qu’il est, note l’économiste Jean-Paul Fitoussi, il contribue à « faire de l’Europe une zone d’impuissance des États sans favoriser le dessein de politiques économiques qui pourraient être conduites de façon coordonnée1 ».
Stabilité et croissance, c’est le mariage – virtuel – de la carpe et du lapin, le comble de la contorsion. D’un côté, des mesures concrètes de discipline budgétaire et de rigueur ; de l’autre, une déclaration d’intention sur la croissance et l’emploi, sans le moindre moyen budgétaire. Impitoyable, Theo Waigel s’empressait d’ailleurs de mettre les points sur les i dès la sortie de la réunion : « Il n’y aura pas de moyens nouveaux pour une politique européenne de l’emploi ; il n’y aura pas non plus de compétences additionnelles pour la Commission. Quant à la Banque européenne d’investissement, elle ne modifiera pas ses statuts, elle interviendra dans le cadre existant, et il ne faut pas compter sur des volumes de prêts supplémentaires. » Depuis, Lionel Jospin a pris soin de rassurer le chancelier Kohl en précisant lors de sa première visite à Bonn, le 28 août 1997, qu’il ne réclamait pas de nouveaux financements communautaires et que l’idée de grands travaux européens n’était plus qu’un mauvais souvenir.
C’était clair : pas un sou, pas un mark, pas un euro pour la croissance ! Dans ces conditions, l’adjonction d’un volet social au pacte de Dublin apparaît comme un exercice symbolique. En imposant l’austérité salariale et la réduction des dépenses publiques, le choix de Maastricht continue à entretenir le cercle vicieux.
Et l’emploi reste la dernière roue du carrosse européen.
Tout au long de la campagne électorale, Lionel n’a pourtant cessé d’insister sur la nécessité d’instituer, face à la future Banque centrale européenne indépendante, un organe de contre-pouvoir. Il revendiquait « un gouvernement économique ». La formule en elle-même est déjà assez fantastique. Qu’est-ce qu’un gouvernement économique privé de pouvoir politique, juridique, social, sinon un gouvernement qui ne gouverne pas, voire un gouvernement qui est gouverné, par l’économie précisément, par la monnaie, par les marchés, par la ronde des marchandises.
Le contraire d’une volonté politique, le contraire donc d’un gouvernement.
La trouvaille est bien dans le ton et le goût de l’époque.
En clair, il se serait agi de réunions des ministres des Finances des pays de la zone euro afin de discuter du niveau de la monnaie européenne par rapport au dollar, de dialoguer avec la Banque centrale, de négocier avec les pays européens non-membres de cette zone… C’était fort modeste. C’était pourtant encore trop. À Amsterdam, le gouvernement économique a été ramené à la dimension, encore plus discrète, d’un « pôle économique », dont il fut bien précisé par les partenaires allemands qu’il resterait « informel ». Pierre Moscovici, ministre chargé des Affaires européennes, dut se livrer à une exégèse acrobatique pour expliquer que l’expression de « gouvernement économique », « claire et signifiante en français », pouvait être mésinterprétée en allemand, comme une volonté jacobine de réduire l’autonomie de la future Banque centrale européenne2. Indéfinissable et innommable, le « pôle » a finalement été baptisé « conseil de l’euro », sans que ses attributions, au-delà d’une réunion bisannuelle « consultative », soient davantage définies.
Quant au lot de consolation de la résolution sur « la croissance et l’emploi », il inquiète autant qu’il rassure : il propose sans plus de précisions de « permettre au marché du travail de réagir aux changements économiques » ; il stipule en outre que les systèmes fiscaux et de protection sociale « doivent être rendus plus favorables à l’emploi et de cette manière aptes à améliorer le fonctionnement du marché du travail ».
La rigueur budgétaire allemande, plus la flexibilité chère à Tony Blair.
Amère victoire d’Amsterdam !
Dès le lendemain du sommet, Julien Dray dénonçait la « reculade » : « Nous venons, nous les Français, par la signature de nos ministres, de choisir un véritable modèle économique et social. Modèle “unique”, comme la célèbre pensée dont il est le fruit, il fait de la mondialisation et du monétarisme les tables de la loi. Dorénavant, les marges de manœuvre qui restent pour adapter la société française à ce modèle européen sont connues : elles se nomment flexibilité et précarité3. » Il arrive parfois que la vérité sorte de la bouche des enfants terribles.
Au lendemain de la reddition d’Amsterdam, on pouvait encore espérer que Jospin saisirait l’occasion du discours de politique générale à l’Assemblée pour dire clairement son désaccord, qu’il parlerait franchement d’un mauvais compromis, contraint et forcé par les engagements du gouvernement antérieur et par les règles de la cohabitation. C’eût au moins évité de brouiller le message. Évoquant à la sauvette « la parole de la France qui avait été donnée sur le pacte de stabilité », il s’est hélas efforcé de vanter les mérites de cette première capitulation : « Dans un délai très court, nous avons pu obtenir de tous nos partenaires, d’une part, l’acceptation d’une résolution sur la croissance et l’emploi venant compléter et équilibrer le pacte de stabilité. » Équilibrer par un texte sans aucun engagement précis l’adoption d’un corset de discipline budgétaire pratiquement contraignant ! Le candidat Lionel ne se sentait pas engagé par la parole donnée à Dublin. Le Premier ministre Jospin était quant à lui décidément résolu à s’y tenir. Dans sa réponse aux députés, il persiste et signe : « Nous avons fait ce que je voulais faire : ouvrir un espace. »
Alain Minc, béat de la mondialisation heureuse, pouvait ironiser : « Jacques Chirac a mis six mois à se rallier à la pensée unique, c’est-à-dire à la réalité unique. Lionel Jospin, quinze jours4. »
Amsterdam : première station, premier agenouillement.
Le comble, c’est que le bruitage autour d’un bras de fer en trompe-l’œil a masqué le fiasco de la réforme des institutions européennes. La conférence intergouvernementale commencée en grande pompe à Turin en mars 1996 s’est achevée dans la confusion et l’impuissance. La presse qualifiait le résultat de « calamiteux ». Et Pierre Moscovici devait admettre : « Le bilan que nous tirons d’Amsterdam est sans conteste celui d’un échec sur le plan institutionnel2. »
Après deux mois de mûre réflexion, cette panne sèche institutionnelle a fait l’objet d’un coup de gueule de Jack Lang, président de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale. Il dénonçait le traité d’Amsterdam dans des termes que le plus grincheux des opposants à Maastricht aurait à peine osé proférer : « Traité croupion, traité moignon, traité cache-misère, ce document est un texte d’abandon de l’ambition européenne », qui « ouvre la voie à la dilution d’une Union européenne de plus en plus centrifuge, et pire encore, au déclin intellectuel, économique, et diplomatique de notre continent5. »
Mazette ! Fi donc ! Rien que ça ?
Tranchante comme un couperet, la conclusion coule de source : « Je ne ratifierai pas le traité d’Amsterdam. »
Au moment du référendum de 1992 on se faisait taxer d’antieuropéen pour bien moins. Remarquez, Jack Lang n’a pris qu’un risque calculé, puisque Pierre Moscovici a fait savoir que le débat parlementaire sur la ratification du traité d’Amsterdam ne devrait pas intervenir en France avant… la fin 1998, voire le début de 1999, soit après la décision de mise en œuvre de l’euro, la sélection définitive des heureux élus, et la fixation des parités ! Il aura coulé de l’eau sous les ponts. Les élections allemandes auront eu lieu. On aura peut-être évité, comme le dit candidement Moscovici « un grand maelström politique2 ».
Le traité d’Amsterdam sera donc appliqué avant même d’avoir été voté…
Et Jack Lang aura eu tout le temps de se calmer.
Vilvorde, ou la dictature des « experts »
Le discours de politique générale du 19 juin ménageait la chèvre et le chou. Le Premier ministre y donnait l’impression de jouer la montre. Impossible pourtant de différer l’épreuve des faits. Quelques jours plus tard, tombait le verdict sur Vilvorde.
Dans cette affaire, Lionel Jospin ne s’est pas renié. Certes, il a participé en personne à la manifestation de Bruxelles, dont la principale revendication était sans équivoque le refus de la fermeture. Mais il ne s’était engagé qu’à la réouverture du dossier, non à la réouverture de l’usine.
Le dossier fut bien rouvert – le temps d’une expertise expéditive au dénouement annoncé – et aussitôt refermé.
L’experte condamnait sans appel le site de Vilvorde : « La réduction du temps de travail, même aidée par la loi Van de Lanotte (équivalent belge de la loi Robien) ne tient pas économiquement. Il faudrait que les équipements puissent tourner davantage, cela n’aurait pas été possible avec le maintien du site. » La réduction du temps de travail aurait peut-être pu préserver des emplois, à condition de contreparties salariales, de flexibilité accrue, et d’une réorganisation drastique du travail. Bien sûr, mais, hélas, « la flexibilité, Vilvorde l’a déjà expérimentée avec des semaines de 4 ou 5 jours et des journées de 9 heures. Cela n’a pas suffi car il faut que la réduction du temps de travail contribue à allonger le temps d’utilisation des machines6 ».
Symbolique, l’épisode était politiquement éloquent.
L’oracle de l’expertise annonçait la couleur. Ce qui fut dit pour Vilvorde vaudra ailleurs : la réduction du temps de travail ne pourrait être efficace qu’assortie de baisses salariales, de flexibilité débridée, d’une augmentation du travail de nuit (pour absorber la production de Vilvorde, le temps de travail des équipes sur la Mégane à Douai a ainsi dû être allongé de 47 minutes et une troisième équipe de nuit introduite).
Désolée, mais inflexible, l’experte rendait donc son implacable verdict de fermeture.
La preuve par Vilvorde. CQFD.
Cette condamnation glaciale pèse de tout le poids, de toute l’autorité, de toute la compétence indiscutable de l’expertise. Nul besoin de discuter les arguments des syndicats, d’envisager des solutions inscrites dans une autre logique. La CFDT-Renault estimait pourtant que les dispositions législatives en vigueur et les perspectives de reconversion de la production donneraient un délai de cinq ans « pour trouver des solutions industrielles alternatives », en maintenant l’activité de Vilvorde et en rajeunissant l’effectif sans suppression d’emplois en France. Les salariés et les syndicalistes de l’entreprise connaissent leur métier et leur outil de travail. Mais ils ne sont pas « experts ».
À travers l’expertise, par sa bouche d’ombre, c’est la science même, le savoir à l’état pur, qui parle. L’expertise, c’est la sentence incontestable d’une réalité ventriloque, c’est la voix irrécusable des faits, des faits factuels, des faits objectifs, aussi stupidement irrécusables que têtus. Et les experts eux-mêmes, formés par d’autres experts, intronisés dans la caste autoreproductible des experts, rejetons eux-mêmes des expertises et des expertisés de la veille, sont les officiants de la même logique. Entre la dictature de l’expert(e) et celle du maître sondeur, quelle place reste-t-il à « l’invention des possibles », à l’exploration d’autres voies, à la délibération et à la controverse tout simplement démocratiques ?
La fermeture s’impose ainsi avec la force d’un destin. L’expertise le dit. La responsabilité des politiques peut s’abriter derrière cet implacable énoncé du savoir. Les 46 % de propriété encore détenus par l’État dans le capital de Renault n’auront servi de rien : ses représentants se rangent à l’avis de l’experte. Et, d’expertise en audit, ce qui vaut pour Renault, vaudra pour Thomson ou pour France Télécom.
Lorsque Louis Schweitzer, PDG de Renault et rejeton du sérail socialiste converti à la culture d’entreprise, a annoncé la fermeture du site belge, les dirigeants de la gauche ont eu, il est vrai, l’audace de condamner « la méthode », toujours la sacro-sainte méthode, toujours la méthode, et rien que la méthode…
C’est bien la preuve qu’ils sont encore de gauche. Non, mais !
Jacques Delors, ou l’art de faire (et défaire) l’Europe
En 1991, Jacques Delors reconnaissait dans un article d’Esprit que la stratégie « purement économique » adoptée en 1984, au moment de son arrivée à Bruxelles, avait « certainement renforcé le caractère jugé technocratique de la construction européenne ». Il s’en félicitait cependant, rappelant « la chance » qu’il avait eue de pouvoir « faire passer » l’Acte unique par surprise, à une époque où la Commission n’était pas trop étroitement surveillée. Ce saint Jean bouche d’or est plus roué qu’il n’y paraît. En 1989, lors de la préparation du traité d’union économique et monétaire, le bon apôtre a persévéré dans cette voie. Il admet avec modestie et battement de paupières que le mérite de cette « option purement économique » ne lui revient pas en exclusivité. Il accepte même d’en partager généreusement la paternité : « Ce n’est pas moi qui le premier ai lancé l’idée de l’Union économique et monétaire ! Ce sont, en 1987, des personnalités comme le Premier ministre français Édouard Balladur7 », des libéraux comme Hans-Dietrich Genscher, etc.
Une idée clairement libérale, en somme.
Or, ce pari était fondé sur des calculs doublement erronés.
D’une part, il misait sur une reprise de la croissance permettant rapidement de faire converger les économies sans remettre frontalement en cause le partage des richesses. Il n’était pourtant pas nécessaire d’être grand clerc pour comprendre que la longue période de ralentissement initiée au milieu des années soixante-dix était loin d’être terminée.
D’autre part, le pari s’inscrivait dans le prolongement d’une situation géopolitique révolue avec la chute du mur de Berlin et la désintégration de l’Union soviétique. L’Europe occidentale hémiplégique du traité de Maastricht restait dans une large mesure un avatar tardif du partage de Yalta, au moment où ce partage devenait caduc. Avec l’unification allemande, l’équilibre précaire de l’axe franco-allemand s’est rompu au profit d’une zone mark recentrée sur la Mitteleuropa : en 1994, l’Allemagne seule réalisait déjà 53 % des échanges commerciaux entre l’Europe occidentale et les pays d’Europe centrale et orientale ; les concentrations bancaires projetées tendaient à intégrer le système bancaire autrichien et à tisser des liens privilégiés entre banques allemandes, suisses, hollandaises et luxembourgeoises ; Munich devenait la capitale européenne de l’assurance. L’architecture initiale de la Communauté européenne fait donc partie de l’histoire, comme le mur de Berlin.
Tout à contretemps, donc. Tout faux. Ou presque.
Delors est suffisamment intelligent et expérimenté pour avoir vite compris que les conditions changeaient. Mais il était déjà trop tard. Sa créature vivait sa propre vie. Malgré ses ambitions limitées, le correctif proposé par le Livre blanc de 1993 sur croissance-compétitivité-emploi était condamné d’avance par la logique monétariste mise en route.
L’explication donnée (deux ans après coup) de son assourdissant silence durant la campagne référendaire apparaît comme une justification aggravante a posteriori : « Puisque je n’étais pas follement amoureux du traité, il m’était très difficile, compte tenu de mon tempérament, de le défendre avec ardeur. »
Pas follement amoureux ?
Ah, qu’en termes galants cette chose-là est dite ! Quel art de la litote !
Et quelle hypocrisie de la raison d’État, quand on songe qu’à l’époque ceux qui, sans même se prononcer pour le « non », émettaient des doutes sur l’opportunité du traité étaient aussitôt accusés d’archaïsme imbécile ou de nationalisme antieuropéen !
En tant que premier responsable à l’époque de la politique européenne, l’attitude adoptée alors par Jacques Delors pose une question de démocratie élémentaire : il aurait suffi que des personnes de son autorité expriment publiquement et franchement leurs réserves pour que la faible majorité du « oui » se retourne en majorité du « non », et qu’il faille rouvrir le chantier.
De cette responsabilité, Delors se défausse par une pirouette : la vie politique était alors « simplificatrice puisqu’il s’agissait d’un référendum » ! Et pardine ! Le référendum exige une réponse simple à une question complexe. C’est la loi du genre. Mais ce n’est pas une raison. Comme le disait le publiciste autrichien Karl Kraus : « Dans les cas douteux, on tranchera pour le vrai. » C’est toute la différence entre un homme entier et « l’unité d’un homme » dont se prévaut Delors.
Lorsqu’il a refusé la candidature présidentielle qui lui était offerte, beaucoup ont salué son abnégation et sa dignité. On peut y voir tout aussi bien une défaillance et une dérobade, eu égard aux responsabilités endossées dans l’entreprise européenne et à l’importance historique qu’il lui accorde.
Cette dérobade est assez conforme à sa vocation. Le « delorisme » désigne un effondrement du politique. Dans son Meccano européen, la politique devient subsidiaire. L’économique et l’éthique enflent à proportion de ce qu’on lui retire. Cette machine dépolitisante fonctionne si bien qu’elle a fini par inquiéter son propre créateur après l’expérience du référendum de 1992 : « Je me suis aperçu qu’en dehors des faiblesses de communication de l’Europe il se créait dans les démocraties une distance croissante dangereuse entre ceux qui dirigent et ceux qui exécutent. Cela signifie le dépérissement du politique et donc l’affaiblissement des démocraties8. »
Le déficit démocratique menaçait donc de tourner à la banqueroute.
Quoi d’étonnant ? C’est pourtant bien cette Europe qu’il a voulue, qu’il a patiemment contribué à édifier. Elle est bien le résultat de sa stratégie « purement économique ». Sans doute, Jacques Delors a-t-il pensé de bonne foi que le mouvement était tout, que la politique suivrait, comme on le disait autrefois de l’intendance. Mais la politique ne suit pas. Elle se traîne. Non seulement l’idéal monétaire ne parvient pas à intéresser les peuples, non seulement il ne passionne que les « élites », mais il discrédite au quotidien l’ambition européenne.
Lorsque Delors se soucie enfin de réhabiliter le politique, il trahit le fond du projet européen. Le discours qui lui vient aux lèvres est celui de la puissance impériale et du partage des domaines. « La monnaie unique, dit-il, c’est aussi un instrument de puissance. » Aussi ? Voire d’abord. L’effondrement du système bureaucratique offre ainsi une nouvelle frontière aux appétits expansionnistes de l’Occident européen (appellation sans doute plus précise que celle d’Europe occidentale, tant son sort est lié aux bonnes volontés de l’empire, hégémonique) : « La grande Europe s’arrête aux frontières de la CEI, mais prendre les pays Baltes de notre côté, c’est indiscutable historiquement. »
De « notre » côté ? « Nous », qui ?
Quel est cet héritage commun, qui « nous » conférerait « historiquement » des droits collectifs sur des territoires, qui « nous » fonderait à prendre, à rafler, à annexer ? Les chevaliers teutoniques ? L’Europe chrétienne ? La boulimie des marchés ?
C’est toujours la même rhétorique de la conquête.
Le même esprit de croisade, qui, sous couvert d’universalité, institue une nouvelle domination d’intérêts particuliers. Comme le dit avec une satisfaction non dissimulée « notre » commissaire européen Yves-Thibault de Silguy : « Pour la première fois depuis la chute de l’Empire romain, l’ensemble du continent aura une monnaie unique9. »
Après la monnaie, les légions ?
Euroland
Le voiçà, le voili. Il arrive. L’euro nouveau, l’euro magique.
Il permettra « une gestion saine des finances publiques ». Il « bénéficiera aux investisseurs, aux consommateurs et aux entreprises ». Il « concurrencera le dollar et le yen ». Il « donnera à l’Europe, première puissance commerciale mondiale, l’expression de sa véritable dimension économique ».
Il a tant de vertus, tant « d’attraits » et de « bienfaits », qu’on aurait tort de s’en priver. Il faudrait être bien bête, bien niais, pour bouder un tel plaisir !
« L’euro sera l’un des piliers d’une cohésion nouvelle »…
Un « acte de confiance dans l’avenir, un facteur de confiance et d’optimisme ».
Il suffit d’y croire. Ou de faire semblant.
Ils sont nombreux à avoir joint leurs plumes pour nous en convaincre : Michel Albert, Edmond Alphandéry, Jacques Attali, Claude Bébéar, Jean Boissonnat, Jacques de Larosière, Edmond Malinvaud… Rien que des experts en expertise. De quoi clouer le bec au plus têtu des eurosceptiques10.
Au cas où subsisterait le moindre doute, une once encore, une ombre de perplexité, Daniel Cohn-Bendit vient même apporter une caution verte à la rescousse du fétiche monétaire : « L’euro a une valeur symbolique car c’est le seul projet qui marque la volonté de continuer l’Europe9. »
Le seul projet ? C’est bien ce qui chiffonne et ce qui turlupine.
Le seul projet ? Une Europe monétaire, par la monnaie et pour la monnaie, en espérant seulement que le reste suivra, et que si le reste (les droits sociaux, l’emploi, les services publics) ne suit pas, on pourra toujours se consoler à l’idée que les enfants de demain auront « commencé à compter en euros quand ils achèteront des glaces ».
Moins angéliques – et non moins gourmands –, Bébéar et consorts insistent davantage sur la puissance de la monnaie que sur sa fonction Miko : « L’euro sera le symbole concret de l’identité européenne et assurera à l’Union européenne une position centrale dans le concert international. » Pour eux, l’euro c’est d’abord le signe impérial, l’instrument nécessaire d’un nouveau partage monétaire du monde.
L’identité par la monnaie est certainement dans l’air du temps. Elle est l’esprit d’une époque sans esprit. Cette identité symbolique a un prix, élevé, inégalement réparti. Pour la mériter, « il faut, écrivait l’excellent M. Tietmeyer, grand prêtre de la Buba (banque centrale allemande), contrôler les budgets publics, baisser le niveau des taxes et des impôts jusqu’à leur donner un niveau supportable à long terme, réformer le système de protection sociale, démanteler les rigidités sur le marché du travail, de sorte qu’une nouvelle phase de croissance ne sera atteinte à nouveau que si nous faisons un effort de flexibilité sur le marché du travail11 ». C’est tout un programme. « Contrôler les budgets publics » : en clair, réduire les dépenses sociales et mettre les services publics à la diète ; « baisser les taxes et les impôts à un niveau supportable à long terme » : en clair, renflouer les profits sans garantie d’investissements et d’emploi, quitte à dégraisser encore davantage les budgets publics ; « réformer le système de protection sociale » : en clair le démanteler et privatiser les fonds de pension (n’est-ce pas, M. Bébéar ?) ; « démanteler les rigidités sur le marché du travail » : en clair, supprimer le smic et l’horaire de travail mensualisé, développer le temps et le salaire partiels. Bref : « Soyez flexibles, commencez par ramper, et “nous” aurons plus de chances de rafler la mise au Monopoly de la mondialisation… »
L’euro est bien un corset disciplinaire pour comprimer les droits sociaux. Collègue de M. Tietmeyer à la tête de la Buba, M. Otmar Issing le confirme sans trop de ménagements : « L’enjeu principal de l’euro est de réaliser les réformes structurelles dont nous avons besoin. » Avec une monnaie unique, « nous aurons besoin d’une plus grande flexibilité des marchés du travail, car il n’y aura plus de possibilité d’ajustement par les changes ». Il n’y aura en revanche nul besoin d’un ministre européen du Travail ou des Finances, et « les commentaires de l’évolution des taux de change de la part du Conseil de l’euro devraient rester l’exception12 ».
Les conjurés de l’Ecofin (conclave des ministres des Finances des pays membres) ne disent pas autre chose. Pour eux, le chômage s’explique essentiellement par « de graves rigidités dans les marchés des biens et des services résultant de la surréglementation et d’une concurrence insuffisante » (pour les travaux pratiques, voir la déréglementation du transport routier et ses conséquences), « par l’existence d’entraves réglementaires au fonctionnement efficace du marché du travail », par « la fiscalité relativement lourde qui grève le travail13 ».
Candidat tricolore à la présidence de la future Banque centrale européenne, Jean-Claude Trichet tient exactement le même discours, en faisant, au nom du Conseil de politique monétaire, cinq recommandations au président de la République : la « modération dans les évolutions des revenus » ; la réduction des déficits publics ; une réforme de l’économie ; l’investissement des entreprises dans le secteur concurrentiel ; la préparation d’un euro « inspirant confiance aux Français, aux Européens et aux investisseurs du monde entier », autrement dit un euro prometteur de profits garantis.
Pourtant, le choix de l’unification par la monnaie unique peut aussi conduire en pratique à un nouveau désordre monétaire, à un durcissement de la concurrence par les taux de change et à une dictature renforcée des marchés financiers face à des législations sociales affaiblies. Les grèves successives des routiers ont mis en évidence pour le grand public les effets de la déréglementation, d’une concurrence de plus en plus sauvage, et des phénomènes de dumping qui jouent contre les critères sociaux et les soucis de sécurité. Au moment où l’on discute d’un horaire de 35 heures hebdomadaires, on en vient ainsi à considérer comme une victoire la promesse patronale d’un salaire mensuel brut de 10 000 francs à l’été 2000 pour 50 heures hebdomadaires ! Il eût été à l’évidence plus logique, plus humain, plus sérieux de commencer par une harmonisation sociale, par la création d’un espace de droit commun, au paradoxe près que si ces conditions de convergence réelle des monnaies étaient réunies, la monnaie unique serait du même coup superflue et pourrait se réduire sans problème à l’aménagement technique d’une monnaie commune.
Pierre Moscovici reconnaît que le gouvernement français a « abandonné l’expression » de gouvernement économique « et une certaine partie de la conception », au profit d’une « conception acceptable par tous » : celle d’un « conseil informel » qui ne serait pas « une institution supplémentaire visible », en espérant seulement que ce fantôme informel et invisible « va créer une dynamique politique14 ». Ce n’est donc pas seulement au mot « gouvernement économique » que Lionel Jospin a renoncé, mais bien à la chose. Moscovici souligne pourtant dans la foulée le risque que l’euro génère « des effets pervers sur les salaires et l’emploi », faute d’un équilibre entre une Banque centrale toute-puissante et un pouvoir politique inexistant. Il faudrait donc à l’autorité monétaire un contrepoids politique dont on vient de nous expliquer qu’il n’est pour l’heure que l’espérance incertaine d’une dynamique improbable…
En réalité, le choix de l’unité européenne par la voie monétaire, sans fiscalité ni espace social communs, n’est pas technique, mais politique. Il vise à l’alignement par le bas des droits sociaux sous l’effet de la contrainte monétaire exercée en toute indépendance par la Banque centrale. Un euro-convaincu, un euro-fervent comme Philippe Herzog lui-même (ancien économiste « officiel » du Parti communiste) s’inquiète des effets du « séisme monétaire et financier » de 1998, qui pourrait se traduire dès 1999 par « un séisme social et culturel » : « Des tensions sociales majeures s’annoncent si l’on ne parvient pas à contrecarrer la tendance lourde à la baisse du coût du travail, que l’euro risque d’aggraver15. » Présentée par ses inconditionnels comme « la seule grande aventure européenne » au seuil du troisième millénaire, l’aventure de l’euro pourrait ainsi conduire à une explosion sociale et compromettre pour l’avenir tout projet européen.
À l’approche des échéances, la crainte d’un échec à retardement gagne les économistes libéraux eux-mêmes. Selon Milton Friedman, « pas un économiste sérieux » ne croit aux vertus économiques de la monnaie unique. On peut suspecter de sa part quelques arrière-pensées intéressées. Son diagnostic n’en est pas moins partagé par certains de ses collègues européens. Un contrecoup récessif des désordres asiatiques pourrait provoquer un nouveau réflexe de chacun pour soi et anéantir les subtils calculs de la social-démocratie française. Rien ne dit que « l’euro pour tous » y résisterait, au moment où les dirigeants bavarois estiment que la réunification allemande leur coûte déjà trop cher, où M. Stoiber proteste contre le fait que l’Allemagne supporte à elle seule 60 % du budget européen, et où les libéraux conservateurs hollandais s’inquiètent d’un euro faible qui se ferait « aux dépens des retraites des Néerlandais qui cotisent avec un florin fort ».
La mise en place de la monnaie unique au 1er janvier 1999 supposerait une mise à niveau, ou du moins une convergence, des pays membres par une redistribution de richesses à travers d’importantes finances publiques fédérales. Elle impliquerait un pouvoir d’harmonisation autrement légitime et ambitieux que le « pôle économique » concédé par l’Allemagne à Amsterdam ou que le vague « Conseil consultatif de l’euro » consenti depuis entre MM. Waigel et Strauss-Kahn. Faute d’une telle intervention politique et financière, les rééquilibrages se feront par la concurrence, par les délocalisations intra-européennes et les déplacements de population dictés par le marché du travail.
À ce jeu, il y aura sans doute quelques gagnants et beaucoup de perdants. En cas de déséquilibres régionaux, les mécanismes d’ajustement habituels (la flexibilité des taux de change, les subventions aux régions en difficulté, la flexibilité des marchés) ne seront plus compatibles. Les deux premiers étant interdits (les taux de change étant devenus fixes par définition et le budget européen étant trop faible pour des compensations significatives), le seul recours, pour corriger les déséquilibres, sera la flexibilité des prix et des salaires.
En revanche, la mise sur pied d’une monnaie commune, à l’échelle mondiale, unité de paiement entre l’Europe et les pays tiers, avec le maintien de monnaies nationales, permettrait de jouer sur les taux de change. C’est ce qu’avait imaginé en son temps le grand économiste John Maynard Keynes.
Il est illusoire en effet de croire à un effet d’entraînement automatique de la monnaie sur l’économie et le social. « L’Europe, écrit Jean-Paul Fitoussi, aborde la phase finale de la transition vers la monnaie unique en bien piteux état. » Depuis une dizaine d’années, la recherche d’une meilleure compétitivité s’est faite par le biais d’une politique monétaire asphyxiante. De 1991 à 1995, le taux d’intérêt à court terme s’est maintenu aux abords de 6 %. Dans ces conditions, les entreprises ont eu tout intérêt à privilégier le désendettement au détriment de l’investissement. Le chômage montait. La consommation se tassait. Les recettes fiscales baissaient.
Les dépenses sociales grimpaient. Les déficits budgétaires ne pouvaient que se creuser.
Le choix de l’Europe libérale et monétaire fut donc celui de construire « l’Europe des équilibres financiers et de la guerre civile larvée que représentent la montée des inégalités et le chômage de masse ». « Les règles de conduite d’ores et déjà adoptées pour l’après-euro » (avec l’adoption du pacte de stabilité) pérennisent ce choix et « interdisent de fait d’utiliser les instruments de la politique économique pour combattre le chômage ».
Cette orientation n’a pas pour seule conséquence, déjà accablante, de neutraliser les politiques d’emploi. Elle tend aussi, en dévaluant le rôle du politique, à anémier la vie démocratique : « Tout se passe comme si le programme européen n’avait pour logique que celle d’une forte défiance vis-à-vis de la démocratie […]. Sans instance centrale de décision, les gouvernements des pays européens seront comme des collectivités locales jouissant des seules libertés que permet la gestion comptable16. »
Certes, le Conseil constitutionnel a décidé que la ratification du traité d’Amsterdam exige une révision de la Constitution. Mais cette décision vise les dispositions portant sur le droit d’asile et la politique des visas, et non sur le passage à la monnaie unique. Chirac et Jospin semblent d’accord pour essayer d’échapper à un nouveau référendum, ou, au moins pour différer l’épineuse question, sous prétexte que les transferts de souveraineté visés par le Conseil constitutionnel n’entreront en vigueur qu’en 2002. Un vaste débat référendaire serait pourtant l’occasion d’une prise de conscience et d’une intervention populaires dans la question européenne, comme ce fut le cas au moment de Maastricht.
Le sommet de Luxembourg accouche d’une souris sociale
En échange du pacte de stabilité accepté à Amsterdam, Lionel Jospin avait obtenu la réunion d’un sommet social européen à Luxembourg les 20 et 21 novembre 1997. Après l’annonce en France d’une loi sur les 35 heures, la crise politique italienne de l’automne 1997 s’est soldée par un compromis mettant à l’ordre du jour une initiative législative sur les 35 heures. En Allemagne, le puissant syndicat IG-Metal revendique la semaine de 32 heures. La possibilité d’un mouvement social européen pour l’emploi et la réduction radicale du temps de travail se dessine donc.
Que s’est-il passé à Luxembourg ? Rien, ou presque, aucun engagement contraignant en matière d’emploi. La Commission européenne proposait un objectif de réduction du taux de chômage de 11 % (en moyenne européenne) à 7 % en cinq ans. Un gouvernement vraiment de gauche aurait eu là l’occasion de donner à ces recommandations un contenu différent, d’avancer l’objectif d’une réduction rapide du temps de travail coordonnée à l’échelle européenne, la perspective d’un pacte de croissance orienté en priorité vers les besoins sociaux et écologiques. Le sommet unanime – le gouvernement français compris – s’est au contraire empressé de rejeter ce qui aurait pu apparaître comme une esquisse de critère social de convergence.
Restait alors l’esprit des documents préparatoires élaborés par la Commission. Soulignant qu’une reprise de la croissance serait insuffisante pour réduire significativement le chômage, elle suggérait un redéploiement des politiques de l’emploi autour de quatre orientations : en premier lieu, l’encouragement de l’esprit d’entreprise (ce point vaut garantie de complaisance à l’intention du patronat) ; ensuite le développement de l’« employabilité » pour encourager les chômeurs à retrouver un emploi (il s’agit, en réalité, de conditionner l’accès aux aides au fait d’accepter n’importe quel emploi) ; en troisième lieu, l’« adaptabilité » (simple pseudonyme de la flexibilité) ; enfin, la promotion de l’égalité des chances dans l’accès à l’emploi.
Ces lignes directrices ont été adoptées moyennant quelques amendements. En conséquence, devraient être développées des « formules souples de travail », et examinée « l’opportunité d’introduire dans la législation des types de contrats plus adaptables pour tenir compte du fait que l’emploi revêt les formes les plus diverses ». Le thème de la réduction du temps de travail n’intervient qu’incidemment à propos de la souplesse et de l’adaptabilité. Le seul engagement un tant soit peu précis consiste à donner une formation aux chômeurs, comme si le chômage était un problème d’inadéquation des formations au marché de l’emploi. Il suffit de constater mensuellement l’écart entre les demandes et les offres d’emploi pour se convaincre du contraire : les « experts » savent parfaitement que la formation n’a jamais créé un emploi (si ce n’est l’emploi de… formateur).
Le danger qui se précise derrière ces dispositions est celui du passage du welifare au workfare, autrement dit l’obligation pour les chômeurs d’accepter n’importe quelle formation ou n’importe quel emploi sous peine de perdre leur droit aux allocations. C’est la voie tracée par Tony Blair, supprimant les allocations aux jeunes chômeurs qui refuseraient des stages ou des emplois sous-payés. Sous prétexte de mettre fin à « une culture de dépendance », son chancelier de l’Échiquier décrète : « À partir d’aujourd’hui, on n’aura plus le choix de rester chez soi sans rien faire en touchant des allocations » ou « de faire la grasse matinée au lit au lieu de chercher un emploi ». Dans un pays où un foyer sur cinq n’a aucun membre au travail et où 13 millions vivent au-dessous du seuil de pauvreté ! À Luxembourg, l’amorce d’une concertation sociale a pu apparaître comme un petit pas en avant par rapport à l’absence quasi totale d’Europe sociale. Mais, en parlant à ce propos de « stress de convergence » au lieu de « critères », Martine Aubry a (involontairement) fort bien transposé au niveau communautaire le traitement très particulier du social en vogue dans les entreprises modernes (« toyotisées » ou « fujistuisées ») : les salariés sont contraints par le stress scientifiquement calculé de l’organisation du travail à intérioriser les normes disciplinaires. Dans les pays anglo-saxons, cette technique de gestion est appelée sans gêne le management by stress des « ressources humaines ».
L’officialisation du vocable eurolibéral d’employabilité laisse donc craindre que « les objectifs de Luxembourg » ne soient qu’un nouveau prétexte à une flexibilisation accrue dans la perspective annoncée de « l’annualisation du temps de travail et de développement du travail à temps partiel ».
Avant-hier, on était corvéable à merci. Hier, exploitable.
Dorénavant, on sera « employable ». Et « jetable » à merci.
Workfare oblige.
Cette autre Europe qui pourrait être
Dans l’opposition, les dirigeants de la gauche étaient pratiquement unanimes à remettre en cause l’Europe de Maastricht.
Laurent Fabius : « Que reculent les citoyens si peut prospérer l’actionnaire : l’apparition d’un instrument monétaire, l’euro, présenté comme autonome et géré par une institution indépendante serait le point d’achèvement de cette substitution17. »
Fabius encore : « Trébuchant tous les six mois, de sommet pour presque rien en conférence pour pas grand-chose […], victime d’institutions trop fragiles, et qui flotteront à vingt ou trente ans, cette Europe-là ne sera bientôt qu’un terrain vague commercial, une baudruche internationale de l’Atlantique à l’Oural, dans une course à la déréglementation économique qui aboutira au démantèlement de sa propre protection sociale. Le service public en sortira affaibli et avec lui la cohésion de nos démocraties. De toute façon, à un stade ou à un autre, le peuple devra être consulté sur ces choix18. »
Jean-Christophe Cambadélis était encore plus sévère : « L’Europe que nous héritons de la période 1984-1992 [merci, Delors] a été conçue et bâtie comme un monument à la gloire de l’idéologie alors dominante dans le monde occidental : le néolibéralisme économique. » Cette Europe « dépolitisée » n’a « ni tête, ni cœur, ni âme » ! Rocard lui-même reconnaissait le sacrifice de l’Europe sociale aux impératifs de l’Europe financière : « Le premier de ces sacrifices, le plus injuste et douloureux, a été celui d’une Europe sociale, plus ou moins immolée sur l’autel des concessions réciproques19. » Quant à Chevènement, Hue, Voynet, nul n’aura oublié qu’en 1992 ils faisaient campagne pour le « non » au traité. Lequel osera prétendre que la résolution d’Amsterdam suffit à rendre à l’Europe le cœur, la tête, et l’âme, dont l’ont privée ses créateurs ?
En 1992, nous avons mené campagne pour « un non de gauche », internationaliste et européen, à Maastricht. Le concert médiatique présentait l’enjeu non comme un choix pour ou contre le texte précis d’un traité, mais pour ou contre l’Europe en général. Beaucoup ont voté oui par résignation, répugnant à mêler leur « non » à celui d’une droite nationaliste et voulant croire à « l’engrenage vertueux » promis par Jacques Delors : qui sait, un mauvais traité pourrait peut-être enclencher une bonne dynamique…
L’engrenage vertueux s’est révélé être un piège vicieux. Chaque nouvelle disposition devient irréversible. Chaque initiative enfonce l’Europe plus profondément dans la logique libérale qui la rend impopulaire, en discrédite l’idée, suscite en retour des réactions de repli chauvines et xénophobes. Il fallait dire non à Maastricht au nom de l’Europe, parce que Maastricht jouait contre l’Europe.
Le défaut du traité n’était pas d’annoncer des transferts de souveraineté, mais de privatiser l’espace public en transférant cette souveraineté aux régents de la Banque centrale, aux juges de la Cour de Justice, et aux entreprises. Il n’était pas de s’ouvrir à l’étranger, mais de se fermer aux étrangers non européens ; en 1992, Élisabeth Guigou, porte-parole de la campagne référendaire, se félicitait du fait que l’Italie et l’Espagne aient dû s’éloigner de l’autre rive méditerranéenne en instituant des visas pour les ressortissants maghrébins. Il n’était pas de dissoudre la nation dans l’Europe, mais de réduire l’Europe à un club restreint sélectionné par la course éliminatoire aux critères de convergence. Il n’était pas, enfin, d’ouvrir les nations à l’Europe et au monde, mais de dessiner une Europe antisociale, sans contrôle démocratique ni légitimité populaire.
L’histoire nous a appris l’importance des fondations. Nous savons ce qu’il en a coûté, en Italie comme en Allemagne, d’une unification tardive, douanière avant que politique, verticale et autoritaire. Une Europe mal construite serait grosse à son tour d’imprévisibles convulsions à retardement.
Dans la course à l’Europe libérale, chaque nouveau pas devient donc un point de non-retour. Présenté par Jacques Delors comme « le réveil de la Belle au bois dormant », le tournant de l’Acte unique et du marché unique de 1984 fut avalisé par tous les socialistes (Chevènement compris). Il préparait le traité de 1992 et les critères de convergence. Le triple verrou comptable des critères annonçait à son tour la pérennisation du corset financier par le pacte de stabilité. Paradoxalement, le choix d’un processus d’unification monétaire conduit en pratique à de nouveaux désordres, au durcissement de la concurrence, à une dictature renforcée des marchés financiers. L’institution d’une Banque centrale européenne indépendante, qui dicte ses ordres aux politiques, ne facilite pas les choses. Elle compromet les opportunités de relance à l’échelle continentale. Pire que le Bundesbank Akt de 1957, son statut lui interdit de financer les déficits publics et la modification de ce statut ne requerrait rien de moins qu’un nouveau traité ratifié à l’unanimité ! Ce qui a été fait devient ainsi un moyen de chantage obligeant à poursuivre dans la même direction.
Une majorité de « non » en 1992, un désaccord maintenu à Dublin ou à Amsterdam auraient ouvert une crise à l’issue incertaine ? Sans doute. Hier encore, l’actuel ministre chargé des Affaires européennes souhaitait publiquement une telle crise pour provoquer une renégociation. Tôt ou tard, elle aura lieu. Plus l’engrenage sera enclenché, plus les dégâts risquent d’être élevés. Plus on aura expliqué que cette construction européenne est la seule possible, plus on aura rendu, aux yeux des opinions publiques et des victimes de la politique libérale, l’Europe responsable de leurs misères. On aura ainsi durablement compromis le projet européen, nourri des frustrations et des ressentiments durables, semé le germe de réactions nationalistes aux conséquences redoutables.
Tietmeyer ne manque d’ailleurs pas une occasion d’annoncer un programme monétariste d’austérité renforcée et de démantèlement des acquis sociaux afin d’obtenir « la confiance des investisseurs11 ». Cet extrémisme libéral réussit à faire sortir le prudent Helmut Schmidt de sa réserve : « Si l’euro ne se réalise pas le 1er janvier 1999, il ne se réalisera probablement plus jamais, car en attendant, partout, de grandes parties des peuples risquent de se révolter contre le traité de Maastricht et les restrictions budgétaires imputées à la volonté des Allemands. Vous vous accommodez, MM. Tietmeyer et Waigel, du fait que le public mette cet activisme économique à la charge du traité de Maastricht, si bien que ce dernier et l’euro sont refusés par certains pour cette raison20. »
Rien pourtant n’est irréversible. Une renégociation ne signifie pas tout ou rien. S’il comporte quelque rationalité, le projet européen doit pouvoir être redéfini, remodelé, remis à l’endroit, sans provoquer la catastrophe finale dont certains agitent le spectre. Du temps où il faisait mine d’avoir des principes, Philippe Séguin en convenait, jugeant « quelque peu passéiste la référence intangible au traité de Maastricht dont les critères de convergence n’ont pourtant aucune vocation à l’immortalité21 ».
À la veille du sommet d’Amsterdam, et sans qu’on en fasse grand bruit, le gouvernement suédois a décidé de rester à l’écart de l’union monétaire au 1er janvier 1999, bien qu’il soit en condition de remplir les critères. Il estime l’état actuel du projet européen « incertain et chancelant », du fait notamment d’« un faible soutien populaire ». Le gouvernement de Tony Blair à son tour s’est accordé quatre ans de réflexion… jusqu’à la fin de sa législature.
L’édification d’un espace politique et social européen ne manque pourtant pas de solides raisons. Dans la refonte des territoires, des nations, et des continents, l’Europe, dont les pays membres réalisent entre eux plus de 70 % de leurs échanges, représente une échelle de maîtrise rationnelle, un niveau fonctionnel de décision entre des États-nations débordés par une mondialisation gélatineuse. À condition toutefois de ne pas l’investir d’une charge mythique, comme si elle était une sorte d’héritage naturel ou de grande nation, objet d’un nouveau culte patriotique.
Dans la mondialisation invoquée à tout bout de champ (qui consiste en réalité en une universalisation des rapports marchands), plusieurs processus d’internationalisation du capital, de la production, des échanges, de la communication se combinent et se chevauchent. Il est douteux qu’ils aboutissent à reconstituer à plus grande échelle la correspondance réalisée hier entre un territoire, un peuple, un État. Nous devrons apprendre à conjuguer les rythmes et les espaces. Le défi de l’élargissement y oblige.
L’Europe pourrait ainsi devenir un champ d’apprentissage, à condition de retrouver les chemins d’une légitimité populaire lourdement compromise par les politiques libérales.
Comment ? D’abord, en inversant les priorités.
On parle souvent de déficit social, comme s’il s’agissait d’un simple volet retardataire d’un même projet. On rend souvent la mauvaise volonté britannique responsable de ce manque. Lorsqu’il s’en explique, Delors est plus franc. Pourquoi cette absence d’Europe sociale ? Tout simplement parce qu’il n’y a pas lieu à ses yeux d’unifier les droits sociaux. Pourquoi ? En raison de « la diversité sociale » (c’est ce qu’on appelle une tautologie parfaite).
« Et puis, quelle importance22 ? »
Quelle importance ? Derrière le faux bon sens, l’aveu est de taille.
Qu’il y ait un droit du travail, des conventions salariales, des droits égaux de Dunkerque à Perpignan, de Brest à Colmar, quelle importance ? Qu’il y ait un smic applicable partout, et une législation sur le temps de travail, et des diplômes nationaux contribuant à définir la valeur de la force de travail, quelle importance ? Les droits inégaux permettent de jouer sur la division et la concurrence entre les travailleurs, d’affaiblir leur pouvoir de négociation, de tirer leurs acquis à la baisse, de pratiquer le dumping social d’une région ou d’un pays à l’autre. C’est ce qui se passe au niveau européen.
Il faut remettre l’Europe sur ses pieds.
La monnaie n’est pas un fétiche aux vertus miraculeuses. Elle représente un rapport social, un certain niveau de productivité du travail, une certaine valeur de la force de travail, codifiée par une législation sociale. Soit elle traduit ce rapport dans un espace relativement homogène, soit au contraire elle sert de courroie de transmission pour le constituer en imposant une discipline sociale. À travers la monnaie unique gérée par la Banque centrale européenne indépendamment des pouvoirs politiques, les États perdent le contrôle de leur monnaie et, à terme, de leur fiscalité et de leur autonomie budgétaire. La monnaie devient ainsi le moyen privilégié d’accroître la déréglementation, d’accentuer la privatisation des services publics, de défaire les systèmes de protection sociale.
Lorsque le problème est posé en ces termes, la plupart des arguments selon lesquels les revendications sociales ruinent la compétitivité tombent et se retournent. Le spectre de la concurrence et des délocalisations devient beaucoup moins crédible.
70 % des échanges des pays membres étant intracommunautaires, si tous s’alignent sur une semaine de 35 heures, vers les 32 heures sans perte de salaire, si tous adoptent une législation sociale et des conditions salariales ou de protection sociale équivalentes, il n’y a plus à craindre que le voisin travaille davantage ou à moindre coût. Alors que les nationalisations sont désormais réputées inefficaces dans le cadre d’économies nationales ouvertes, s’il faut des entreprises de transport, de télécommunication, d’énergie de taille européenne, pourquoi ne pas imaginer l’« européanisation » des entreprises et des services publics ? Dans la perspective d’une fiscalité européenne, pourquoi ne pas procéder à la levée généralisée du secret bancaire et du secret de l’assurance (conformément à l’appel de Genève lancé par plusieurs magistrats européens), à la suppression des paradis fiscaux offshore liés aux pays de l’Union européenne, et établir un cadastre communautaire des grands patrimoines ?
Renverser les priorités ne se réduit pas à l’adjonction à la mécanique libérale d’un codicille social platonique. Cela implique de commencer par des critères sociaux de convergence : une baisse coordonnée du temps de travail, un taux de chômage maximum, un serpent salarial tendant à l’établissement d’un smic européen, une harmonisation des législations sociales. Cette priorité s’inscrit dans la perspective de définition de services publics, de grands travaux, d’une politique industrielle européenne.
Attirée dans l’orbite du mark, la monnaie unique annoncée créera de nouvelles inégalités. Une monnaie internationale ou commune, servant d’unité de compte aux États membres pour leurs échanges internationaux, pourrait permettre une étape de convergence plus souple, évitant l’ultimatum budgétaire envers l’Italie ou l’Espagne, et l’association progressive des pays d’Europe de l’Est. Sur la base d’un panier de monnaies inclusif, elle servirait dans les échanges européens. Aussi longtemps que n’existera pas de pouvoir politique supranational digne de ce nom, elle supposerait, en revanche, que les États nationaux se ressaisissent de la souveraineté monétaire et budgétaire à laquelle ils sont en passe de renoncer. Souvent invoqué de manière assez énigmatique, le principe de subsidiarité pourrait alors devenir le fil conducteur d’une réorganisation institutionnelle ambitieuse. Il s’agit, comme le dit Delors, d’une « affaire d’opportunité et de bon sens ». Pour prendre les décisions au niveau où elles sont les plus efficaces sans contredire l’intérêt supérieur, la subsidiarité pourrait en effet se décliner dans un sens démocratique radical : les décisions devant être prises le plus près possible de la population concernée, là où le contrôle des mandants est le plus contraignant et la délégation bureaucratique moindre. On peut imaginer que les salariés de l’entreprise et les habitants de la région auraient eu leur mot à dire avant l’annonce de la fermeture de Vilvorde, ou ceux de la sidérurgie lorraine ou des mines britanniques avant la fermeture des bassins et des puits.
La réorganisation de l’espace public impliquerait ainsi une redistribution des attributs de souveraineté aux niveaux local, régional, européen, voire international, sans que le niveau national soit purement et simplement aboli, et à la condition que chaque transfert soit démocratiquement débattu, décidé, et consenti. Elle pourrait débloquer la réforme institutionnelle aujourd’hui dans l’impasse, combinant le renforcement des pouvoirs supranationaux avec une confédération d’institutions nationales conservant un droit d’appel et de veto dans un système bicaméral (assemblée européenne et chambre des nations).
Rendre la priorité au politique et au social permettrait enfin de poser en d’autres termes l’alternative aujourd’hui bloquée entre approfondissement et élargissement de la Communauté.
L’effondrement des dictatures bureaucratiques d’Europe de l’Est pose la question sous une forme et avec une urgence qui n’étaient prévues ni au moment de l’adoption de l’Acte unique, ni dans la phase préparatoire au traité de Maastricht. La petite Europe de Maastricht et de l’euro flotte désormais dans un espace indéfini. Elle ne connaît pas ses limites à l’Est. Elle ne sait plus si la Méditerranée doit constituer un bassin de liaison ou si elle doit devenir une nouvelle frontière contre la misère de l’Afrique et du Maghreb. Pour ouvrir l’Europe à ses propres confins, il faudrait privilégier le partenariat politique et pouvoir mobiliser d’importants fonds de redistribution. Adopter, autrement dit, une option rigoureusement contraire à l’option libérale.
Jean Boissonnat a donné pour titre à un livre récent la Révolution de 199923. Curieuse révolution que cette révolution annoncée : une révolution monétaire et technocratique sans mouvement de foule ni intervention populaire !
Une révolution sans le peuple ?
Ou une contre-révolution libérale ?
À laquelle doivent s’opposer la passion constituante qui a donné son élan à la Révolution française, le pouvoir populaire de décider souverainement, par un processus constituant, de la distribution des compétences nationales, européennes et internationales.
L’année 1998 est celle de tous les dangers. En mai sont sélectionnés les pays « élus » de l’euro, appelés à entrer dans le noyau dur. Moment difficile pour la gauche gouvernementale. Il faudra aussi déterminer les taux de change définitifs entre les monnaies et leur parité commune vis-à-vis du dollar et du yen. L’expérience de l’unification allemande et ses conséquences fiscales ont montré, à bien moindre échelle, le péril de l’exercice. Pour peu que les retombées de la crise asiatique compromettent la croissance escomptée, il ne restera guère de marge pour une politique sociale généreuse.
Commissaire de l’Union pour le commerce extérieur, Léon Brittan se félicite déjà ouvertement de la logique engagée : « L’union économique et monétaire est en train d’obliger les pays européens à adopter une politique thatchérienne24. » Déjà, la contrainte des critères pousse à une redistribution inégalitaire à l’avantage de la richesse et du capital : « Entre 1980 et 1994, le taux d’imposition implicite du travail salarié en Europe s’est accru à un rythme soutenu, passant de 34,7 % à 40,5 %. Pour les autres facteurs de la production (capital, énergie, ressources naturelles), ce taux est tombé de 44,1 % à 35,2 % 25. » D’après le rapport Ruding, le taux moyen de l’impôt sur les sociétés a baissé de sept points en Europe entre 1985 et 1991. Dans la même période, les recettes fiscales provenant des impôts mobiliers sont passées de 3,2 % à 1,4 % des recettes totales. En l’absence d’harmonisation des législations fiscales, le dumping fiscal continue à les pousser à la baisse.
En 1993, l’Union européenne comptait officiellement 18 millions de chômeurs et 57 millions de pauvres (dont le revenu est inférieur de moitié au revenu moyen du pays). Sauf à miser sur une miraculeuse croissance, l’agenouillement d’Amsterdam augure mal de la capacité gouvernementale à concilier l’engagement libéral européen avec la priorité proclamée à la lutte contre le chômage.
Entre les deux, il n’est pas difficile de prévoir ce qui sera sacrifié.
Documents joints
- Le Monde, 13 juin 1997.
- Le Monde, 10 septembre 1997.
- Le Monde, 19 juin 1997.
- Journal du dimanche, 19 octobre 1997.
- Le Monde, 19 août 1997.
- Danielle Kaisergruber, Libération, 30 juin 1997.
- Jacques Delors, l’Unité d’un homme, Paris, Odile Jacob, 1994, p. 225.
- Jacques Delors, op. cit., p. 307.
- Marianne, 27 octobre 1997.
- Le Mond 28 octobre 1997.
- Le Monde, 17 octobre 1996.
- Le Monde, 22 novembre 1997.
- Économie européenne, n° 3, mars 1996.
- Libération, 2 décembre 1997.
- Le Monde, 13 septembre 1997.
- Jean-Paul Fitoussi, Le Monde, 28 août 1997.
- In Anicet Le Pors, le Nouvel Âge de la citoyenneté, Éditions de l’Atelier, Paris, 1997, p. 143.
- Le Monde, 7 septembre 1996.
- Le Monde, 6 mai 1997.
- Le Monde, 9 novembre 1996.
- Le Monde, 19 septembre 1996.
- Jacques Delors, l’Unité d’un homme, Paris, Odile Jacob, 1994, p. 249.
- Jean Boissonnat, la Révolution de 1999, « Questions de société », France-Loisirs, 1997.
- The Economist, 15 mars 1997.
- Rapport de la Commissions des communautés européennes, octobre 1996.