Daniel Bensaïd eut plusieurs vies, chacune recomposant l’autre, en la continuant. Né le 25 mars 1946 à Toulouse, il est mort le 12 janvier 2010 à Paris. Philosophe militant révolutionnaire, théoricien du mouvement trotskiste, il est l’une des rares incarnations du soixante-huitard resté fidèle à ce qu’il défendait alors. Dissident de l’Union des étudiants communistes, solidaire de l’« opposition de gauche » antistalinienne exclue en 1965, il fonde en 1966 la Jeunesse communiste révolutionnaire avec Alain Krivine, le mouvement du 22 mars en 1968, la Ligue communiste en 1969.
Lorsque celle-ci est dissoute, en juin 1973, il se réfugie chez Marguerite Duras pour éviter son arrestation. Il devient ensuite l’un des principaux dirigeants de la Ligue communiste révolutionnaire, LCR, créée en 1974 et anime la IVe Internationale. Bensaïd voit alors dans les événements de mai 1968 une répétition générale qui lui font croire en « l’actualité de la révolution ». Le léniniste pressé juge que « l’histoire nous mord la nuque ». Révolutionnaire professionnel, il est de toutes les tâches : lancement du quotidien Rouge en 1975, stages de formation de la LCR, service d’ordre, bureau politique, agit-prop internationale. Le philosophe normalien, enseignant à Paris-VIII, ne s’enferma jamais dans sa « tour d’ivoire » ni ne fut « chef de parti ». Bensaïd avait grandi dans le café familial, au Bar des Amis, tapis de carte et Cinzano, route de Narbonne, au milieu des ouvriers espagnols souvent réfugiés politiques. De sa mère, ouvrière modiste, contrainte de faire des ménages pour compléter son minimum retraite, et de son père, tôt disparu, un temps boxeur, juif venu d’Oran, il avait hérité un sens aigu de l’appartenance de classe, une combativité inlassable, et cette « loyauté envers les inconnus » qu’il partageait avec Dionys Mascolo (1916-1997). Il abhorrait le « cortège triomphal des vainqueurs », dénoncé par Walter Benjamin.
Ses condisciples à Normale Sup cumulaient les honneurs académiques, pendant que les « ex de 68 » se convertissaient au marketing. Son grand-père maternel avait vécu la semaine sanglante de la Commune de Paris. Bensaïd, internationaliste convaincu, travaillait sur tous les continents à « rester fidèle à ce que l’on fut » (Une lente impatience, 2004). En 1973, en Espagne, il accélère la formation de la Liga comunista revolucionaria. En 1974, il est à Lisbonne pour la révolution des Œillets. En 1976, il participe en Italie au congrès crucial de Lotta Continua. Entre-temps, des dizaines de voyages en Amérique latine, au contact des guérillas. En 1980, au Brésil, il accompagne la naissance du Parti des travailleurs.
« Le début des années 1990 fut crépusculaire », écrit-il dans Une lente impatience. Ce n’est pas seulement qu’alors, malade du sida, il a « tutoyé la mort ». C’est aussi que, mort en sursis, il se sent comme Jeanne d’Arc, dont il livre une interprétation poétique magistrale, « prisonnière d’un monde finissant » (Jeanne, de guerre lasse, 1991). Les « transitions démocratiques » en Espagne, en Amérique du Sud, au Portugal n’ont pas renforcé les révolutionnaires. Les crimes du stalinisme, dénoncés d’emblée par les trotskistes, servent à délégitimer le marxisme. Les « ex de 68 » se font une place au soleil dans « le monde tel qu’il va ».
Débute alors la seconde vie de Bensaïd. En philosophe, à corps perdu, il revisite Marx. Pour condamner toute vision linéaire de l’Histoire, et penser la multiplicité des temps historiques. Pour refuser, aussi, l’idée de « lois de l’histoire », mais s’enchanter du présent qui « à lui seul, commande le faisceau des peut-être » (La Discordance des temps, 1995), et peut-être alors la révolution. Cet éloge du présent, cette modestie neuve devant « l’insaisissable vérité historique » (Jeanne, de guerre lasse), conjuguée à l’espérance messianique de « bifurcations » historiques radicales, offrait à Bensaïd, défait mais refait, et sans avenir autre que le présent, d’unifier ses engagements épars, de les fonder et de les légitimer dans leur existence conjointe, tous ensemble et par leur ensemble même. Il lançait de la sorte un Pari mélancolique (1997), où une « politique des métamorphoses » autorise les « métamorphoses de la politique » et un nouvel esprit du communisme (Le Sourire du spectre, 2000). Bensaïd conservait une magistrature d’influence sur la LCR Et voici que le dirigeant rigide d’hier, après 1995, ouvre des cadres de débats avec les traditions non trotskistes de la gauche radicale (Société pour la Résistance à l’Air du Temps, revue Contretemps, Société Louise Michel) ; et promeut finalement le dépassement de la LCR en Nouveau Parti anticapitaliste.
Un autre Bensaïd ne peut qu’être suggéré. Celui qui conclut Une lente impatience et jure, citant Breton, que « l’œil de la poésie voit […] plus loin que celui de la politique ». Qui l’a vu regarder sa femme Sophie, lors d’une dernière séance de la Société Louise Michel, sait (si l’on peut s’en approcher) l’indicible que la poésie exprime. La fidélité de Bensaïd, la joie qu’au plus mal, intimement, il donnait aux autres, sans cesse étaient des tendresses. Sa vie fut d’une élégance rare, d’une exigence peu commune. Une vie, politique, une vie poétique. Plusieurs vies.
Willy Pelletier, Encyclopedia Universalis