Confessions d’un philosophe du XXe siècle

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Par Arnaud Spire

Vivre sous un ciel étouffant commande qu’on en sorte ou qu’on y reste. Albert Camus, dans l’Homme révolté, évoque en ces termes l’air de l’après-guerre. L’homme révolté est celui qui dit « non », il ne renonce pas. C’est aussi un homme qui dit « oui », puisqu’il affirme l’existence d’une limite au-delà de laquelle l’insupportable nourrit la démesure. L’air du temps. À la veille de l’an 2000, Daniel Bensaïd suggère, pour sa part, qu’il est d’autant plus nécessaire de parier pour la transformation révolutionnaire de la société, que celle-ci s’avère difficile et éloignée. Postérité et modernité du pari pascalien. L’argument tient en trois mots. S’il est également possible que quelque chose soit ou ne soit pas – qu’il s’agisse de Dieu, de la révolte, ou du communisme –, croire, refuser, militer ne peuvent plus relever que d’un « pari » sur l’avenir ou d’une espérance rebelle à la répétition des échecs. Pascal, en notant « l’infinie distance qui est entre la certitude de ce qu’on s’expose et l’incertitude de ce qu’on gagnera », a fourni la matrice des paris passés, présents et futurs. Le philosophe Daniel Bensaïd en expose l’actualité profane dans le Pari mélancolique significativement sous-titré : « Métamorphoses de la politique et politique des métamorphoses ».

La « mélancolie » que l’auteur attribue à son pari n’est pas celle exprimée par Alfred de Musset dans la Confession d’un enfant du siècle. Point de « maladie morale abominable ». À peine une analogie avec la sensation de vide face au monde : « Ils regardaient la terre, le ciel, les rues et les chemins ; tout cela était vide… ». La Restauration » a appris au monde que le retour de la monarchie n’était rien d’autre que la poursuite de la République… La « mélancolie » dont traite Daniel Bensaïd n’a donc pas grand-chose à voir avec celle évoquée par Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe : « Levez-vous vite orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie… » Elle est faite à la fois de déception et de réalisme. Elle intègre la dictature des marchés financiers, la gestion de la grisaille quotidienne, l’unilatéralité des experts de la pensée unique. Cette mélancolie-là émane de l’analyse du concret contemporain. Elle est profondément matérialiste. Il ne s’agit ni d’une crise de la foi, ni du déclin des absolus, mais de la fin d’une époque de la politique et de la naissance d’une nouvelle façon d’en faire : « 1997 ? Fin d’époque ? Fin de partie ? Extinction des Lumières ? Ou ambivalence des signes, annonce crépusculaire des renouvellements et des renaissances. En bonne logique – hégélienne –, écrit l’auteur du Pari mélancolique, le commencement pose une question circulaire : où commence une totalité si l’on revient inlassablement au point de départ ? L’événement révolutionnaire ou amoureux détient la clé de cette énigme du commencement toujours recommencé » (page 16).

Les métamorphoses du monde, celles de la politique, impliquent un changement d’échelle et de vitesse. Telle est aujourd’hui la conviction radicale de Daniel Bensaïd : « Quelque chose s’achève avec le siècle sans que l’on sache encore ce qui émerge, ni même si quelque lever de soleil rayonnera de nouveau » (page 19). Mondialisation et financiarisation aidants, l’époque est au dérèglement, à la dislocation spatiale, et à la discordance temporelle. Le système, écrit le philosophe, « dépasse ses bornes et s’amenuise à mesure qu’il grandit ». L’heure est à l’ajustement au monde d’une figure inédite de la politique : « Les déplacements du monde imposent de redéfinir la bonne échelle du politique. Une échelle mobile, sans doute » (page 212).

L’ouvrage pose davantage de questions qu’il n’apporte de réponses. Sans doute est-ce là la marque d’une modernité extrême. Après avoir noté la « présence de plus en plus obsédante du futur dans le présent », la façon dont « l’obligation à l’égard de l’humanité intègre de façon croissante le souci de sa survie », le philosophe dresse un constat : « L’alliance conquérante du savoir et du pouvoir semble avoir épuisé sa mission. » C’est en ces termes que se pose la question de l’avenir – et donc du communisme – au présent.

En guise d’épilogue, Daniel Bensaïd note que ce siècle « commencé dans la grande promesse des lendemains qui chantent, s’achève sur la ruine de ses espérances inaugurales… » (page 293). Changer le monde, déclare-t-il en révolutionnaire mûri et désormais serein, « n’apparaît pourtant pas moins nécessaire, mais autrement difficile que ne l’avaient imaginé les pionniers du socialisme ». Le progrès est désormais une idée à l’agonie. Il s’agit donc, suivant la belle formule de Pascal, de « travailler pour demain et pour l’incertain ». Ce livre dit à ceux qui veulent l’entendre que renoncer aux prédictions historiques n’implique pas pour autant que le présent soit devenu inintelligible et qu’on ne puisse en extraire les tendances émancipatrices dont il est porteur.

Arnaud Spire
L’Humanité, mardi 2 décembre 1997


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