La mobilisation des lycéens contre la loi Debré donne le premier coup d’éponge sur le tableau noir des calculs électoraux. C’est comme si on ouvrait tout grands les rideaux des isoloirs, les couvercles des urnes, pour chasser l’air confiné des bureaux de vote. On s’en trouve ragaillardi.
Ce qui est en train de se produire en France, cette extraordinaire mobilisation de la jeunesse fait partie d’une vague plus profonde, plus vaste, à l’échelle de l’Europe.
Après 1968, les bourgeoisies d’Europe avaient réussi à freiner la levée en masse de la jeunesse. En Grèce, le mouvement étudiant étouffait sous la botte des colonels. En Allemagne, après la tentative d’assassinat de Rudi Dutschke, animateur du mouvement étudiant berlinois, en avril 1968, le mouvement connaissait un recul. En Espagne, il était frappé par l’instauration, en janvier 1969, des lois d’exception. Les débats, les clarifications, les mûrissements nécessaires après Mai 68 et le mai rampant italien, faisaient qu’en France et en Italie, la mobilisation de la jeunesse marquait le pas.
Depuis un an, un nouvel élan est amorcé. En janvier 1972, les étudiants et lycéens espagnols entraient pour la première fois simultanément en action contre la réforme universitaire ; plus de 120 000 jeunes étaient mobilisés dans toute l’Espagne, L’an passé également, les collégiens britanniques manifestaient par milliers contre le port de l’uniforme. Cette année, ce sont près de 150 000 lycéens belges qui se sont mis en branle contre un projet de suppression des sursis analogue à celui de Debré. En Allemagne, en janvier dernier, des dizaines de milliers d’étudiants ont fait grève contre le numerus clausus, à Munich, Kief, Cologne, Berlin ; 15 000 lycéens ont manifesté à Francfort. En Grèce même, la lutte courageuse des étudiants d’Athènes contre la dictature amorce la reprise de l’opposition de masse. Et maintenant, dès le lendemain des élections : la France !
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que les conditions ne sont pas les mêmes que dans les années soixante. Cette fois, les luttes de la jeunesse peuvent se lier plus étroitement qu’alors aux mobilisations ouvrières qui atteignent une ampleur toute différente. Elles s’épauleront, se renforceront réciproquement.
En Espagne, depuis la mobilisation générale contre les procès de Burgos, à la Set, au Ferrol, à Vigo, au Guipuzcoa, les grèves de masse se succèdent. En Italie de même. En Grande Bretagne, la question de la grève générale est à l’ordre du jour. En France, en Belgique, se développent des luttes exemplaires manifestant un niveau de conscience et d’organisation rarement atteint dans les vingt années écoulées. En Allemagne, 62 % des travailleurs de la métallurgie ont refusé les conditions de renouvellement des conventions collectives ; le 26 février, 20 000 travailleurs du plus grand complexe sidérurgique du pays, chez Hoesch à Dortmund, sont partis en grève et ont défilé par milliers. Même la Hollande, pays par excellence de la paix sociale et de la politique des revenus, vient de connaître chez Philips sa première grève sauvage d’envergure depuis 45.
Et aujourd’hui le Danemark est peut-être à la veille du conflit social le plus important depuis 1936 : à moins d’une solution de dernière minute, 250 000 travailleurs seront en grève ou lock-outés !
Jusqu’au 11 mars, la vie politique française avait été suspendue, réglée sur la campagne électorale. Dans l’attente, le mécontentement, l’impatience des étudiants et des lycéens s’étaient accumulés. Le mouvement était tendu comme un ressort. La victoire volée de la majorité a déçu de nombreux militants ouvriers ; d’autres sont démoralisés, d’autres incertains. Mais beaucoup ont aussi le sentiment d’une énorme injustice supplémentaire, et l’heure est à la colère. Pourtant, ils attendent la réponse des directions syndicales, hésitant à passer à l’action sans le minimum de garanties.
Les jeunes courent moins de risques et ils ne subissent pas les mêmes tutelles bureaucratiques : le ressort se détend, vigoureusement. Et cette levée en masse peut avoir un effet en retour : rendre confiance à ceux qui doutent, remobiliser les incertains !
Cette lutte était prévisible. Quant à nous, nous l’avons préparée, nous n’en sommes pas surpris. Pendant des semaines et des semaines, à la télévision, dans la presse, sur les affiches, on a parlé aux jeunes de changer la vie. Mais on leur en a parlé avec des voix d’outre tombe ! Les jeunes ont pu voir que les Marchais et les Mitterrand n’ont pas des têtes à changer la vie des autres, eux qui ont plusieurs fois gâché la leur et un peu la nôtre. Transformer le monde, changer la vie, ce sont des choses assez importantes pour qu’on les prenne soi-même en charge. Et qu’on donne le ton.
Il est vrai qu’un lycéen, pas plus qu’une hirondelle, ne fait le printemps. Mais plusieurs dizaines de milliers, c’est déjà un bon présage. Et puis nous sommes le 22 mars ! Cela ne veut pas dire que Mai 68 recommence. Mais si la nouvelle Assemblée honteuse et son nouveau gouvernement commençaient leur exercice par une reculade, ce serait de bon augure. Ce serait la preuve pratique que nous n’attendrons pas 76, et qu’ils ne l’atteindront peut-être pas.
Car on n’arrête pas le printemps.
Rouge n° 197, 23 mars 1973
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