Daniel Bensaïd, intellectuel marxiste et stratège communiste

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Darren Roso, jeune chercheur australien, vient de rédiger un livre sur Daniel Bensaïd, destiné à faire référence. Ce livre paraîtra en 2017 aux éditions Brill (Historical Materialism Book Series), sous le titre Daniel Bensaïd : From the Actuality of Revolution to the Melancholic Wager. À l’occasion de cette parution prochaine, nous publions cet entretien avec son auteur.

On peut également se référer à l’article de ce site : Daniel Bensaïd, une politique de l’opprimé. De l’actualité de la révolution au pari mélancolique, coécrit avec Fabio Mascaro Querido.

J’ai découvert l’œuvre de Daniel Bensaïd par hasard en 2011, ayant trouvé un exemplaire de Marx l’intempestif dans une librairie radicale locale. Je n’avais pas rencontré Bensaïd auparavant, mais en feuilletant le livre et en découvrant les références à Spinoza et à Hegel, à la lutte de classe et au temps, j’ai été intrigué. J’ignorais le contexte de ce livre, celui du débat français autour de Marx et l’histoire singulière de la Ligue communiste révolutionnaire, dans laquelle la trajectoire de Bensaïd s’inscrit. Le cadre théorique et le langage philosophique étaient différents – mais pas incompatibles – de celui dans lequel j’avais été éduqué au marxisme, ce qu’on pourrait nommer la tradition socialiste internationale, dont Tony Cliff, Duncan Hallas et Chris Harman sont les figures de proue. Ma curiosité était née et ce fut irréversible ! Je me suis procuré tout ce que je pouvais trouver en anglais, car à l’époque je ne parlais pas un mot de français. Ses écrits sur Lénine, les essais rassemblés dans Strategies of Resistance et l’hommage rédigé par Sébastien Budgen dans International Socialism, m’ont touché, en particulier la façon dont Budgen replace Bensaïd dans la continuité de Chris Harman, en dépit de leurs différences. Je suis sans cesse revenu à Marx l’intempestif, parce que j’aimais ce que je lisais et j’ai pensé qu’il avait des choses à dire par-delà les frontières du monde francophone et hispanophone. Marx l’intempestif me semblait parler du présent par-delà les limites de la tradition.

Ensuite, au cours des années 2012-2013, la gauche radicale australienne a connu un débat important concernant la question de l’unité révolutionnaire et celle de l’organisation. Ce moment fut capital dans mon exploration de la pensée de Daniel Bensaïd. Comme le savent les camarades français, il a traité en profondeur la question de la pluralité des traditions et des organisations. Pluralité ne veut pas dire confusion. Cette question a une longue histoire. Il était aussi un partisan infatigable d’un Marx politique et révolutionnaire, en tant que composante nécessaire de cette histoire. Il faut aussi savoir que, tandis que ce débat avait lieu, l’autobiographie de Bensaïd se trouvait publiée en anglais pour la première fois. C’était une sorte de hasard objectif, augmentant la force d’attraction qu’il exerçait sur moi.

Pour moi, cette œuvre politique et théorique recoupait le débat qui avait alors lieu en Australie. Les partisans de l’unité défendaient l’unité révolutionnaire, sur la base d’un programme révolutionnaire clair. Tous ceux qui reconnaissaient cette nécessité étaient bienvenus, ce qui signifiait qu’il ne fallait pas liquider les controverses politiques du passé ou les traditions politiques antérieures. Et il y eut beaucoup de désaccords ! Mais ce qui importait, depuis le point de vue du présent, était que nous nous unissions sur un programme commun, révolutionnaire, marxiste, se prononçant pour le pouvoir des travailleurs et pour l’abolition du capitalisme et que nos militants prennent position dans le combat contre le patronat, en gagnant de nouvelles recrues en vue d’une transformation totale de la société. Sur ce point, une politique clairement marxiste était essentielle.

Comment ta lecture de Daniel Bensaïd s’inscrivait-elle dans ce projet ?

L’unité révolutionnaire qui avait réussi – quoique modeste – avait associé les fondateurs de deux courants radicaux qui étaient nés de la radicalisation des années 1960 en Australie, Tom O’Lincoln et John Percy.

Dès lors, une part centrale de la discussion unitaire portait sur le besoin de théorie. La théorie n’est pas un méli-mélo éclectique dilué, un bric-à-brac soumis aux modes. Des fondations solides importent. « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire », disait Lénine. D’autres exemples sont plus familiers en Australie, comme Tom Mann, qui, durant une grève des mineurs de Broken Hill, déclara que les travailleurs devaient « lire le Capital – la Bible de la classe ouvrière ! ». Le mouvement socialiste a une histoire théorique riche, nécessaire, car notre mouvement est clairement anti-élitiste et radicalement démocratique.

Le résultat des discussions sur l’unité fut de lier deux traditions avec deux histoires distinctes. Culturellement parlant, on peut dire de façon générale qu’émergea une tradition trotskiste parente de celle des États-Unis – avec James Cannon et Peter Camejo pour références – et de la Grande Bretagne – avec Tony Cliff et les International Socialists.

Personne ne parlait vraiment de la LCR et de ses traditions. Il n’y avait pas de raison à cela. Mais cette tradition était l’une des plus riches, en rapport avec les organisations qui avait résisté à l’assaut néolibéral des années 1980, à la fois du point de vue des militants et de la production théorique et politique. L’histoire de la revue Critique communiste puis la fondation de la revue Contretemps par Bensaïd constituent la preuve de cette fécondité.

Ainsi, compte tenu du fait qu’une bonne part de ce que font les militants socialistes consiste à s’adresser au peuple, à discuter et à débattre – tout en étant actifs dans diverses luttes -, il était utile d’extraire le travail et les contributions de Bensaïd d’une France provinciale et de le resituer dans le champ élargi de la mémoire théorique et politique, au cœur de mon propre courant politique en Australie. Un petit pas en ce sens fut notre festival marxiste annuel, où nous avons discuté de Daniel Bensaïd dans le cadre de nos sessions sur les vies rebelles et révolutionnaires.

Pourquoi as-tu décidé d’écrire ce livre et comment as-tu procédé ?

L’éventualité de rédiger le livre sur Bensaïd n’allait pas de soi. Un certain nombre d’éléments m’y ont conduit. D’abord, j’ai contacté Michael Löwy pour lui soumettre une proposition de recherche, qu’il a acceptée. Ensuite, j’ai discuté avec certains camarades expérimentés en matière de rédaction et j’ai proposé un court essai, sous-estimant naïvement l’ampleur du projet. Ensuite, la prise de contact avec Sébastien Budgen à Paris a été déterminante dans ma décision de rédiger un livre sous sa forme actuelle.

Un fil rouge courait derrière la décision d’écrire ce livre. Ce fil rouge était le souci de maintenir l’héritage et la mémoire de la « dernière génération d’Octobre ». La mémoire peut être détruite et c’est pourquoi il est indispensable qu’une nouvelle génération politique prenne au sérieux l’« ancienne » génération, parce que rien de neuf n’est jamais né sans avoir été en mesure de juger la précédente, les débats qu’elle a menés et les batailles qu’elle a conduites. L’amnésie ne conduit pas à une bonne politique et elle conduit à une mauvaise philosophie !

La gauche radicale subit des temps difficiles aujourd’hui. Sa crise est le résultat de son incapacité à se confronter décisivement à l’offensive capitaliste. Il semble que les moments de crise produisent des effondrements particulièrement destructeurs au sein de la mémoire théorique, historique et stratégique.

On ne peut nier que nos références ne rajeunissent pas. Les tristes nouvelles des disparitions d’Ellen Meiksins Wood et de Benedict Anderson dernièrement, de Bensaïd et de Chris Harman auparavant, et de Dieu sait qui d’autre demain, soulignent l’importance de l’héritage et de la reconstruction. Les jeunes militants sérieux doivent affronter cette perte.

Pour organiser mon travail sur ce projet, j’ai divisé classiquement mes tâches en trois parties. Premièrement, j’ai exploré les recherches rassemblées sur le site Daniel-Bensaid1, une ressource précieuse. Les organisateurs de ce projet méritent mille fois d’être félicités. Deuxièmement, j’ai recherché les gens auxquels je voulais parler, qui avaient une histoire partagée avec Bensaïd. Troisièmement, j’ai recueilli, autant que je pouvais, les documents historiques de la LCR, Contretemps, les livres de Bensaïd et les autres contributions au débat sur Marx en France. Ensuite, j’ai commencé à écrire dans mon appartement, à Saint-Denis.

Qu’est-ce qui te semble le plus actuel et le plus fécond dans sa pensée ?

La lutte ! Je pense que la lutte des classes est la question principale. C’est pour cela que Bensaïd aimait citer l’échange entre Marguerite Duras et un journaliste du Nouvel Observateur. Si l’on considère l’assaut historique de Valls et El Khomri contre le code du travail, et la résistance suscitée, il est clair qu’être un partisan de la lutte des classes est plus actuel que jamais. Le Medef et le patronat n’arrêteront pas leurs attaques, alors pourquoi devrions-nous capituler ou céder du terrain, dans les luttes comme dans la théorie ?

Ce point de départ fournit un accès à la pensée la plus large de Bensaïd.

Il était un fil rouge à l’époque où les fils rouges étaient nécessaires. L’opposition de gauche, et les affinités électives de Bensaïd, constituées de combattants et de théoriciens vaillants, étaient des gens qui rendaient ou tentaient de rendre intelligible leur temps, alors que les monstres frappaient à la porte. Rendre une époque intelligible, c’est suivre un fil rouge qui ne cède rien à l’air du temps et qui ne renonce pas au projet libérateur pour cause d’impatience. Il s’agit de rester calme face à la catastrophe qui s’annonce.

Il y a en particulier quatre points que j’aimerais souligner, qui sont féconds et pas seulement dans la pensée de Bensaïd, mais qui la rendent exemplaire.

D’abord, à l’intérieur des limites de notre histoire présente, il était capable à la fois d’écrire théoriquement tout en étant engagé dans l’action militante. Le rapport entre le temps consacré à la théorie et ses responsabilités politiques n’est pas resté constant au cours de sa vie, mais il les a toujours liées entre elles et cette combinaison doit être préservée.

Deuxièmement, son affirmation d’un détour nécessaire par Marx demeure la nôtre. Et ce n’est pas parce que le cadre théorique de Marx serait a priori la bonne voie ou parce que les outils conceptuels qu’il a fournis resteraient éternellement valides. L’immortalité théorique n’existe pas. Marx nous importe, parce que, bien qu’historique, le capitalisme est un système universel qui conditionne la vie de millions de femmes et d’hommes sur terre, qui les domine, qui brise leurs espoirs et leurs rêves, et qui dévaste la planète. C’est cet ensemble de relations objectives qui fait de la critique de Marx un point de passage nécessaire pour tous ceux qui brûlent de colère contre l’oppression. La critique veut le combat contre le système. Aucun concept, aucun procès social, ni aucune règle n’échappent à la critique impitoyable et sans fin de Marx. De même que Hegel enjoignait de passer par Spinoza pour comprendre la philosophie, nous devons passer par Marx pour saisir la logique sociale du capital.

Bensaïd s’est battu pour relier la raison stratégique à cette critique. La politique comme art stratégique a constitué le cœur et l’âme de son travail. Il a relié la critique aux hypothèses stratégiques, afin que les stratégies rivales de la gauche radicale se confrontent les unes aux autres sur le terrain de la lutte, organisant, rassemblant et éduquant les militants en vue de renverser le pouvoir politique bourgeois. La raison stratégique est un concept qui rend pertinent ce que le premier mouvement socialiste avait réalisé dans certaines parties du monde – des dirigeants d’organisation radicales impliqués dans la direction politique et dans la théorie. Théorie et stratégie sont articulées dans la raison stratégique, sans jamais s’effondrer l’une sur l’autre. Si l’on en veut une image, regardons Lénine, Rosa Luxemburg, Franz Mehring, Antonio Gramsci et Georg Lukacs (de façon brève). Aujourd’hui, les conditions sont évidemment complètement différentes, mais les aspirations demeurent et nous l’avons constaté pendant l’agitation de la fin des années 1960 et des années 1970, avec l’essor des publications et des journaux de la gauche radicale dans des endroits comme l’Italie, la France, la Grande-Bretagne. Actualiser la raison stratégique, la maintenir, est un travail militant qui ne peut être tenu pour acquis. Cette unification de la théorie et de la pratique exige un parti révolutionnaire de masse capable de donner aux idées révolutionnaires une forme organisée. C’est très éloigné de ce qu’est la gauche radicale aujourd’hui, ce qui frustre tant de ses partisans.

Troisièmement, le projet de Daniel Bensaïd s’est confronté au marasme du « désastre obscur », comme l’a nommé Badiou à la suite de Mallarmé. Ce moment, celui de l’effondrement de l’URSS, constitue la fin d’une séquence politique, mais aussi le commencement de quelque chose de nouveau. La séquence qui se clôt pose la question de savoir ce qui se termine : s’agit-il du court vingtième siècle ou bien des révolutions inaugurées par ces événements fondateurs de la modernité que sont les révolutions anglaise, américaine et française ?

Confronté à ce désastre obscur, Bensaïd travailla à sauver un projet émancipateur des désastres du siècle, d’abord en luttant contre l’effondrement stalinien au cœur du communisme. Ce projet a un fort noyau philosophique. Avec son travail sur Benjamin, puis sur Marx, il me semble qu’il est l’une des principales figures à avoir labouré philosophiquement ce moment du désastre obscur. Et plus encore, il a éclairé ce défi, au lieu d’ajouter à la désorientation.

Le problème lié à ce défi philosophique implique plusieurs questions : d’où venons-nous ? d’où devrions-nous partir ? et d’où devrions-nous recommencer ?

La principale leçon que j’ai retenue de cette œuvre est qu’une politique révolutionnaire ne peut éviter de se poser en permanence ces questions, aussi longtemps que nous travaillons pour l’incertain.

En dernier lieu, la portée esthétique de son travail demeure. Sa forme littéraire n’est pas flottante, hasardeuse, elle est au service de l’émancipation humaine. C’est une forme mise au service d’une idée, un message et un appel à ne pas céder au capitalisme, à ne pas simplement bricoler à ses marges, mais à se battre pour le communisme. Afin de se battre pour une insurrection de l’espoir, en vue de supprimer l’ordre des choses existant, pour rendre son actualité au nom secret de la résistance et de la révolte, sa plume était au service de la grande colère rouge des opprimés. L’encre de cette plume de combat était la fidélité à tous ces camarades connus et inconnus, qui avaient affronté la torture, la prison, le meurtre, parce qu’ils avaient choisi de résister à l’intolérable et de se battre pour la liberté. Ils faisaient tous partie de ce que Walter Benjamin aurait appelé la tradition des opprimés.

Daniel Bensaïd a consacré une partie de son travail à critiquer les pensées contemporaines, qu’elles soient originales ou médiocres. Peux-tu revenir sur sa conception de la lutte d’idées et sur son importance persistante ?

Bensaïd était passionné par les idées et les débats, oxygénant son courant politique. Il a démontré qu’il était possible de rénover les idées et de les rendre accessibles. Tant de dimensions se combinent ici, comme sa participation à Rouge, ses polémiques avec ses adversaires à gauche et hors de la gauche.

Je crois qu’il est utile de dire quelques mots de Rouge avant d’aborder la bataille d’idées concernant les penseurs contemporains. Bensaïd fut au centre du lancement de Rouge, cet enfant de mai 68, publiant ce journal clandestinement après la dissolution de la Ligue en 1973 et prenant la décision de passer à un quotidien à la fin des années 1970. Il l’a utilisé comme support pour populariser les idées et les arguments radicaux. Le journal était une sorte d’organisateur collectif, maintenant ensemble débats et cohésion, tandis qu’éclataient des événements tumultueux. C’était un journal qui servait la résistance, les opprimés et les exploités, pendant 1968, puis pendant les années Mitterrand et le renouveau des luttes en 1995

Je veux dire que l’énergie qu’il a mise dans ce journal – sans oublier les autres moyens de débat et de discussion du côté de l’extrême gauche – était essentielle pour le combattant des idées éloquent qu’il était devenu, pleinement engagé dans les débats de son temps. Cela impliquait de traduire des positions politiques et des idées nuancées dans un langage éclairant, dans l’espoir d’atteindre une large audience du côté des travailleurs, des étudiants, des intellectuels, de tous ceux qui étaient engagés dans la lutte. Cela ne doit évidemment pas être négligé, même quand il utilisait une vaste gamme de références et d’images afin de convaincre, parce qu’il s’agit d’une partie constitutive de la bataille d’idées. Trop souvent, la transmission des idées radicales est déformée par le filtre de l’université et de ses diplômés, comme si c’était l’enjeu principal, alors qu’il importe tout autant de créer une culture accessible pour une audience salariée radicale.

C’est là un défi permanent de la gauche radicale, et Bensaïd a sans aucun doute relevé ce défi en faisant coexister deux styles différents dans son œuvre : un style immédiatement accessible et un style plus élaboré philosophiquement. Le premier permet de débattre avec des figures contemporaines, de Michel Rocard et Lionel Jospin jusqu’à Bernard-Henri Levy, il permet de populariser Marx, d’intervenir dans l’espace public, et est utilisé lors des cours de formation et des discours adressés à la gauche radicale. Le second n’est accessible qu’à un public plus restreint, ce qui ne diminue pas son importance. C’est celui des critiques amicales adressées à Alain Badiou, Antonio Negri, Jacques Derrida et Louis Althusser. Il n’y a pas de mur étanche entre ces deux styles, tous les deux jouant leur rôle respectif dans la bataille d’idées.

Durant les années sombres de la décennie 1980, alors que la mort de Marx était proclamée, Bensaïd n’a jamais pensé qu’il s’agissait d’un simple effet des médias dénonçant Marx à l’occasion d’une période de défaite et qu’il suffisait d’attendre que les conditions s’améliorent. Cela aurait été une attitude passive. Des conditions améliorées de la lutte de classe changent aussi celles de la lutte d’idées. Par le passé, la gauche a enregistré des avancées lorsque le mouvement ouvrier progressait, comme au moment de la Révolution russe, lors des années de luttes des décennies 1960-1970, ou plus récemment lors des grèves de 1995 en France. Les luttes ouvrières structurent le terrain de la bataille d’idées et, d’une façon générale, le mouvement ouvrier n’est pas parvenu à briser la spirale de la défaite depuis les années 1980. Ce qui veut dire que, lors de ces périodes de recul, une forte armature théorique est nécessaire.

En tant qu’intellectuel révolutionnaire, Bensaïd n’était pas un « professeur rouge », à la tête d’un savoir expert pour dire aux opprimés ce qui est vrai. Il ne fut jamais non plus l’un de ces intellectuels officiels, si répandus en France. Il est important de le souligner, car Daniel Bensaïd voulait dépasser cette histoire française problématique qui est celle des relations entre mouvement ouvrier et intellectuels. Souvent l’intellectuel fut un compagnon de route, Sartre étant l’exemple le plus célèbre. Quand ils n’étaient pas de type sartrien, les intellectuels étaient des intellectuels de parti, soumis à la force de gravité du Parti communiste et de tous ses virages stratégiques, suscitant la vieille méfiance ouvrière à l’égard des intellectuels.

Mais comme nous l’avons dit plus haut, le mouvement ouvrier a besoin de théorie. C’est la première classe de l’histoire qui est amenée à prendre le pouvoir de façon consciente, parce qu’elle est dominée idéologiquement, économiquement et politiquement. Ce ne fut pas le cas des révolutions de la bourgeoisie. Si la classe travailleuse doit faire la révolution, elle doit combiner les leçons de sa propre résistance avec les plus hautes productions de la culture humaine.

Sur ce plan, la bataille des idées est inséparable de la bataille pour l’hégémonie. La société capitaliste fragmente la conscience, inculque la docilité, l’obéissance et l’idée reçue qu’elle constitue le meilleur des mondes possibles. Pour surmonter cela, la théorie est nécessaire.

La question de l’hégémonie nous oblige à reconnaître que les intellectuels révolutionnaires sont en position subalterne par rapport aux intellectuels organiques des classes dominantes qui œuvrent au sein du gouvernement et des institutions impliquées dans la reproduction sociale. Les intellectuels révolutionnaires sont ainsi contraints de s’appuyer sur des supports sociaux subalternes en vue de forger un contre-pouvoir intellectuel, le mouvement ouvrier étant ici la clé, aussi longtemps du moins qu’il parvient à échapper à l’ouvriérisme. Mais avec l’affaiblissement général du mouvement ouvrier, cela devient difficile et, à certains moments historiques, on ne peut éviter de se battre au sein de petites organisations, parfois dominées par d’autres forces sociales – comme les étudiants et les intellectuels – en étant incapables de s’appuyer seulement sur le mouvement ouvrier. Sans perspective sur ce plan, il est difficile de comprendre l’utilité des idées.

Parce qu’il prenait au sérieux l’unité de la théorie et de la pratique, il pouvait maintenir l’horizon ouvert sur la théorie. C’était là son idée d’une « lente impatience » en vue de reconstruire des cadres intellectuels et politiques pour la gauche du nouveau siècle. Il était partant pour se confronter véritablement à d’autres courants de pensée radicaux, ceux de Foucault, Deleuze ou Bourdieu, intellectuels qui ont marqué une génération radicale postérieure à celle de Bensaïd. Mais il est important de considérer que le pluralisme intellectuel ne signifie pas la confusion ni le désordre des idées. Personne n’a les clés du futur. Et celui qui le prétend est un parfait menteur. C’est pourquoi le débat démocratique rigoureux est nécessaire, pour dessiner les différences entre courants intellectuels et politiques, avec le but de parvenir à la clarté et à une représentation du monde permettant de le transformer.

Selon toi, quels sont les moments principaux de la réflexion de Daniel Bensaïd ?

Malheureusement, tout découpage implique une périodisation. Toutes les périodisations n’offrent qu’une ombre de la réalité, en simplifiant des questions qui sont toujours plus compliquées, marquées par les bifurcations et les rencontres hasardeuses. Je suis d’accord avec Fredric Jameson qui affirme que « nous ne pouvons pas ne pas périodiser », et je dois dire que je ne crois pas à l’existence de ruptures absolues dans l’œuvre de Daniel Bensaïd, sans même parler de rupture épistémologique.

Je voudrais souligner trois moments principaux.

Le premier moment est celui son exclusion du PCF et la construction de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR). Pour des raisons évidentes, cela lui octroya une liberté de pensée à distance des diktats du PCF.

Le second correspond aux années du « léninisme pressé », de Mai 68 à la fondation de la LCR au milieu des années 1970. Ce moment consiste en une réorientation qui s’éloigne de ce léninisme, imprégnée d’un substitutisme guévariste discutable, en direction d’une vision plus mature du marxisme, qui insiste sur le développement de la conscience de classe et sur le front uni. Le résultat de ce changement peut être constaté dans Révolution et pouvoir. Il était nécessaire de franchir ces étapes, parce que ses choix politiques et théoriques – ainsi que ceux de la majorité de la IVe Internationale à cette époque –, avaient conduit à un échec tragique en Argentine, il ne faut jamais l’oublier.

Troisièmement, du milieu jusqu’à la fin des années 1980 a eu lieu ce qu’on peut nommer son « tournant littéraire ». Cette époque fut pour Daniel Bensaïd l’occasion de combiner les cours destinés à l’école des cadres de la IVe Internationale, l’implication au Mexique et au Brésil, la relecture de Marx (et de Hegel), la découverte de la pensée messianique et la reconnaissance de ce moment sinistre qui fut celui des années 1980 en Europe. Il faut souligner qu’il a écrit à l’occasion du bicentenaire de la Révolution française et sur Walter Benjamin jusqu’à la fin des années 1980, tout en accumulant quantité de notes lors de sa lecture du Capital avec ses étudiants.

À la fin des années 1980, la LCR avait à réaffirmer son projet révolutionnaire face à la débâcle du mitterrandisme. La IVe Internationale identifiait ce qu’elle nommait la crise du mouvement ouvrier. Cela impliquait un changement dans la façon dont Trotski concevait le programme de transition – et je dirais que c’était un peu tard de toute façon – exigeant la reconstruction de longue haleine d’un niveau social et politique du mouvement ouvrier, parce que les conditions de la politisation avaient changé. Je pense que Daniel Bensaïd avait pris conscience du fait que le réarmement historique et stratégique était nécessaire pour maintenir ce courant uni sur le long terme.

Ensuite, un double processus survint, à la fois personnel et politique, additionnant leurs développements dans les années 1980. Le premier était la chute du Mur de Berlin et le second sa maladie. Le premier témoignait de l’entrelacement entre ses écrits sur Walter Benjamin et A la gauche du possible, le manifeste de la LCR à la rédaction duquel il avait largement contribué. Une question clé est celle de la transition entre l’ancien et le nouveau, alors que la gauche expérimentait une transition, incertaine, mais nécessaire, au moment où les régimes staliniens des pays de l’Est s’effondraient. Le travail du négatif accomplissait son œuvre féroce. Cela constituait une part de la nouvelle perspective, dont les contours se dessinaient à l’initiative du NPA, s’incarnant dans le slogan d’un nouveau parti pour une nouvelle période. En second lieu, sa maladie, diagnostiquée je crois en 1990, signifiant qu’il lui serait désormais impossible de voyager comme avant, le vit s’éloigner progressivement de la direction quotidienne de la LCR et placer davantage d’énergie dans le travail théorique et littéraire. Sa trilogie sur Marx fut le fruit de ce travail, réalisé en parallèle avec les grèves du secteur public de 1995.

Au sein du travail théorique fondateur qu’il a accompli entre 1989 et 1995, je ne vois pas de changement majeur.

Comment vois-tu la remise en cause des options léninistes initiales ?

J’aimerais inverser la question, en vue d’expliquer ce que fut Lénine pour le Bensaïd de la maturité. C’est important de le faire, car beaucoup de contresens entourent la figure de Lénine, qui accompagna Bensaïd tout au long de son existence.

Lénine était un partisan de la spécificité de la politique, autrement dit, il affirmait le savoir politique de la classe ouvrière. Ceci a été esquissé en maints endroits, en particulier dans Que faire ?, un texte peu lu et encore moins compris.

L’axe principal de ce document est l’aspiration de la classe ouvrière à se connaître elle-même, et à comprendre les activités de toutes les classes de la société contemporaine. Il s’agit d’un savoir politique, qui détruit les mirages du fétichisme de la marchandise à travers la lutte. Ce savoir n’est pas livresque ; c’est un savoir pratique, qui surgit de façon immanente de l’expérience même de la lutte politique, politisant durablement les combattants sociaux.

Bensaïd prêtait également une extrême attention au militant de parti, comme tribun du peuple, capable de répondre à toute manifestation d’oppression et prêt à faire face à l’imprévisible, à tout événement inédit, afin de construire l’hégémonie nécessaire à la lutte révolutionnaire. C’est pourquoi, pour Bensaïd, Lénine représentait une figure combinant un travail patient sur le long terme et les crises de domination imprévisibles.

Ceci dit, le jeune Bensaïd – celui qui rédigea en 1968 « La notion de crise révolutionnaire chez Lénine », son mémoire de maîtrise – prêtait attention à la lutte politique et à l’abolition de la domination bourgeoise. Mais il était imprégné par une temporalité urgente, pressée, laissant de côté tout ce qui concerne la logique de l’hégémonie dans son appréciation de Lénine. Cela changea à partir du milieu des années 1970. À partir de là, il prêta davantage d’attention aux formes de la domination sociale et à la centralité de la bataille pour l’hégémonie. Ensuite, au cours de la fin des années 1980, avec l’effondrement du temps historique – dans Stratégie et parti –, Lénine se trouve relié au temps brisé de la politique, relié à une critique du temps vide et homogène. À la suite de ces lectures, je dirais que Bensaïd a peu changé son attitude envers Lénine. Ce qui est central est l’idée que le parti est un opérateur stratégique, enraciné dans la réalité sociale sans se confondre avec elle, apte à prendre l’initiative et capable de se replier en bon ordre, prêt à affronter et à résoudre une crise révolutionnaire.

Penses-tu que cette réflexion sur la politique comme art stratégique soit indissociable de l’histoire de la LCR, ou bien lui accordes-tu une portée plus large ?

C’est une question difficile. La question de la politique comme art stratégique est centrale pour son engagement dans la LCR, oui, absolument. Au sein des contradictions du moment historique, il prêtait une grande attention à la stratégie. Sans stratégie, il ne peut pas y avoir de dépassement du règne de la bourgeoisie. La stratégie, comme on le sait, est étroitement liée avec sa relation à Marx.

L’histoire se déroule de façon immanente, et s’emparer politiquement des possibilités est le facteur décisif dans ce déploiement de l’histoire, le temps de la politique étant brisé. Pour Bensaïd, une organisation politique doit être capable de combiner continuité et discontinuité, là où les événements peuvent être associés à un travail de construction à long terme. L’« art de la politique est le génie du moment favorable, de la conjoncture, de la capacité à saisir là où se joue l’actualisation des possibles ».

Qu’elle soit juste ou non, cette vision présente des différences avec celle de Marx (et avec celle d’Ernest Mandel). Elle s’oppose radicalement à ce que Bensaïd définissait comme le pari sociologique, c’est-à-dire l’idée que le développement industriel guide la massification du prolétariat, cette croissance numérique et la concentration des classes laborieuses les amenant à faire progresser leur organisation et leur conscience. C’est la logique du capital lui-même qui est alors censée conduire à « la constitution du prolétariat en classe dominante ».

Il s’agit aussi d’une rupture avec le dogme trotskiste d’un programme de transition, qui vise à faire mûrir les conditions de la révolution alors que le facteur subjectif se fait attendre, tarde au rendez-vous, le programme étant alors chargé de résoudre ce décalage.

La stratégie, en tant qu’elle est la base sur laquelle les révolutionnaires rassemblent, organisent et éduquent les militants vise à renverser le pouvoir politique bourgeois. Ce qui implique deux choses : l’immanence radicale et la mémoire. Le développement immanent de l’expérience et de la lutte historique, où les hypothèses stratégiques peuvent être testées, et la mémoire des plus grands moments de l’histoire du mouvement ouvrier, comme les débats au sein de l’Internationale communiste. C’est là une leçon universelle.

Je crois que la LCR a subi une sorte de choc à l’occasion de l’effondrement du temps historique qui fut celui des années 1980, alors que s’affaissaient les espoirs de la période précédente. Ils étaient impliqués dans des débats vifs avec d’autres courants du mouvement ouvrier, capable de développer une argumentation révolutionnaire. Faute de recomposition des partis ouvriers du côté de la gauche radicale, il ne se produisit aucun dépassement ni aucun débordement des partis réformistes. Des moments pareils ébranlent les fondations stratégiques, tandis que la question stratégique subit une éclipse. Un moment semblable, qui fut important pour Bensaïd, fut la synchronisation espérée entre la radicalisation espagnole et la révolution portugaise, mais aussi l’attente de ce qui pourrait surgir des luttes sociales, au cours des premières années du gouvernement Mitterrand.
Mais la politique comme art stratégique était également importante dans le combat contre les illusions sociales, la croyance que seules les luttes sociales importent pour l’émancipation, sans poser la question de la domination politique et de ses formes. Ici encore, c’est une question universelle, comme le montrent les discussions au sujet de la capitulation et de la défaite de Syriza. Cela n’est ni nouveau ni original.

Daniel Bensaïd a revisité le messianisme juif, notamment à travers la figure de Walter Benjamin. N’est-ce pas contradictoire avec l’affirmation d’une « politique profane » ? Dans quelle mesure s’agit-il selon toi d’une poursuite de sa réflexion stratégique ?

Premièrement, Bensaïd voulait révéler un Benjamin marxiste, politique, révolutionnaire. Paradoxalement, ce retour à Benjamin visait à supprimer la religiosité persistante dans certaines interprétations dogmatiques de l’œuvre de Marx et dans le sens commun de la gauche. Au moyen de la publication de son travail sur Benjamin, il prouva qu’il était possible de lire Marx via Benjamin. La religiosité persistante consistait en une mythologie figée, qui présentait la révolution comme historiquement inévitable, fonctionnant comme une théologie terrestre, structurant l’horizon des militants radicaux.
Prenons un peu de recul et posons une question simple : quelle fut l’expérience historique clé de la « dernière génération d’Octobre » ? À mon sens, ce fut l’expérience précoce du fait qu’ils avançaient en même temps que le cours de l’histoire, de soulèvement radical en soulèvement radical, toujours plus haut et plus loin. Puis, à un moment précis durant les années 1980, ils durent se confronter à une histoire à contresens. À ce moment, de petites organisations peuvent en venir à fonctionner comme des sectes religieuses, s’accrochant à leur petite part de vérité. Par le passé, beaucoup de sectes religieuses se sont dressées contre le cours de l’histoire en espérant l’apocalypse ou les miracles. Soyons honnêtes, le marxisme lui-même, lorsqu’il n’est pas critique de lui-même, peut devenir le cadre d’une telle attente.
C’est pourquoi la relation de Bensaïd à Benjamin, à son messianisme, était paradoxalement un moyen pour échapper à cette impasse. Pour le dire brièvement, Benjamin demande trois choses au matérialisme historique : la discontinuité du temps historique, le rôle de la classe ouvrière et la tradition des opprimés. Ces trois points forment un tout, à partir duquel la politique obtient le primat sur l’histoire. L’histoire est le site de la bataille sociale et politique et elle peut être comprise politiquement, depuis le présent. Cette dette messianique aux opprimés est liée à la compréhension historique.
Je ne crois pas que Benjamin puisse façonner notre stratégie, mais je pense que les trois moments du temps, de la lutte de classe et de la tradition sont stratégiquement centraux. Pour Bensaïd, la préservation ouverte du passé était nécessaire, ouverte aux nouvelles possibilités sans être oubliée. Je pense qu’il s’agissait de maintenir la continuité d’une tradition politique, l’expérience de la génération d’Octobre, de la Révolution russe et de ses débats induits, à un moment où il était clair que la IVe Internationale ne deviendrait pas le noyau du nouveau parti mondial de la révolution socialiste. Ce qui était espéré – et Benjamin fournissait les clés pour cela –, c’était une compréhension de la force gravitationnelle de l’histoire, de la façon dont les batailles présentes révélaient les expériences du passé, des correspondances secrètes avec le passé, alors que la continuité de la mémoire semblait brisée.

Peux-tu revenir sur la notion de pari, et sur son sens à la fois théorique et politique ?

Je voudrais répondre à cette question par une référence à Hegel et à Lénine. Pascal avait relié la dialectique aux commencements. Dans la Science de la Logique, Hegel se demande par quoi la science doit commencer. La question des fondations était un problème central pour la philosophie allemande et pour la pensée dialectique. Pour Hegel, ce commencement présente deux côtés, avec dans chaque cas une médiation et une immédiateté. Ces termes forment un couple, une paire, à la fois résultat et fondation. Pour transposer ceci dans la pensée radicale, il n’y a rien dans l’histoire ou dans la politique qui ne contienne pas également immédiateté et médiation, les deux étant inséparables. C’est là le fondement de l’idée qu’on recommence toujours par le milieu, politiquement parlant, parce que tout commencement a une histoire.
Il est intéressant de noter qu’en 1901, Lénine écrivit un article intitulé « Par où commencer ? », pour l’Iskra. Je pense que c’est une brillante démonstration de la logique qui est située derrière ce problème. Lénine parlait de la préparation à l’affrontement, de la construction d’une organisation forgeant des militants et des dirigeants aptes à réagir aux moments critiques et aux différents seuils de la lutte. Ce que Lénine tentait de combiner était une préparation systématique et planifiée, le travail précis des militants, capables de faire avancer ce travail de façon rigoureuse, de façon à pouvoir faire face aux moments de rupture, aux contingences et aux complications politiques inattendues. Lénine argumentait contre l’idée qu’une organisation peut fonder ses perspectives de façon optimiste sur l’anticipation des explosions ou des événements fondateurs, pour le dire dans les termes de la LCR historique.
La lucidité est nécessaire pour répondre à la question « par où commencer ? » (ou recommencer) en politique, et sur ce plan je pense que Le Pari mélancolique joue un rôle central. Le pari a une longue histoire, de Pascal à Lucien Goldmann et à Ernest Mandel. Pour Mandel, qui avait lu Goldmann, il s’agit de mobiliser le pari, dans une sorte d’« optimisme de la volonté et d’optimisme de l’intelligence ». L’optimisme de la volonté est excellent, mais quand il est combiné à l’optimisme de l’intellect, on peut se mettre à bâtir des châteaux en Espagne et perdre sa lucidité. C’est quelque chose que Bensaïd voulait résolument éviter, même si cela signifie que nous œuvrons pour de l’incertain, du côté de la politique radicale. Quand nous œuvrons pour de l’incertain, nous œuvrons avec raison.
Bensaïd a innové en introduisant le côté mélancolique du pari, soulignant la nature tragique du combat pour la liberté. En effet, à certains moments du présent, le nécessaire et le possible sont comme détraqués. Mais il reste nécessaire de se battre, de travailler de façon précise sur le long terme avec une lente impatience, en évitant les pièges de la construction de châteaux en Espagne. Je pense que c’est très précieux pour l’extrême gauche aujourd’hui, qui œuvre dans un monde si différent de celui de la gauche de Bensaïd. La politique révolutionnaire exige de nous la mobilisation d’une énergie absolue pour une lutte sans merci. D’une certaine façon, en tant qu’êtres humains particuliers et finis, nous devons le faire en donnant congé à nos certitudes absolues. Jeter les dés est toujours un pari, à contretemps. Les possibilités qui peuvent être saisies dans le présent redonnent vie aux espoirs d’émancipation qui ont été vaincus dans le passé.

Peux-tu préciser la question des rythmes et des temporalités, qui est un des apports les plus originaux de Daniel Bensaïd ?

En fait, je ne pense pas que Daniel Bensaïd ait été novateur sur ce point. La question du temps avait été centrale pour le projet hégélien, qui temporalisait les concepts. Dans le « canon » marxiste, le temps jouait un rôle chez des figures aussi différentes que Paul Levi (dans ses écrits sur l’échec de la grève insurrectionnelle de mars 1921 en Allemagne), Georg Lukacs (dans son article « Dialectique et spontanéité » de 1926), Henryk Grossman, Walter Benjamin, Leon Trotski (concernant le « développement inégal et combiné »), Ernst Bloch, Ernest Mandel et Louis Althusser. Voilà une liste bien éclectique et pourtant nous n’avons fait qu’effleurer la question !
Il ne faut pas oublier non plus que Bensaïd avait partie liée avec la recherche de Stavros Tombazos sur la catégorie de temps chez Marx, de sorte que lui accorder toute la paternité sur ce plan serait un peu injuste.
Ce qu’il a exploré avec force était une vision de Marx ne concevant plus le temps comme une sorte de guérisseur politique. Car le temps ne résout aucun problème politique par le simple fait de s’écouler. Cela implique une interprétation de Marx comme inventant une nouvelle façon d’écrire l’histoire. À la suite de sa rupture définitive en 1847 avec la philosophie spéculative, telle que Bensaïd conçoit cette rupture, Marx ouvrit la voie à une révolution théorique qui introduisait l’idée de développement non-contemporain, ainsi qu’il l’esquisse dans des notes qu’il ne faut pas oublier dans les Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse). Ensuite Le Capital mettra en œuvre cette nouvelle façon d’écrire l’histoire.
Marx redéfinit le temps comme immanent aux relations sociales. Le capitalisme forme une discordance des temps, chaque volume du Capital représentant différentes temporalités à l’œuvre au sein du processus économique. Il y a le temps de la production, qui est linéaire, le temps de la circulation, qui est « chimique », et le temps organique de la reproduction en tant que totalité. Tous sont « enroulés et imbriqués l’un dans l’autre, comme des cercles à l’intérieur de cercles, déterminant le modèle énigmatique du temps historique, qui est le temps de la politique ».
Ces temps sont disloqués et discordants. « Temps étiré, écartelé ; temps concentré, saccadé, brisé. Temps des crises et des cerises2. » Deux exemples suffisent à démontrer la pertinence de cette compréhension du temps.
Premièrement, la catastrophe environnementale qu’affronte l’espèce humaine et la discordance entre l’immédiateté de la recherche illimitée de profit et les rythmes immanents, naturels de la biosphère : il s’agit d’un cas de ce type.
Deuxièmement, politiquement parlant, en vue de surmonter les épreuves et les traumatismes du dernier siècle, je crois qu’il existe une contradiction entre le temps long nécessaire à l’accumulation de l’expérience, pour réfléchir, pour discuter patiemment, et l’urgence immédiate de l’action, pour résoudre des situations d’impasse politique, et l’action est cruellement requise. Pour les radicaux, avoir de l’audace au cœur de cette tension est nécessaire, une tension dont Bensaïd était hautement conscient.

Le temps ne va jamais sans l’espace : qu’en est-il de cette dimension spatiale, qui recoupe à la fois la mondialisation capitaliste et l’internationalisme anticapitaliste ?

Exactement ! L’espace et le temps sont tous deux des conditions de la pratique politique. Concernant la question de l’espace, Bensaïd a pris le temps de lire des figures comme Harvey, ainsi que le prouve son compte rendu du livre de Harvey, Spaces of Hope 3, mais aussi Henri Lefebvre et Guy Debord. Dans beaucoup de ses travaux, comme Le Pari mélancolique et Éloge de la politique profane, il a exploré le développement spatial, inégal et combiné, qui est celui de la globalisation capitaliste. Je veux dire par là que ses recherches ont été très riches, mais qu’il est finalement resté assez classique (et je pense qu’il a eu raison de le faire).
La problématique me semble être la suivante : quel rôle l’internationalisme peut-il jouer aujourd’hui ? Peut-il maintenir les relations de solidarité par-delà les rapports de force et les conflits planétaires engendrés par l’impérialisme ?
Face à la montée des communautés imaginaires du nationalisme, la seule réponse rationnelle était l’internationalisme de la classe ouvrière. Qui doit hériter du legs de la conception révolutionnaire de la citoyenneté universelle, produite par les Lumières ? Cela nous conduit à une question importante : Bensaïd maintenait la thèse que le mouvement ouvrier – dans sa particularité – peut porter et incarner l’universel. Il est important de voir que Bensaïd ne fétichisait pas l’Union européenne, et qu’il ne se vouait pas davantage à un cosmopolitisme libéral. Il voyait la construction européenne comme une construction néolibérale destinée à ruiner la solidarité de classe originelle au sein de ses diverses composantes nationales.
Sans la logique internationaliste de l’émancipation de classe, une citoyenneté européenne véritable et démocratique restera à classer au répertoire des idées généreuses, mais impuissantes, avant le déferlement de l’intolérance nationale et religieuse.
Le premier projet communiste avait tenté d’initier un changement d’échelle de l’horizon terrestre. Contre le déclenchement des nationalismes fictifs, dont la menace est bien réelle, il n’y a « d’autre moyen d’y faire face qu’une internationalisation effective des luttes, une reconstruction des solidarités, une fraternisation d’en-bas, aux antipodes de toutes les hypostases de la raison d’État ». Ce n’est pas une question d’abstractions. En exprimant leur particularité sans les dissoudre au sein d’une totalité indifférenciée, l’internationalisme conçoit les nations comme les moments d’une universalisation effective, orientée par les solidarités de classe.

Marx est un auteur constamment travaillé et retravaillé par Daniel Bensaïd. Peux-tu revenir sur ce rapport à Marx, sur son originalité par rapport à d’autres marxistes contemporains ?

À partir de la fin des années 1980, Bensaïd a accumulé énormément de notes, conséquence de son re-travail de Marx. Il pensait que, aussi longtemps que le capitalisme nous tiendrait prisonniers de son horizon clos, il serait nécessaire de lire et relire Marx pour découvrir les voies de l’émancipation. Après l’effondrement de l’orthodoxie et l’instrumentalisation de Marx par le PCF, Bensaïd a découvert un Marx que je crois important – peut-être plus encore que l’original – concernant trois aspects.
D’abord, Bensaïd prend la logique hégélienne au sérieux. D’autres aussi ont pris au sérieux la dialectique, comme Ruy Fausto, Michael Löwy et Stavros Tombazos, mais je pense que cela mérite interrogation. Sans traverser Hegel, il est difficile de comprendre Marx, comme le dit la formule. Mais il n’est pas exagéré de dire que Bensaïd a repris sérieusement contact avec la science allemande, et avec Hegel tout particulièrement. Depuis qu’il a perçu le problème du marxisme français, consistant à traiter Hegel en « chien crevé », les choses ne vont plus aussi mal. Son enseignement à Paris-VIII a joué un rôle important sur ce plan.
Deuxièmement, et à la suite de Manuel Sacristan, Bensaïd a découvert un Marx qui s’efforçait d’articuler trois moments, les sciences dures, la critique et la science allemande. Sans les faits empiriques, la science allemande n’est rien. Sans la critique – rappelons que la critique, pour les jeunes hégéliens, désigne la transformation de la société –, la science allemande demeure un cercle fermé. Sans la science allemande, il est difficile de percevoir la critique subversive défaisant le verdict sombre des faits.
Tout ceci fut intégré au sein d’un savoir d’un troisième type, une théorie destinée à pourchasser les possibles et à devenir stratégie. Cette question est centrale, car Bensaïd était un partisan d’un Marx politique : non au sens anglo-saxon du « marxisme politique », mais en tant que partisan du Marx qui était un brillant analyste des conjonctures et un virtuose de la politique comme art des médiations.
Enfin, je pense que Bensaïd était l’un des marxistes les plus créatifs dans sa présentation pédagogique de Marx. Bien que, pour tous ceux qui lisent effectivement Marx, il soit passé par le travail théorique le plus ardu, sa présentation du Capital comme le roman noir du capitalisme dans Marx, mode d’emploi, est pertinente et créative. Il est difficile de surpasser son brillant tableau du travail de Marx en tant qu’élucidation dialectique des mystères du capital, à la manière du Dupin d’Edgar Allan Poe ou de Sherlock Holmes : « Un crime est commis, on vole la plus-value. Le butin passe de main en main et se perd dans l’anonymat et la brume de la grande ville4

. »

Peux-tu revenir sur le rapport de Daniel Bensaïd à Trotski et au trotskisme ?

C’est une question très intéressante. Il a commencé son parcours dans les JCR comme guévariste revendiqué, et il ne fut jamais membre du PCI de Pierre Frank, à la différence de Krivine et Weber. Il a toujours été franchement critique à l’égard du jeune Trotski et il a été nécessaire de le convaincre d’adhérer à la IVe Internationale. Son guévarisme recoupait les tentatives de la IVe Internationale pour passer d’une propagande internationale, basée sur la tactique de l’entrisme, à un combat international. Je pense que le tournant ultra-gauchiste du IXe congrès mondial conduisant à la lutte armée fut un désastre irresponsable, et que, malheureusement Bensaïd, y a participé. Concernant son engagement dans le Parti des travailleurs brésilien, en relation avec son implication au sein de la IVe Internationale, il fut l’une des figures les plus lucides (ainsi que l’a noté João Machado), en mesure de comprendre les difficultés politiques qui pourraient et allaient émerger par la suite.
Il est resté fidèle à ces premiers moments, comme dette messianique et il a construit toute sa vie du côté de la gauche anti-stalinienne.
Je pense qu’Antoine Artous a raison de dire que Bensaïd fut plutôt un « trotsko-léniniste ». Il était un partisan de la IVe internationale, mais il n’était pas sous la coupe du marxisme d’Ernest Mandel. La plupart de ses écrits stratégiques qui concernent l’Allemagne et l’Espagne de la période postérieure à la Révolution russe sont influencés par les écrits de Trotski sur chacun de ces sujets, mais par la suite son re-travail de Marx est allé au-delà des limites du trotskisme mandélien, voire s’en est séparé.

Si le communisme n’est pas seulement une idée, qu’est-ce que c’est ?

Le communisme est la montée de l’espoir d’abolir l’ordre présent des choses. C’est une forme politique de l’émancipation humaine. Ce n’est pas une vague idée de justice, mais « la forme spécifique de l’émancipation à l’époque de la domination capitaliste ». Bensaïd a pensé ainsi jusqu’à sa mort. Le communisme n’est pas le stalinisme. Ce n’est pas un appareil bureaucratique.
Sa vision du communisme était radicalement libertaire, à la manière de Charles Péguy. Une révolution sociale, mettant en mouvement les mécanismes de l’émancipation, est un point de départ, la fondation pour établir un contrôle radicalement démocratique sur l’économie. C’est la base sur laquelle l’espèce humaine pourra expérimenter un progrès authentique, où chaque femme et chaque homme seront partie prenante unique de « l’enrichissement de l’espèce ».
Le communisme, espérons-le, sera la suppression joyeuse de toutes les formes de domination de la minorité.

D’après toi, de quelles tâches héritons-nous de Daniel Bensaïd, si l’on veut faire fructifier cette pensée si éloignée de l’académisme, si l’on veut ouvrir le futur, comme tu le dis ? Et à qui adresses-tu ton livre ?

Je pense que nous devons nous battre pour une raison stratégique véritable. Bensaïd voulait associer ceux qui résistent de façon inconditionnelle à l’intolérable et ceux qui affrontent les positions du pouvoir politique. À partir de cette fusion, on peut espérer pouvoir changer le monde.
Afin que l’esprit de Bensaïd continue de vivre, je crois qu’il est nécessaire de continuer avec son audace théorique sans compromis et son énergie résolue pour renverser le capitalisme.
Je n’ai pas écrit ce livre pour ceux qui veulent passer des compromis avec le capitalisme. J’ai écrit ce livre pour ceux qui brûlent d’indignation, de rage, et qui veulent abattre le règne du Medef. J’ai écrit ce livre pour ceux qui veulent rompre avec « la médiocrité et la déception d’une époque de compromis », comme le disait Pierre Naville. Plus fondamentalement, j’aimerais que ce travail soit vu comme un passage de témoin, à travers les cultures et les générations, de façon à ce que les jeunes militants d’aujourd’hui puissent concevoir l’espérance de liberté portée par Bensaïd, depuis l’intérieur de notre propre présent brisé.

Propos recueillis par Isabelle Garo.

  1. Site Daniel Bensaid :
  2. Daniel Bensaid, Marx l’intempestif, Paris, Fayard, 1995, p. 108.
  3. David Harvey, Spaces of Hope, University of California Press, 2000.
  4. Daniel Bensaid, Passion Karl Marx – les hiéroglyphes de la modernité, Paris, Textuel, 2001, p. 106.

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