Par Mathieu Dejean, Les Inrockuptibles
8 janvier 2018
Treize ans après leur première publication, les Fragments mécréants de Daniel Bensaïd reparaissent aux éditions Lignes, plus actuels que jamais.
Qui eût cru qu’un texte initialement paru en 2005 apporterait un des éclairages les plus utiles sur les débats qui nous agitent aujourd’hui sur la laïcité, les replis identitaires et la lutte contre les exclusions discriminatoires ? En rééditant les Fragments mécréants de Daniel Bensaïd treize ans après leur première parution, les éditions Lignes ne s’y sont pas trompées. À l’heure des procès en islamo-gauchisme instruits par les contempteurs de la « plénélisation des esprits » (du nom du cofondateur de Médiapart, Edwy Plenel), des polémiques sur les stages en non-mixité raciale ou encore sur l’inspiration chrétienne du drapeau européen, ce texte flamboyant – dans son style comme dans son contenu – offre un plaidoyer incandescent pour une « laïcité intranquille », « indissociable du combat pour l’émancipation universelle contre l’ordre dominant des choses et la mystification des rapports sociaux ».
Mécréant de principe, le philosophe mort en 2010 rejette en bloc les « accommodements raisonnables » avec les trois monothéismes, tout en gardant la tête froide lorsqu’il s’agit de la loi de 2003 interdisant les signes religieux ostentatoires à l’école – ou « loi contre le voile » –, « une initiative de diversion et d’opportunité politique » qu’il juge « inutile et discriminatoire ». « Le voile islamique montre plus qu’il ne cache. Révélateur de frustrations nationales, il cristallise l’hystérie collective d’une puissance déclinante cramponnée à ses rêves et ses splendeurs défuntes », écrit-il, anticipant les paniques identitaires contemporaines, et le repli communautaire qui est leur corollaire.
« Dans un pays où la loi prétendrait imposer aux femmes le port du foulard, il faudrait donc s’y opposer, comme il faut s’opposer à une loi qui prétend le leur interdire »
Celui qui fut longtemps dirigeant de la Ligue communiste révolutionnaire, avec Alain Krivine, ne banalise pas pour autant le port du voile, mais il démêle les contradictions d’un « féminisme paradoxal » qui voudrait l’interdire par solidarité avec les femmes qui vivent dans des théocraties islamiques : « Ici et maintenant, la loi et le voile sont à combattre. Pas par les mêmes moyens. Il ne faut jamais trop accorder à l’État. On ne sait jamais contre qui se retourneront les pouvoirs qu’imprudemment on lui a un jour consentis. Dans un pays où la loi prétendrait imposer aux femmes le port du foulard, il faudrait donc s’y opposer, comme il faut s’opposer à une loi qui prétend le leur interdire ».
Tariq Ramadan, « un adversaire stratégique »
Cette critique de la religion – « la condition de toute critique » – le conduit logiquement à maintenir une distance irréductible avec Tariq Ramadan, l’islamologue fondamentaliste que des associations féministes et socialistes voulaient déjà exclure du Forum social européen à Saint-Denis en 2003. Douze ans avant que n’éclate la dispute fratricide entre Charlie Hebdo et Médiapart au sujet du théologien (qui fait l’objet de deux plaintes pour viol), Bensaïd aborde les questions de fond qui fâchent. Et sa conclusion est sans appel : Tariq Ramadan n’est pas soluble dans le mouvement altermondialiste. « Aussi longtemps que ne serait pas radicalement modifiée sa conception du rapport entre la loi divine et la loi humaine, entre la règle et le siècle, il resterait, en l’état actuel des choses, un adversaire stratégique dans la lutte au long cours pour la sécularisation du monde », assène-t-il.
« À défaut de droits sociaux, de légitimité démocratique, de constance politique, l’Europe charnelle aurait donc une âme chrétienne. »
Brandissant haut le flambeau d’une laïcité militante opposée à la « laïcité minimaliste » des tenants d’un « athéisme chrétien », le philosophe incroyant n’épargne pas l’État français, qui a multiplié « les signes ostensibles et ostentatoires de préférence confessionnelle » au moment de la mort de Jean-Paul II. « Tant de laïques effusions pour un fondamentaliste catholique ! », se gausse-t-il, citant notamment la présence de ministres et de chefs d’État à la messe célébrée à Notre-Dame. La « Sainte Union européenne » n’est pas en reste. Bensaïd réserve une charge mordante – qui n’aurait pas déplu à Jean-Luc Mélanchon – à l’inspiration catholique de son drapeau : « À défaut de droits sociaux, de légitimité démocratique, de constance politique, l’Europe charnelle aurait donc une âme chrétienne, juste un supplément d’âme, un zeste, une lichette de moutarde divine pour relever un fade ectoplasme financier et monétaire. »
Autonomie identitaire et rapports de classe
Dans ce contexte de retour du religieux et de crispations identitaires, l’intellectuel voit d’un regard inquiet l’émergence de fanatismes et de luttes communautaires à même de diviser le camp des opprimés. En mars 2005, un « Appel des Indigènes de la République » est lancé dans le débat public, à l’occasion d’Assises de l’anticolonialisme post-colonial. Le débat qu’il soulève sur l’autonomie identitaire résonne avec celui, récent, sur les stages en non-mixité raciale – la députée membre de la France insoumise Danièle Obono a été au centre d’une polémique à ce sujet. Pour Daniel Bensaïd, la frontière établie par les initiateurs de l’appel entre les descendants de colonisés et les « Gaulois » solidaires participe du cercle vicieux de la domination, en substituant au clivage de classes un clivage identitaire : « Une autonomie identitaire de repli et de fermeture tendrait à brouiller la ligne de front entre amis et ennemis, à semer la zizanie dans le camp anti-impérialiste et féministe, à envenimer les rapports entre ceux et celles qui se trouvent coude à coude dans les luttes concrètes. »
« Si les rapports de classe venaient à se dissoudre pour de bon, ne resteraient que l’escalade des clochers et des chapelles. »
Le militant impénitent de l’égalité tire alors la sonnette d’alarme, exhortant ses camarades à ne pas tomber dans le piège identitaire, et répondant de manière posthume aux tenants d’une gauche dite « laïcarde » qui a subordonné le clivage de classe à un clivage culturel : « Si les rapports de classe venaient à se dissoudre pour de bon, ne resteraient que l’escalade des clochers et des chapelles, que l’affrontement des identités exclusives, et la guerre de tous contre tous. À vouloir nier l’exploitation et l’injustice sociale, la fracture entre nationaux et étrangers, travaillée de longue date par le Front national, finirait par prendre le pas sur la fracture de classe. » Paroles prophétiques ?
Fragments mécréants – Mythes identitaires et république imaginaire, de Daniel Bensaïd, éditions Lignes, 192 pages, 16 € (sortie le 16 janvier 2018)
Extrait des Fragments publiés sur le site:
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