Lucien Goldmann (1913-1970) est l’un des plus importants représentants du courant humaniste et historiciste du marxisme au XXe siècle. Ses travaux de philosophie et sociologie de la culture – notamment Le Dieu caché (1955), étude novatrice de la vision tragique du monde chez Pascal et Racine – sont fortement marqués par l’influence du Lukacs d’Histoire et Conscience de classe et s’opposent radicalement aux lectures positivistes ou structuralistes du marxisme.
Juif roumain établi en France depuis les années 1930, Goldmann se réclamait d’un socialisme autogestionnaire, critique aussi bien de la social-démocratie que du stalinisme. Tandis qu’aux États-Unis et en Amérique latine sa pensée et son œuvre continuent à susciter un très vif intérêt, un étrange oubli semble l’avoir enseveli en France 1. Il est vrai qu’il s’agit d’une sociologie en rupture totale avec la tradition dominante des sciences sociales françaises, qui va d’Auguste Comte à Claude Levi-Strauss et Louis Althusser, en passant par Émile Durkheim. Mais, d’autre part, par sa réinterprétation de Pascal, elle n’en est pas moins héritière d’un courant dissident de la culture française moderne.
On connaît l’hegélo-marxisme, le marxisme kantien et le marxisme wébérien ; mais le concept de marxisme pascalien est inconnu dans les histoires du marxisme. Or, il me semble qu’il convient tout à fait à l’auteur du Dieu caché. Certes, plusieurs marxistes se sont intéressés à Pascal ; à peu près à la même époque que le livre de Goldmann sont parus deux volumes sur l’auteur des Pensées par Henri Lefebvre ; mais, comme nous verrons plus loin, celui-ci ne se réclamait nullement de l’héritage pascalien.
Peut-on alors parler d’une influence de Pascal sur Goldmann ? Comme celui-ci l’explique dans un passage capital de Sciences humaines et Philosophie, l’influence n’explique rien : elle demande à être expliquée : « Tout écrivain ou penseur […] trouve autour de soi un nombre considérable d’idées, de positions religieuses, morales, politiques, etc., qui constituent autant d’influences possibles et parmi lesquelles il choisit un seul ou un petit nombre de systèmes dont il subira réellement l’influence. Le problème qui se pose à l’historien et au sociologue n’est donc pas de savoir si Kant a subi l’influence de Hume, Pascal, celle de Montaigne et de Descartes, […] mais pourquoi ils ont subi précisément cette influence et cela à cette époque déterminée de leur histoire ou de leur vie. […]. “L’influence” est donc en dernière analyse un “choix”, une “activité du sujet individuel et social”, et non une réception passive. Cette activité se manifeste aussi par les transformations/déformations/métamorphoses que le créateur fait subir à la pensée dans laquelle il se retrouve et qui l’influence : quand nous parlons par exemple de l’influence d’Aristote sur le thomisme, il ne s’agit pas exactement de ce qu’Aristote a réellement pensé et écrit, mais d’Aristote tel qu’il a été lu et compris par Saint Thomas 2. »
Cela s’applique tout à fait au rapport de Goldmann à Pascal : il s’agit d’un choix, d’une appropriation, d’une interprétation, dans un contexte historique déterminé. À un certain moment de son parcours intellectuel et politique, Lucien Goldmann a eu besoin de certains arguments qu’il a trouvés chez Pascal, et qu’il a intégrés, en les réinterprétant, à son système de pensée. Cela vaut notamment pour le concept de pari.
Pour Goldmann la pensée dialectique, le socialisme sont portés par une foi – séculaire, non religieuse – dans des valeurs transindividuelles. En quoi consiste cette « foi » matérialiste ? « La foi marxiste », écrit-il, « est une foi en l’avenir historique que les hommes font eux-mêmes, ou plus exactement que nous devons faire par notre activité, un “pari” sur la réussite de nos actions ; la transcendance qui fait l’objet de cette foi n’est plus ni surnaturelle ni transhistorique, mais supra-individuelle, rien de plus mais aussi rien de moins. » En tant que pensée rationaliste, la dialectique marxiste est héritière de la philosophie des Lumières, mais par sa foi dans des valeurs transindividuelles, elle « renoue ainsi par-delà six siècles de rationalisme thomiste et cartésien avec la tradition augustinienne », dont se réclamaient Pascal et les jansénistes. L’acte de foi, affirme tranquillement Goldmann, est le fondement commun de l’épistémologie augustinienne, pascalienne et marxiste, bien qu’il s’agisse dans les trois cas d’une « foi » essentiellement différente : évidence du transcendant, pari sur le transcendant, pari sur une signification immanente 3.
Si le terme « foi » apparaît souvent, de forme rhétorique, dans la littérature marxiste, Goldmann est le premier à avoir essayé d’explorer les implications philosophiques, éthiques, méthodologiques et politiques de cet usage. Sans craindre l’« hérésie » par rapport à la tradition matérialiste historique, il découvre, grâce à son interprétation peu orthodoxe et profondément novatrice de Pascal, l’affinité occulte, le tunnel qui relie, en passant sous la montagne des Lumières, la vision tragique (religieuse) du monde et le socialisme moderne.
L’acte de foi, qui se trouve au point de départ de la démarche marxiste, est comme tout acte semblable, fondé sur un pari : la possibilité de réalisation historique d’une communauté humaine authentique (le socialisme). Or, comme l’ont montré Pascal et Kant, rien sur le plan des jugements à l’indicatif, des « jugements de fait » scientifiques, ne permet d’affirmer ni le caractère erroné ni le caractère valable du pari initial. Celui-ci n’est pas l’objet d’une « preuve » ou démonstration factuelle, mais se joue dans notre action commune, dans la praxis collective. D’autre part, seule la réalisation future du socialisme relève du pari : les autres thèses ou affirmations du marxisme sont sujettes « au doute et au contrôle permanent des faits et de la réalité » 4.
Les visions du monde individualistes – rationalistes ou empiristes – ignorent le pari. Il ne trouve sa place qu’au cœur des formes de pensée inspirées par une foi dans des valeurs transindividuelles : ce qu’ont de commun le pari pascalien et le pari dialectique, c’est le risque, le danger d’échec et l’espoir de réussite. Ce qui les distingue, c’est la nature transcendantale du premier (pari sur l’existence de Dieu) et purement immanente et historique du deuxième (pari sur le triomphe du socialisme dans l’alternative qui s’offre à l’humanité du choix entre le socialisme et la barbarie)5.
Il est évident que cette formulation doit beaucoup à la brochure Junius de Rosa Luxemburg – La crise de la social-démocratie (1915) – où apparaît pour la première fois l’expression « socialisme ou barbarie ». Goldmann avait un exemplaire de l’édition originelle, en allemand, de ce document, publié à Berne en 1915, dont il a probablement fait l’acquisition pendant son séjour en Suisse (au cours de la Deuxième Guerre mondiale), et cette expression apparaît souvent dans ses écrits 6. Dans un de ses derniers textes – daté de septembre 1970 – il écrivait, cette fois en référence directe à l’auteure de la Crise de la social-démocratie : « L’alternative formulée par Marx et par Rosa Luxemburg reste toujours valable ; aux deux pôles extrêmes de l’évolution se dessinent les images extrêmes de la barbarie et du socialisme 7. »
À la question « faut-il parier ? » Pascal répondait que l’être humain est toujours déjà « embarqué ». Quelles que soient les différences évidentes entre sa foi et celle de Marx, « l’idée que l’homme est “embarqué”, qu’il doit parier, constituera à partir de Pascal l’idée centrale de toute pensée philosophique consciente du fait que l’homme n’est pas une monade isolée qui se suffit à elle-même, mais un élément partiel à l’intérieur d’une totalité qui le dépasse et à laquelle il est relié par ses aspirations, par son action et par sa foi ; l’idée centrale de toute pensée qui sait que l’individu ne saurait réaliser seul, par ses propres forces aucune valeur authentique et qu’il a toujours besoin d’un secours transindividuel sur l’existence duquel il doit parier car il ne saurait vivre et agir que dans l’espoir d’une réussite à laquelle il doit croire 8». Plus qu’un hommage à Pascal, ce passage propose une nouvelle interprétation, assez hétérodoxe, de la signification du marxisme comme pari révolutionnaire.
Pour une pensée du progrès linéaire et de l’évolution historique à sens unique le paradoxe d’une pensée à la fois plus lucide et plus « rétrograde » – Pascal face à Descartes, représentant du progrès scientifique et rationnel – est incompréhensible. Goldmann quant à lui n’hésitait pas à reconnaître que « le caractère tragique et non révolutionnaire du jansénisme lui a permis d’éviter certaines illusions du rationalisme progressiste et de saisir mieux que celui-ci de nombreux aspects de la condition humaine. (Un phénomène analogue, Lukacs l’a montré, s’est produit en Allemagne, où est née la pensée dialectique) 9. » Ces remarques auraient pu être le point de départ d’une critique marxiste de l’idéologie du progrès, que malheureusement Goldmann n’a pas envisagée. Les écrits de Walter Benjamin lui étaient inconnus et ceux de l’École de Francfort lui semblaient trop pessimistes…
La réflexion sur le pari est sans doute un des aspects les plus fascinants de l’œuvre de Goldmann, mais elle n’a pas trouvé beaucoup de place dans les principaux ouvrages dédiés à sa pensée. Certes, le pari figure dans le titre de l’excellente biographie intellectuelle publiée par Mitchell Cohen, The wager of Lucien Goldmann, mais il est très peu question de ce wager dans le texte même du livre. Quant au remarquable livre de Pierre Zima, il inclut un chapitre intitulé « Pari tragique/pari dialectique », mais paradoxalement il ne dédie au pari proprement dit que deux paragraphes 10. Cette critique vaut aussi pour notre ouvrage de 1973 – Sami Naïr et moi-même – qui ne contient qu’une page et demie sur le pari. Ce n’est que bien plus tard (1995) que j’ai dédié un essai à ce que je désignais comme « le pari communautaire de Lucien Goldmann » 11.
Cela dit, on trouve, ici ou là, des échos de sa démarche. Par exemple, dans une référence évidente à la thèse de Goldmann – qu’il avait choisi pour être son directeur de thèse – Ernest Mandel argumentait, dans un essai sur les raisons de la fondation de la IVe Internationale (1988) : puisque la révolution socialiste est la seule chance de survie de la race humaine, il est raisonnable de parier sur elle en luttant pour sa victoire. Selon ses propres termes : « Jamais l’équivalent du “pari pascalien” en rapport avec l’engagement révolutionnaire n’a été aussi valable qu’aujourd’hui. En ne s’engageant pas, tout est perdu d’avance. Comment pourrait-on ne pas faire ce choix même si les chances de réussite ne sont que d’un pour cent ? En réalité, les chances sont bien meilleures que cela 12. »
Cependant, cette intuition ne sera pas développée dans ses écrits ; elle reste une occurrence isolée, dans cet article peu connu.
Quelques années plus tard, un autre brillant intellectuel marxiste appartenant au même courant que Mandel, Daniel Bensaïd (1946-2010), va reprendre, dans son beau livre Le Pari mélancolique (1997) et développer, à sa manière, l’argumentation sur le pari de Lucien Goldmann. En fait, il est le premier marxiste à placer le pari au centre d’une vision révolutionnaire de l’histoire.
Suivant Walter Benjamin, Bensaïd montre que l’idée de révolution s’oppose radicalement à la foi paralysante en un avenir garanti, ainsi qu’à l’enchaînement mécanique d’une temporalité implacable. Réfractaire au déroulement causal des faits ordinaires, elle est interruption. Moment magique, la révolution renvoie à l’énigme de l’émancipation, en rupture avec le temps linéaire du progrès, cette idéologie de caisse d’épargne si violemment dénoncée par Péguy, où chaque minute, chaque heure qui passe, est censée apporter leur petite part d’accroissement et de perfectionnement. Comme l’avait compris Walter Benjamin, le spectre de la révolution exige justice pour le passé opprimé et annonce un futur libéré.
Le temps et l’espace de la stratégie révolutionnaire se distinguent radicalement de ceux de la physique newtonienne, « absolus, vrais, mathématiques ». Il s’agit d’un temps hétérogène, kairotique – c’est-à-dire, scandé de moments propices et d’opportunités à saisir. Mais devant un carrefour de possibles, l’ultime décision comporte une part irréductible de pari.
Aux yeux de Bensaïd, l’engagement politique révolutionnaire n’est pas fondé sur une quelconque « certitude scientifique » progressiste, mais sur un pari raisonné sur l’avenir : l’action émancipatrice est, pour reprendre une formule de Blaise Pascal, « un travail pour l’incertain ». Le pari est une espérance que l’on ne peut démontrer mais sur laquelle il faut engager son existence tout entière. Le pari est inéluctable, dans un sens ou dans l’autre : comme l’écrivait Pascal, il faut parier, nous sommes embarqués. Dans la religion du dieu caché (Pascal) comme dans la politique révolutionnaire (Marx), l’obligation du pari définit la condition tragique de l’homme moderne.
Cet argument a l’immense avantage de débarrasser le marxisme de la lourde charge positiviste/scientiste et déterministe qui a tellement pesé, au cours du XXe siècle, sur son potentiel subversif et émancipateur, et de donner toute sa place au « facteur subjectif », à l’« optimisme de la volonté », à l’engagement, à l’action collective, et donc, à la stratégie. Grâce au détour par Pascal, Daniel donne une fondation philosophique à son léninisme révolutionnaire : ce n’est pas le moindre paradoxe de ce livre étonnant…
Daniel Bensaïd – ainsi que Goldmann lui-même – ne s’intéresse pas beaucoup à l’aspect « mathématique » du pari pascalien, le calcul de probabilités, la comparaison entre le bonheur fini sur terre et le bonheur infini de l’éternité – argument qui sert à justifier, selon Pascal, le choix de parier sur l’infini. Il me semble qu’il s’agit tout de même d’une différence capitale avec le pari révolutionnaire : tandis que le croyant chrétien parie sur un bonheur éternel grâce au salut de son âme individuelle, le « croyant socialiste » parie sur un bonheur collectif auquel rien n’assure qu’il prendra part. Se pourrait-il que la foi communiste soit plus ascétique que celle du jansénisme de Pascal ?
Pourquoi ce pari est-il donc mélancolique ? L’argument de Daniel est d’une impressionnante lucidité : les révolutionnaires, écrit-il, ont toujours eu la conscience aiguë du péril, le sentiment de la récurrence du désastre. D’où la mélancolie inflexible de Blanqui, suicidaire de Benjamin, lucide de Tucholsky, ironique de Guevara, irréductible de Trotski. Leur mélancolie est celle de la défaite, une défaite « combien de fois recommencée » (Péguy). Dans une lettre de jeunesse, W. Benjamin rendait hommage, rappelle Daniel, à la grandeur de la « fantastique mélancolie maîtrisée » de Péguy ; et dans son essai sur le surréalisme (1929), il se réfère au trotskiste Pierre Naville, selon lequel le pessimisme est une dimension essentielle de la dialectique marxiste. Cette mélancolie révolutionnaire de l’inaccessible, sans résignation ni renoncement, se distingue radicalement, selon Daniel, du chagrin impuissant de l’inéluctable et des complaintes postmodernes en manque de finalité, avec leur esthétisation d’un monde désenchanté.
Rien n’est plus étranger au révolutionnaire mélancolique que la foi paralysante en un progrès nécessaire, en un avenir assuré. Pessimiste, il ne refuse pas moins de capituler, de plier devant l’échec. Son utopie stratégique – tout le contraire des « utopies chimériques » du passé et du présent – est celle du principe de résistance à la catastrophe probable 13.
Daniel Bensaïd nous apporte un regard nouveau sur l’espérance, un regard qui nous aide à rétablir la circulation entre la mémoire du passé et l’ouverture du futur. Sans optimisme béat, sans illusion sur les « lendemains qui chantent », sans aucune confiance dans les « lois de l’histoire », il n’affirme pas moins la nécessité, l’urgence, l’actualité du pari révolutionnaire. Un pari, certes, mélancolique, mais jamais résigné, jamais fataliste, jamais passif, neutre ou indifférent – l’attitude de ceux qui parient, qu’ils en soient conscients ou pas, sur la non-révolution, c’est-à-dire sur l’éternel retour du même, le règne infini du capital, la persistance, per omnia secula seculorum, de la ronde infernale de la marchandise…
- La seule biographie de Lucien Goldmann parue jusqu’ici n’a pas encore été traduite en français : Mitchell Cohen, The Wager of Lucien Goldmann, Princeton University Press, 1994.
- Lucien Goldmann, Sciences humaines et philosophie (SHP), Paris, Gonthier, 1966, p. 97-98.
- Lucien Goldmann, Le Dieu caché, Tel-Gallimard, 1976, p. 99, 104.
- Ibid., p. 99-100 et « Réponse à MM. Picard et Daix », SMCC, p. 481.
- Lucien Goldmann, Le Dieu caché, op. cit., p. 334-336.
- Je possède cet exemplaire, qui m’a été généreusement offert, en mémoire de « Gica », par Annie Goldmann.
- Samy Nair, Michael Löwy, Goldmann, ou la dialectique de la totalité, Paris, Seghers, 1973, p. 133. Nous avons publié ce texte comme « le testament théorique de Lucien Goldmann ».
- Lucien Goldmann, Le Dieu caché, op. cit., p. 337.
- Lucien Goldmann, Le Dieu caché et le marxisme, SMCC, p. 484.
- Pierre V. Zima, Goldmann, Dialectique de l’immanence, Paris, Éditions universitaires, 1973, p. 74-75.
- Michael Löwy, « Lucien Goldmann ou le pari communautaire », Recherche sociale, n° 135, juillet-septembre 1995, p. 54-61.
- Ernest Mandel, « Les raisons de la fondation de la IVe Internationale et pourquoi elles restent valables aujourd’hui », International Marxist Review, vol. 3, n° 2, automne 1988, p. 154.
- Voir à ce sujet le beau livre d’Enzo Traverso, Mélancolie de gauche, Paris, La Découverte, 2016.