Socialist Worker : Tu as participé aux mobilisations de Mai 68 ; quelles sont les différences et les ressemblances principales entre ces événements et ce qui se passe aujourd’hui ?
Daniel Bensaïd : Il y a beaucoup plus de différences que de ressemblances. En réalité, le mouvement étudiant de 68 était important mais minoritaire y compris jusqu’à la nuit des barricades (du 10 mai). Par exemple, la journée “portes ouvertes” à l’université de Nanterre organisée par le mouvement du 22 mars ne réunissait pas fin mars plus de 500 étudiants. C’est après l’occupation de la Sorbonne et surtout avec le début de la grève ouvrière (le 17 mai à Nantes) que le mouvement s’est véritablement généralisé.
L’autre différence, ce sont les motifs du mouvement. En 1968, le détonateur a été une manifestation contre la guerre du Vietnam. Les thèmes (à Nanterre du moins) étaient très internationalistes (solidarité avec le Vietnam, avec les étudiants allemands et polonais). S’ajoutaient à cela des questions comme la mixité des cités universitaires. Le mouvement actuel repose directement sur une question sociale, la destruction du Code du travail et la précarisation généralisée de l’emploi, qui est commune à la jeunesse en formation et aux salariés. La question de la jonction, et pas seulement de la solidarité entre les deux est donc immédiate.
Enfin, la différence fondamentale est celle du contexte général et en particulier du poids du chômage. En 1968, il y avait quelques dizaines de milliers de chômeurs dans une phase encore d’expansion, donc pas de souci d’avenir pour les étudiants. Aujourd’hui nous sommes à six millions de chômeurs et précaires, et nous n’avons connu ces dernières années que des défaites sociales cumulées malgré les grands mouvements de 1995 sur les services publics et de 2003 sur les retraites. Le rapport de force dans lequel intervient ce mouvement est donc au départ très défavorable.
Socialist Worker : En 1968, ainsi qu’en 1986, le mouvement étudiant était suivi par des grèves. Quel est le rapport entre le mouvement actuel et le mouvement ouvrier ?
Daniel Bensaïd : Comme je l’ai dit, le lien est naturel, et le mouvement ouvrier est moins fermé, hostile même, qu’il ne l’était envers les étudiants en 1968. Cette hostilité ou ces méfiances étaient alors entretenues notamment par la démagogie ouvriériste du PC et de la CGT qui étaient hégémoniques et contrôlaient les grands bastions ouvriers. Aujourd’hui les rapports sont moins fermés, d’une part parce que le contrôle des appareils bureaucratiques s’est considérablement affaibli, et d’autre part parce que la massification de l’enseignement secondaire et supérieur ne permet plus de présenter les étudiants comme une couche exclusivement petite bourgeoise. Il n’en demeure pas moins que les appareils syndicaux continuent à jouer un rôle de frein, comme le montrent leur lenteur et leur réticence ou leur refus d’un appel à la grève qui serait, après les grandes manifestations du 18, le seul moyen de franchir un nouveau palier et de faire (peut-être) céder le gouvernement.
Socialist Worker : Bernard Thibault a évoqué la possibilité d’une grève générale contre le CPE. Quel est le rôle joué par les syndicats dans ce mouvement ?
Daniel Bensaïd : Les syndicats se sont tous prononcés contre le CPE et ils ont appelé à des journées d’action, mais le 7 mars, seul Force ouvrière a déposé des préavis de grève permettant aux salariés de se joindre. La CFDT traîne les pieds. Et la CGT n’a pas fait le 18 le maximum pour mobiliser au-delà de son appareil (qui est important). À ce jour, à part la FSU (Fédération enseignante) qui avance clairement une proposition de grève, il semble que les confédérations s’orientent vers une nouvelle mobilisation assez lointaine (le 28 ou le 30 mars), ce qui est pour nous bien trop tard, risque de laisser le temps de pourrir le mouvement, et rappelle fâcheusement les manœuvres de temporisation bureaucratique qui ont épuisé le mouvement de 2003 sur les retraites.
Socialist Worker : Les organisations politiques semblent avoir un profil assez bas dans le mouvement étudiant. Comment expliquer cela ?
Daniel Bensaïd : Les organisations politiques sont faibles dans le milieu étudiant. Les trois forces qui apparaissent principalement sont un courant socialiste (Emmanuelli) à travers le contrôle de l’Unef, la LCR et une nébuleuse anarchiste. Le PC soutient mais est très faible chez les étudiants et le PS majoritaire voudrait profiter du discrédit de la majorité gouvernementale dans la perspective de l’élection présidentielle de 2007, mais il a peur en même temps qu’un mouvement trop fort n’aggrave ses propres contradictions et ne profite, même à la marge, à la gauche radicale antilibérale (Besancenot est la seule personnalité politique jeune et populaire dans le mouvement).
Socialist Worker : Une victoire contre le CPE rendra encore plus difficile au gouvernement de mener une politique libérale. Rendra-t-elle aussi plus facile la possibilité d’unir la gauche antilibérale ?
Daniel Bensaïd : Cette victoire n’est pas acquise à ce jour. Tout va se jouer dans la semaine qui vient. Une victoire serait la première importante de la rue contre des contre-réformes libérales depuis des années. Mais cela ne suffit pas à inverser les rapports de force et surtout à donner au mouvement social un débouché politique crédible, car cela modifiera peu les rapports de force politiques. Il est probable que le PS parviendra à canaliser l’espérance dans une alternance perçue comme un moindre mal (bien que Ségolène Royal fasse déjà l’éloge de Tony Blair). La question cruciale pour une unité antilibérale restera celle d’un contenu dans la fidélité logique aux thèmes de la campagne du Non de gauche au référendum et de la future alliance gouvernementale. Un scénario à la Prodi satellisant autour du PS les anciens alliés de la gauche plurielle reste le plus probable. La question d’une véritable alternative anticapitaliste à l’alternance sociale-libérale restera donc la question centrale.
Interview par Jim Wolfreys, mars 2006
Cet article a d’abord été publié par Socialist Worker (UK) puis par International Viewpoint.