L’armée chilienne, dont on avait tant vanté le loyalisme, l’apolitisme, la tradition démocratique, cette armée chilienne assassine les travailleurs. Ceux-là même, comme le général Pinochet, qui siégeaient encore au gouvernement il y a quelques semaines, sont à la tête du coup d’État.
Le gouvernement légal d’Unité populaire a été balayé sans coup férir, laissant face à face l’armée et la classe ouvrière.
Une défaite sanglante du prolétariat chilien constituerait un coup très dur et profond pour le mouvement ouvrier latino-américain et international. Tel est l’enjeu. C’est pourquoi la mobilisation générale aux côtés des travailleurs chiliens, est la tâche de l’heure.
Au Chili même, tout dépend du degré d’organisation et d’armement des masses, de leur capacité à faire front, à centraliser leurs forces en une milice ouvrière de combat.
Ce coup d’État militaire prouve sinistrement que l’Unité populaire ne détenait que l’ombre du pouvoir. Il serait impensable autrement qu’elle ait été surprise à ce point par un putsch aussi massif à l’échelle du pays.
Le suicide d’Allende, s’il est confirmé, ne serait que la conclusion logique et symbolique du suicide politique de l’Unité populaire qui n’a en rien préparer cette épreuve de force prévisible. « Les forces armées chiliennes ne se prêteront pas à une intervention déshonorante contre le pouvoir civil », assurait Allende en décembre dernier ; « nous éviterons la guerre civile », affirmait-il encore la semaine dernière.
Peut-on imaginer pareil aveuglément ?
Allende l’a payé de sa vie. Pourtant, l’expérience du mouvement ouvrier est déjà lourde de leçons tragiques. Depuis le pronunciamiento militaire d’Espagne en 1936, jusqu’au coup d’État bolivien de Banzer en 1971, en passant par le massacre des travailleurs indonésiens en 1965, par le coup d’État de Grèce, par l’assassinat des communistes soudanais !
L’affrontement entre l’appareil d’État, militaire et policier, de la bourgeoisie et les masses en lutte pour leur émancipation est inéluctable. Combien de fois faudra-t-il encore parcourir le chemin sanglant des capitulations et des illusions réformistes pour s’en convaincre ?
Et qui sont les aventuriers ? Qui sont les irresponsables ?
Qui, si ce ne sont les directions réformistes du mouvement ouvrier qui retombent les yeux fermés dans le même coupe-gorge, conduisant les masses au massacre ? Ils ont été jusqu’à cirer la botte qui les écrase aujourd’hui.
Et que trouveront à dire aujourd’hui ceux qui, il y a quelques mois, prenaient la voie chilienne comme exemple de passage pacifique au socialisme. Quelle leçon tire Mitterrand, qui bredouille quelques phrases embarrassées sur la malveillance des trusts ? Et Marchais, qui poursuit à cette occasion la querelle stérile sur l’alternance ? Et Fajon, qui fixait comme tache principale il y a une semaine, dans une conférence de presse sur le Chili, la lutte contre la « phraséologie » de l’extrême gauche ? Et Àndrieu, qui constate avec surprise dans L’Humanité que les militaires factieux l’ont, « dans cette sanglante affaire » emporté sur les loyalistes ?
Oseront-ils dire que la faiblesse de l’Unité populaire vient de ce qu’elle n’était pas assez légale parce qu’il lui manquait aux dernières élections les 6 % de voix qui l’auraient mise, avec 50 % des suffrages à l’abri de la contestation.
L’impuissance, la veulerie, la bêtise obstinée des réformistes devant une aussi tragique leçon écœurent et révoltent.
On ne ruse pas avec la lutte de classes, on ne mise pas impunément sur la légalité bourgeoise, on ne parie pas sur le légalisme des bandes armées du capital.
Déjà, les détrousseurs de cadavres font remonter le prix du cuivre à Wall-Street. Déjà la réaction internationale soupire avec soulagement : preuve est faite que l’expérience chilienne était une utopie, un rêve respectable, un rêve pour lequel Àllende est mort, mais un rêve quand même, et rien de plus.
Oui, preuve est faite.
Mais la bourgeoisie a tort de se réjouir. Ce que les travailleurs retiendront de par le monde, c’est que les révolutions russe, chinoise, cubaine, vietnamienne, ont coûté beaucoup moins cher à leur classe que les louvoiements et les demi-mesures réformistes du Chili, de l’Indonésie, de l’Espagne.
Ils retiendront qu’il n’y a d’autre solution que d’abattre par la levée en masse, par la force, l’appareil d’État de la bourgeoisie, que d’écraser sa meute de chiens sanglants. En un mot, qu’il n’y a d’autre solution que la révolution.
La réaction devrait attendre avant de plastronner. Les travailleurs chiliens ne se laisseront pas facilement déposséder de leurs conquêtes, expulser de leurs usines. Passées les premières heures de confusion, elle voit déjà que le prolétariat tient tête de façon autrement coriace que les ministres de l’Unité populaire, les armes à la main.
Et que l’avant-garde révolutionnaire internationale saura en tenir compte.
12 septembre 1973
Rouge, 14 septembre 1973
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