Cuba : les raisons d’une fidélité critique

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Après la chute des dictatures bureaucratiques en Europe de l’Est, les regards se tournent vers Cuba, d’ores et déjà désignée par George Bush comme « le dernier des dinosaures ». Fidel Castro, dont l’autorité politique et morale rayonnait bien au-delà du continent latino-américain lorsqu’il prenait la tête de la campagne contre le paiement de la dette et publiait son livre d’entretiens avec le prêtre brésilien Frei Beto, est aujourd’hui couramment traité par les médias non seulement de caudillo archaïque et têtu mais de dictateur tout court, voire de copie tropicale de Ceausescu. Il ne s’agit pas là d’un simple changement d’image mais d’une campagne et d’un enjeu. Les États-Unis ne se sont jamais résignés à l’existence de Cuba révolutionnaire dans leur chasse gardée. Leur objectif avoué, relayé par le million de Cubains anticastristes réfugiés à Miami, reste la reprise en main du « premier territoire libre d’Amérique latine ». Ce projet gagne désormais en crédibilité. Internationalement, Cuba est tragiquement seul. Avec l’aval des accords de Malte, les États-Unis ont pu intervenir au Panama sans soulever de protestations de masse. Le piétinement de l’offensive révolutionnaire de novembre au Salvador et le résultat des élections nicaraguayennes traduisent à leur façon une détérioration des rapports de forces internationaux. Les restrictions de l’aide économique soviétique aggravent une situation économique et sociale intérieure déjà très difficile. En février, le rationnement de pain quotidien par personne et par jour a dû être ramené à 80 grammes. La pénurie de grain provoque une hécatombe de la volaille et les œufs deviennent denrée rare. L’étranglement économique peut déboucher sur une crise politique propice à une intervention indirecte (par réfugiés cubains interposés) ou directe des États-Unis. L’expédition de Panama n’a-t-elle pas permis de banaliser l’idée du « devoir d’ingérence » reprise ici à son compte par le ministre des Affaires étrangères Roland Dumas.

Face à ces menaces dans un monde où les principes deviennent de plus en plus élastiques, l’attitude de Fidel Castro ne manque pas de pathétique dignité : plutôt voir l’île sombrer, dit-il, que d’y renoncer. Il serait hélas plus convaincant si ses principes ne s’étaient révélés trop souvent à sens unique. Au nom du primat absolu de la lutte contre l’impérialisme et de la préservation du camp dit socialiste, n’a-t-il pas avalisé aussi bien l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie que les massacres du printemps dernier sur la place Tiananmen ?

Sa réponse, selon laquelle, en état de siège (Cuba est toujours soumis au blocus américain) et de guerre larvée, la démocratie est un luxe impardonnable et l’unité de commandement un impératif militaire et politique, rencontre un scepticisme croissant parmi les plus fidèles alliés de la révolution cubaine sur le continent même. Des courants en lutte contre des régimes dictatoriaux ou populistes autocratiques dans leur propre pays ont fait l’apprentissage des exigences démocratiques et du pluralisme. En vingt ans, leur culture politique a considérablement évolué. De sorte que des organisations aussi différentes que le Parti du travail du Brésil, le Parti d’unité mariatéguiste du Pérou, A Luchar en Colombie ou le FMLN au Salvador ont condamné la répression bureaucratique de Tiananmen et salué la chute du Mur de Berlin. Elles ne peuvent en conséquence, quel que soit leur respect envers la révolution cubaine, que prendre leurs distances envers la politique actuelle de sa direction.

En même temps, les réserves émises par Fidel Castro quant à la légitimité des élections démocratiques du Nicaragua ne sont pas sans fondement. Certes, la « propreté » de ces élections a été contrôlée sur le terrain par une cohorte d’observateurs internationaux parmi lesquels certains fraudeurs professionnels notoires, comme les parlementaires du PRI mexicain. Mais le bourrage des urnes n’est pas la seule fraude possible. Comment prétendre que des élections tenues « le revolver sur la tempe », après dix ans de blocus et de guerre, avec 70 000 morts pour moins de 3 millions d’habitants depuis le renversement de la dictature, plus de 50 % du budget consacré à la défense, avec des récoltes – seules sources de devises – partiellement détruites, sont des élections libres ?

Ceux qui prennent aujourd’hui une distance critique par rapport au régime cubain n’entendent pas se laisser emprisonner par un choix entre la « voie cubaine » et la « voie nicaraguayenne ». Ils pourraient comprendre que Cuba, toujours en butte au blocus et au harcèlement, refuse des élections parlementaires générales, à condition de développer un autre type de légitimité démocratique appuyé sur l’organisation sociale des travailleurs, des paysans, des milices. Mais la personnalisation exacerbée du pouvoir, les signes croissants de bureaucratisation et de corruption, les invraisemblances et les obscurités du procès Ochoa vont en sens inverse et renforcent dans l’opinion internationale l’isolement cubain. Cet isolement est le prix d’une politique qui, obsédée par la confrontation avec l’impérialisme si proche, a misé davantage sur l’existence du camp dit socialiste et la solidarité des États que sur la solidarité des peuples. Gardons-nous cependant d’oublier que les révolutionnaires cubains, comme les Nicaraguayens ou les Salvadoriens, sont en droit, de demander à la gauche des métropoles ce qu’elle a fait pour alléger leur fardeau et desserrer l’étau qui les étouffe, si elle a lutté avec toute l’énergie nécessaire contre les pressions militaires, le pillage par la dette, la manipulation du cours des matières premières !

Pourtant, les observateurs pressés auraient tort de se méprendre. Cuba n’est pas la Roumanie et Castro n’est pas Ceausescu.

– D’abord parce que le régime est issu non de l’avancée de l’armée Rouge, mais d’une authentique révolution populaire. Même si le prestige des dirigeants cubains est entamé, ils ne sont pas des héritiers ou des parvenus, mais souvent encore les combattants héroïques de la guérilla. D’où leur autorité.

– Ensuite, la révolution cubaine exprime, dans un petit pays longtemps dépendant et humilié, monoproducteur de sucre, une dignité retrouvée.

– Malgré les difficultés qu’elle a dû affronter, cette révolution a fait de Cuba pour toute l’Amérique latine une référence. Pour un mineur bolivien, un paysan péruvien, un favelado du Brésil, elle représente une conquête et une forme d’honneur collectif après des siècles de pillage et de domination. Ce dont témoigne encore l’accueil que vient de recevoir Castro lors de son voyage au Brésil.

Alors que la gauche européenne salue comme une victoire le renversement des régimes bureaucratiques de Tchécoslovaquie ou de RDA, une nouvelle victoire de la stratégie impérialiste dite de « basse intensité » contre Cuba serait vécue comme une cuisante défaite par l’ensemble de la gauche latino-américaine qui ressent déjà contradictoirement les conséquences des événements de l’Est : comme la libération d’une formidable énergie sociale en même temps que comme la perte d’un grand arrière plan stratégique.

Dès la première heure, nous avons partagé l’enthousiasme de notre génération pour la révolution cubaine, partagé sa victoire contre la tentative de débarquement de la baie des Cochons, partagé sa douleur lors de la mort de Che Guevara en Bolivie. La révolution cubaine est une conquête collective du peuple cubain et une chose trop sérieuse pour être identifiée à un homme providentiel ou un sauveur suprême, quels qu’aient été et quels que soient ses mérites. À Cuba même, la défense des conquêtes passe par l’exigence intransigeante d’une séparation du parti et de l’État, d’un pluralisme démocratique authentique, d’une indépendance effective des syndicats et des organisations populaires envers l’État.

Daniel Bensaïd et Janette Habel1
Libération
du 17 avril 1990 – danielbensaid.org

Documents joints

  1. Janette Habel, auteur de Ruptures à Cuba, éditions La Brèche, 1990.

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