Dans Libération du 17 décembre, Laurent Joffrin consent qu’il y a « deux polémiques » autour du Livre noir du communisme. L’une, tendant à « la relativisation du nazisme », est qualifiée « d’entreprise douteuse ». C’est bien la moindre des choses. L’autre viserait à l’inverse à « relativiser les crimes communistes, en chargeant Staline seul ». Se prévalant de « la contribution décisive de Nicolas Werth », Laurent Joffrin épouse ainsi la thèse de la stricte continuité entre communisme et stalinisme.
Ladite contribution n’apparaît pourtant pas aussi décisive. Alors que l’effet d’annonce du livre repose sur une addition de cadavres, son auteur écrit plus prudemment aujourd’hui : « Tout chiffrage global – toujours fragile dans son évaluation, toujours complexe par la diversité des catégories impliquées – doit être manié avec prudence » (Le Monde, 27 novembre). Plus fondamentalement, le choix méthodologiquement déclaré – « la mise au second plan de l’histoire politique » – simplifie les conflits réels et dépolitise une accumulation de faits qui ne font plus sens. Elle ne produit aucune intelligibilité nouvelle de l’expérience tragique du siècle. Ainsi, pour mieux établir la continuité entre la terreur de la guerre civile et la grande terreur bureaucratique, les années vingt, si décisives du point de vue des choix économiques et de la politique internationale, sont réduites à « une pause », à « une trêve ». Laurent Joffrin finit ainsi par reprendre à son compte les énoncés les plus grossiers de Stéphane Courtois : « En ce sens, le crime est bien au cœur même du projet communiste », parce que sans le crime « le plan de réorganisation totale de la société est impossible ». Nous voici ramenés à l’idée qui tue, à la logique criminelle du concept, au mépris de toute l’épaisseur sociale et de l’incertitude de la lutte. Suivant la même méthode, on pourrait déduire des Évangiles les crimes de l’Inquisition ou, de « la main invisible (et assassine) du marché », les hécatombes des deux guerres mondiales.
Joffrin devance l’objection. Il soutient que le « communisme en actes est un objet politique bien identifié », alors qu’« il n’y a pas de parti capitaliste ». Nous lui laissons la responsabilité de cette dernière assertion : non seulement il y a des partis capitalistes et des armées impérialistes, mais aussi un parti « bien identifié », celui du profit et de la propriété privée ; les crimes « impersonnels » et anonymes du capital ne sont pas moins criminels que ceux du totalitarisme bureaucratique. Ne retenant que l’identité entre les régimes communistes, Joffrin privilégie les similitudes dans le discours des pouvoirs. Il régresse alors vers une lecture abstraitement idéologique et spéculative de l’histoire, au détriment de tous les acquis de l’histoire sociale. Au lieu de « lisser » l’histoire, de la considérer d’une seule coulée d’Octobre 1917 à Gorbatchev, il est au contraire nécessaire de la « périodiser », de prendre la mesure des tournants et des changements d’échelle.
Ainsi, le bagne des Solovki existe bien dès les années vingt, mais, selon le témoignage du déporté monarchiste Volkov, s’il y eut dans cette période des morts par mauvais traitements, il n’y eut rien de comparable à un massacre « jusqu’à l’hiver 1929-1930, qui fut marqué par une véritable nuit de la Saint-Barthélemy – l’exécution massive des détenus » (Les Ténèbres, p. 92). Tout concourt à définir ces années trente, celles de la collectivisation forcée, de l’industrialisation accélérée, de l’explosion quantitative du goulag, du gonflement spectaculaire de l’appareil d’État, de la mise en forme de l’orthodoxie officielle, de la réaction dans la politique culturelle, comme celles d’un grand tournant.
Nous appelons cela une « contre-révolution » ou un « thermidor bureaucratique ». Non pour opposer de manière manichéenne les années lumineuses du « léninisme sous Lénine » aux années sombres de la terreur stalinienne, mais pour souligner une mutation sociale et politique : il ne s’agit plus dès lors de déformations bureaucratiques, de comportements brutaux, ou de violences arbitraires, mais d’un phénomène inédit d’accumulation primitive et de modernisation autoritaire dans un environnement impérialiste dominant. La bureaucratie devient alors une force sociale dévorante qui anéantit ce qui reste de la révolution.
Relativiser cette discontinuité revient à banaliser le stalinisme après avoir banalisé le nazisme. Laurent Joffrin nous reproche d’imputer à Staline « l’essentiel du forfait » ; c’est vrai, à condition de prendre « Staline » comme le nom propre d’une réaction plus profonde, celle du despotisme bureaucratique. Il nous range parmi les « avocats obliques » du bolchevisme « fidèles à leurs erreurs ». Il a doublement tort : nous sommes des militants droits et déclarés de l’émancipation révolutionnaire et si nous avons sans doute commis des erreurs, nous n’avons pas attendu Soljénitsyne, ni Courtois, ni Joffrin, pour lire Souvarine, Istrati, Victor Serge, Ciliga, David Rousset. La commission Dewey a siégé en 1937. Et, cette année, Trotski publiait… Les Crimes de Staline !
Ce conflit, attesté par des millions de morts, d’existences déchirées, de vies piétinées, trace dans le sang la différence entre communisme et stalinisme. Il ne s’agit pas d’une petite divergence d’opinion ou d’une discordance morale, mais bien, comme le dit l’historien soviétique Mikhaïl Guefter, de « deux mondes politiques et moraux distincts », de deux lignes opposées sur toutes les grandes questions de l’époque ; sur « le socialisme dans un seul pays », sur la collectivisation forcée, sur la lutte contre le nazisme, sur la guerre civile espagnole, sur le pacte germano-soviétique, sur la politique des fronts populaires…
N’ayant jamais chanté la gloire de Staline ni psalmodié le Petit Livre rouge, nous sommes dispensés des exercices de repentance des staliniens tardivement retournés. Et si nous nous sommes trompés parfois de chemin, à voir le monde tel qu’il va (mal), nous ne nous sommes certainement pas trompés d’ennemi. Un dernier mot, puisque Laurent Joffrin invoque la mémoire – décidément très prisée aujourd’hui – de Rosa Luxemburg. Qu’on n’oublie tout de même pas qu’elle est morte communiste, assassinée, dès janvier 1919, par les sbires du parti « invisible » du capital, aux ordres d’un gouvernement social-démocrate
Libération, jeudi 8 janvier 1998