« La meilleure preuve de l’actualité de Marx, c’est le capital lui-même »

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Daniel Bensaïd, maître de conférences de philosophie à Paris-VIII, veut toujours changer la société. Cet animateur de Mai 68 avait créé, trois ans auparavant, la JCR (Jeunesse communiste révolutionnaire), de tendance trotskiste non sectaire, à partir d’exclus de l’Union des étudiants communistes. Ses camarades de l’époque ? Alain Krivine, leader de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR, née en 1974 après la dissolution de la Ligue communiste, un an auparavant, sur ordre de Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur de Georges Pompidou), Henri Weber, actuellement sénateur PS de Seine-Maritime, Henri Maler, également universitaire en sciences politiques et fondateur, en 1971, du groupe Révolution ! Daniel Bensaïd, qui cite Charles Péguy plus souvent que Karl Marx, Hannah Arendt bien mieux que Léon Trotski, a publié notamment Mai 68, une répétition générale (avec Henri Weber, Maspero, 1968), Moi, la Révolution (Gallimard, 1989), Walter Benjamin, sentinelle messianique (Plon, 1990), Jeanne, de guerre lasse (Gallimard, 1991), Marx l’intempestif (Fayard, 1995), Le Pari mélancolique (Fayard, 1997).

Politis : Dans Le Pari mélancolique, vous démontez les métamorphoses contemporaines de la reproduction élargie du capital. Qu’est-ce à dire ?

Daniel Bensaïd : Tout le monde parle de la mondialisation : la production, l’information, la communication, les échanges sont de plus en plus interdépendants et planétaires. Mais cela reste descriptif, cela n’explique pas. La mondialisation, c’est la généralisation des rapports et de la production marchands. La marchandise a envahi toute la Terre et s’est emparée de tout. Le capital, dans sa logique propre, exige d’élargir en permanence son champ d’opération et d’accélérer ses rotations pour accumuler plus de profit.

Les métamorphoses en cours consistent à bousculer, à transformer de fond en comble les dimensions de l’espace et du temps dans lesquels s’exercent la responsabilité et la souveraineté politiques. Derrière la crise du politique, c’est mesurer plus que les « affaires », la corruption, l’usure des partis. C’est de savoir à quelle échelle spatio-temporelle peut s’exercer le choix politique, le choix collectif sur l’avenir commun. Est-ce encore possible ou, comme le craignait Hannah Arendt, la politique, au sens noble s’entend – maîtriser les conditions de vie et non subir l’ordre économique –, risque-t-elle de disparaître ?

Politis : Cette marchandisation, écrivez-vous, intervient en particulier dans la sphère écologique…

Daniel Bensaïd : On a vécu un siècle optimiste, qui croyait dans les vertus de la science et de la technique, et surtout d’une nature bienveillante, gratuite, aux ressources illimitées. On a, depuis, pris conscience progressivement que les ressources n’étaient pas renouvelables ou que leur renouvellement ne suivait pas le rythme trépidant de la consommation développé par la recherche du profit. Cela a fait apparaître une incompatibilité majeure – à l’origine des mouvements écologistes –, entre un marché qui évalue et sanctionne à court terme et des phénomènes naturels (stockage des déchets, dégâts aux forêts, pollution de l’eau, réchauffement de la planète) qui ont des effets à long terme et demandent des mesures collectives.

Politis : Face à cette extension du capital, vous considérez-vous toujours comme marxiste ?

Daniel Bensaïd : Marxiste… j’hésite. Car ce qualificatif est apparu comme celui d’une orthodoxie quand le marxisme a été capturé par des appareils de partis ou d’États. Certes, il existe aujourd’hui une sorte de réhabilitation du marxisme, une mode nouvelle, après tant de disgrâce, mais on risque de tomber dans une marxologie académique, marxienne. Je préfère me définir « marxiste révolutionnaire », ou tout simplement « révolutionnaire », car les deux termes forment un pléonasme. Marx est un des meilleurs outils pour aborder l’aspect pratique de la question du changement du monde. La meilleure preuve de l’actualité de Marx, c’est le capital lui-même ; de la lutte des classes, le baron Ernest-Antoine Seillière.

Politis : Alors, justement, avec votre dernier ouvrage (coécrit avec Christophe Aguitton, le Retour de la question sociale, éditions Page deux, 1997), que voyez-vous comme mutations en France depuis le mouvement de novembre-décembre 1995 ?

Daniel Bensaïd : Certaines études sociologiques sur cette période (1995-1997), plus informées à partir de sources officielles, sont plus complètes que notre étude, plus militante. Nous avons choisi, modestement, un fil qui montre comment, au milieu des années quatre-vingt-dix, se reconstituent patiemment, par des forces militantes obstinées, les résistances au libéralisme. Ce changement de l’air du temps, sans redevenir écarlate, reprend des couleurs depuis quelques années, dans tous les domaines : le mouvement de 1995, les mouvements associatifs sur le logement, pour les chômeurs et les sans-papiers. Cela se traduit également dans le genre littéraire, avec Les succès symptomatiques des livres de Viviane Forrester (L’Horreur économique, Fayard, 1996) et Christophe Dejours (Souffrances en France : la banalisation de l’injustice sociale, Le Seuil, 1998). Cette inflexion est confirmée en Europe, aux États-Unis et au Japon. L’euphorie libérale est passée. L’alibi de la menace bureaucratique a disparu en Occident. Les effets du capital sont désormais à nu. La génération actuelle des universités, qui avait dix ans lors de la chute du Mur, n’a connu que le Rwanda, la crise yougoslave, le chômage. Elle retrouve le besoin de résister. C’est à partir de la résistance que peuvent se reconstruire des projets et se repenser l’avenir.

Politis : Le communisme stalinien – que vous appelez bureaucratie – sombre aujourd’hui dans le libéralisme le plus criminel. Et pourtant, vous ne partagez pas le point de vue du Livre noir sur le communisme (Laffont, 1997). Pourquoi ?

Daniel Bensaïd : Je ne mets certes pas sur le même plan la préface et la postface de Stéphane Courtois, qui sont de la pure idéologie, avec la contribution détaillée de Nicolas Werth, qui a fait un travail d’historien. Mais celui-ci me paraît contestable dans son choix méthodologique. Il fait une histoire de la terreur ou de la violence en disant explicitement qu’elle est dé-contextualisée de l’histoire internationale, des débats de l’époque. Mission impossible. Du coup, ce livre, indépendamment de la bonne volonté de tel de ses coauteurs, est une extraordinaire opération de communication éditoriale. Car, au-delà des nuances, il ne reste que la bande-annonce entourant le livre : « 85 millions de morts ». Sans que les auteurs soient capables d’en rendre compte, même Nicolas Werth. Cela inclut-il les deux famines, les deux guerres mondiales ? Cela n’enlève rien à la terreur stalinienne du goulag, aux camps et aux purges de 1936-1938. Mais c’est un effet d’annonce publicitaire.

Alors, paradoxe, au moment où l’on s’interroge, à travers le procès Papon, le débat des historiens en Allemagne, sur la manière de penser, de se réapproprier l’histoire, on est en train de sombrer, sous prétexte de faire de l’histoire, dans la mythologie et le mythe. Ce n’est plus de l’histoire, mais c’est l’exclusion des contradictions et des périodes. C’est l’Idée qui tue. Le crime est inhérent à l’Idée. Du coup, on invoque l’idée d’un « Nuremberg du communisme », où l’on ne sait plus très bien qui serait convoqué : non plus Staline, mais Marx, mais Rousseau ?

Quelle est la fonction de cet ouvrage, quand le Front national invoque explicitement ces chiffres pour présenter un candidat contre chacun des quatre candidats PCF à une vice-présidence en Ile-de-France le 23 mars ? Son but est d’éradiquer toute idée de changement radical de société. Toute volonté similaire, pour ne pas parler de révolution, est considérée comme ne pouvant aboutir qu’à un désastre. Donc, il faut y renoncer, accepter le monde tel qu’il est. Il y a matière à relever le gant.

Politis : Pourtant, avant Staline, Rosa Luxemburg elle-même, a critiqué très tôt Lénine. Qu’en pensez-vous ?

Daniel Bensaïd : On présente maintenant Rosa Luxemburg comme une grande démocrate. J’ai beaucoup d’admiration pour elle. Dans sa brochure sur La Révolution russe, elle a effectivement, avant son assassinat, critiqué les bolcheviques sur la dispersion, en novembre 1918, de l’Assemblée constituante russe qui avait été élue. En quoi elle avait raison. Mais, sur deux autres questions, et non des moindres, et qui touchent à la démocratie (la réforme agraire et l’autodétermination des nationalités), elle était contre la position de Lénine. Or, là-dessus, il était un démocrate. Les choses sont donc plus compliquées.

Il n’y a pas les années lumineuses de Lénine et les années de cendre et de plomb de Staline. Dès le début de la Révolution russe, la restriction des libertés, le développement de la police politique, la non-compréhension du pluralisme politique, ne sont pas acceptables. Mais cette critique-là ne doit pas estomper ou effacer la discontinuité radicale, le changement qualitatif d’échelle entre les années vingt et trente. L’historiographie anglo-saxonne, de ce point de vue, est plus rigoureuse que son homologue française. Passer d’un bagne politique sous Lénine aux millions de déportés du goulag par la collectivisation forcée, d’un appareil d’État de quatre millions de fonctionnaires à quatorze millions en moins de dix ans, assister sous Staline à un exode rural forcé, à une urbanisation sauvage, à une industrialisation accélérée, c’est une mutation brutale d’un pays dont on comprend qu’elle impliquait un appareil de coercition gigantesque, une bureaucratie dévorante. Ce que j’appelle, moi, une contre-révolution bureaucratique. Ce n’est pas une stricte continuité, donc. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y avait rien à critiquer auparavant. Mais le palier franchi, c’est le massacre de masses de paysans, d’ouvriers, l’assassinat par la famine de millions de personnes, la liquidation du parti de la Révolution d’octobre en 1936-1938 (680 000 personnes, selon un chiffre attesté consensuellement, pour le coup, par tous les historiens). Ce n’est pas le strict prolongement de la politique de Lénine, mort en 1923.

Politis : Alors, aujourd’hui, trente ans après Mai 68, que reste-t-il de votre engagement d’antan ?

Daniel Bensaïd : Tout. Le monde est toujours insupportable. Donc il faut le changer. On s’est battus contre des appareils bureaucratiques (le PCF prosoviétique, NDLR) et des solutions qui n’en étaient pas (le PS de Mitterrand, id.). On nous a montrés du doigt comme des attardés, des nostalgiques, des entêtés. On nous a considérés avec condescendance, au nom d’une efficacité, d’un réalisme. Or, quel est le bilan de quatorze ans de mitterrandisme ? Tapie d’un côté, Le Pen de l’autre. Avoir maintenu cette continuité d’une idée et d’une éthique (un mot à la mode !) révolutionnaires nous permet de distinguer deux réponses possibles aujourd’hui, devant la montée du Front national et l’affaissement moral : soit il faut déplacer vers la droite le rempart contre les frontistes, donc chercher plus d’alliances avec la droite respectable ; soit s’arc-bouter sur les ressources des mouvements sociaux pour reconstruire une gauche digne de ce nom.

Politis : En fin de compte, votre « pari mélancolique », n’est-ce pas un désespoir, au contraire de vos espoirs ainsi exprimés ?

Daniel Bensaïd :
Je reste fidèle à Marx, qui s’opposait à la construction abstraite d’une cité parfaite, qui constatait que les utopistes étaient les plus disposés à solder au détail leur plan irréalisable au grand marché noir des réformes. Il explicitait la dynamique et les aspirations du mouvement et du conflit réels. En ça, il n’avait pas une pensée utopique. Mais j’assume le titre de mon ouvrage.

C’est un pari sur la nécessité de changer le monde, sans garantie par le Progrès scientifique, par le Sens de l’Histoire et surtout par la Providence divine. C’est un engagement, au sens pascalien, sans certitude de réussir. Ce pari est mélancolique, non au sens nostalgique ou ruminant. Mais, au sens de la lucidité. Il y a des moments dans l’histoire où il y a écartèlement entre la nécessité et la possibilité. J’ai construit mon idée à partir de personnages mélancoliques (Saint-Just, Blanqui, Guevara) : une mélancolie classique – active, non passive – comme l’a dit Charles Péguy, et non une mélancolie romantique.

Propos recueillis par Jean-Louis Peyroux
Politis, 2 avril 1998

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