C’est le plus médiatique des antimédiatiques. La télévision, qu’il accable de critiques, ne sait plus quoi inventer pour l’attirer sur ses plateaux. En moins d’un an, Pierre Bourdieu est devenu le sociologue le plus regardé de France. Et le plus lu ? C’est moins sûr. Mais l’auteur des Héritiers (1963) et de la Misère du monde (1993) a tout de même gagné son pari : le voilà, à 68 ans, seul contre tous et promu gourou de l’anti-pensée unique. Sauf qu’à accuser tout ce qui bouge d’être un suppôt du néolibéralisme, on risque de passer soi-même sur le gril… Alors que sort son nouvel ouvrage la Domination masculine (Seuil) et que les petits pamphlets de sa collection Liber/Raisons d’agir continuent de caracoler dans les listes de vente, le maître Bourdieu, le grand procureur du Collège de France, est mis en examen dans un essai de son ancienne disciple Jeanine Verdès-Leroux : le Savant et la Politique (Grasset). Et la riposte très vive d’Olivier Mongin1 et de Joël Roman aux accusations de Bourdieu contre la revue Esprit est désormais relayée par les philosophes Alain Finkielkraut ou Bernard-Henri Lévy. Reste que, si Bourdieu exaspère, il gagne la sympathie d’un nombre croissant de déçus de la gauche qui ne se retrouvent pas dans les options du social-libéralisme version Blair, Schröder ou même Jospin. Il y avait une intelligentsia de gauche. Il y en a deux. La polémique entre les « réformistes » et les « bourdieusiens » s’est ouverte officiellement en 1995 à propos du plan Juppé sur la Sécurité sociale. Elle s’est aggravée avec la publication par des proches de Bourdieu du Décembre des intellectuels français2 suivie de la réplique le Populisme façon Bourdieu ou la tentation du mépris3 dans la revue Esprit. Son directeur, Olivier Mongin, s’explique et débat avec Daniel Bensaïd, dirigeant de la Ligue communiste révolutionnaire. Le Nouvel Observateur : Pourquoi tant de haine ? Olivier Mongin : Parce que trop, c’est trop. Il y a vingt ans qu’il y a, à Esprit, un débat intellectuel sur Bourdieu. Concernant le sociologue, jusque-là, les échanges demeuraient dans les limites du convenable mais, avec le Décembre des intellectuels français, rédigé par les disciples de Bourdieu, on a la nette impression qu’il a voulu « se faire les cathos de gauche » en empilant amalgames, anathèmes et mensonges. nous avons donc réagi sèchement contre cette régression intellectuelle. D’autant que le discours moralisateur et imprécateur du savant, qui dénonce sans proposer et parle au nom des dominés sans leur donner la parole, rencontre aujourd’hui un écho médiatique non négligeable qui va des Inrockuptibles à Charlie Hebdo. Il est vrai que depuis la disparition de Lyotard, Deleuze, Castoriadis ou Furet, une place de référence est à prendre dans l’espace médiatico-intellectuel. Il est tout aussi exact qu’un espace populiste de gauche se dessine, dont Bourdieu souhaiterait être le maître en brouillant les frontières entre virulence politique et rigueur pseudo-savante, ce qui le conduit à pointer du doigt un peu partout une révolution conservatrice façon années trente ! Daniel Bensaïd : Je ne suis pas disciple de Bourdieu, mais un lecteur attentif. Ce qui m’intéresse au premier chef, c’est le large écho qu’il rencontre auprès de gens qui ne sont pas initiés aux querelles d’écoles sociologiques ni aux subtilités des stratégies institutionnelles. Ses attaques en règle contre la mondialisation marchande contribuent à ouvrir une fenêtre, à rendre confiance à ceux et celles qui n’osaient plus dire tout haut ce qu’ils pensaient tout bas, tant le discours dominant les avait persuadés qu’il s’agissait d’idées ringardes et imprononçables. Vous lui reprochez d’utiliser sa position d’autorité du Collège de France pour contrecarrer l’autorité des experts… Et pourquoi pas ? Relégitimer une parole de résistance en opposant à un effet d’autorité un autre effet d’autorité, en détournant les stratégies de domination au service des dominés, c’est de bonne guerre ! O.M. : Je doute qu’en divisant toujours le monde entre amis et ennemis, entre dominants et dominés, on serve l’esprit démocratique, qui requiert certes du conflit mais aussi de l’accord. Pour travailler au nouveau contrat social, c’est même vital. Et je ne crois pas qu’on réponde ainsi en quoi que ce soit à la crise de la représentation politique, que tout un chacun déplore. Pour réformer il convient de créer, à mes yeux, un climat minimal de confiance pour ensuite pouvoir débattre fortement sur les solutions. Voyez comment, à l’intérieur même du front supposé homogène de l’anti-pensée unique, les visions sont multiples et contradictoires s’agissant de ce dossier crucial qu’est l’avenir du travail. Opposer à une pensée souvent unique une autre pensée unique ne me paraît pas seulement stérile, mais méprisant. Et qui plus est dangereux. D.B. : Soyons justes, si Bourdieu tire à boulets rouges, il sert aussi de cible, et le feu nourri qu’il essuie aujourd’hui contribue paradoxalement à le sacraliser ! Disons qu’à défaut d’apporter des réponses, il fait fonction de repère dans une gauche flottante qui ressemble aujourd’hui à un grand trou rose bordé des liserés écolo vert pâle et « huiste » rouge décoloré. En posant – façon imprécateur, je vous l’accorde – des questions sur l’avenir de la fonction publique, sur les transformations du travail ou les sans-papiers, Bourdieu participe cependant à un retour de la politique. Il prend une place dans un courant de gauche qui refuse tant la blairisation ou le social-libéralisme rampant que le repli national républicain. Car le populisme, le vrai, celui qui fétichise le peuple et l’union sacrée au détriment du conflit de classe, je l’observe plutôt en lisant Marianne ou du côté du club Marc Bloch. Bourdieu, qu’on soit d’accord ou pas, ne nie pas l’importance des médiations : il en critique le fonctionnement. Le plus intéressant à mon sens, chez lui, ce sont d’ailleurs ses Méditations pascaliennes, où il réfléchit sur le rapport de la science à l’histoire. O.M. : Sauf que lorsqu’il étudie les médiations, c’est généralement pour les démolir. Il y a tout de même un paradoxe à se construire une réputation sur la critique de l’État et de la méritocratie, avec ses textes sur la distinction, et à se présenter aujourd’hui en défenseur intégraliste du service public… D.B. : Là vous êtes inutilement polémique ! La politique, c’est aussi des rapports de force, et quand Bourdieu évoque une « gauche de la gauche », il nous parle bien de la gauche et d’une refondation qui est inévitable. Le risque est grand en effet que le discours jospiniste sur la réhabilitation de la citoyenneté apparaisse de plus en plus vide au fur et à mesure que l’espace public se privatise par tous les bouts. C’est cette dissonance par rapport à l’idylle de la cohabitation et à la pensée unique de la gauche plurielle qui grattouille et qui chatouille. O.M. : Bien, mais je ne vois pas pourquoi Bourdieu éprouve la nécessité de réduire tous ceux qui font ce diagnostic sans partager ses vues à des séides de l’ultralibéralisme. Qu’il lise Esprit et il verra que nous ne l’avons pas attendu pour critiquer l’utopie de la main invisible ou la politique du FMI. C’est son droit d’étriller le plan Juppé sur la Sécurité sociale, mais on cherche en vain une seule idée pour faire en sorte que ce régime universel de protection évite le dépôt de bilan. D’autant plus que le même Bourdieu qui diabolise tout ce qui est privé est beaucoup plus nuancé dès lors qu’il s’intéresse à l’université. Là, étrangement, ou peut-être parce qu’il n’y a que ça qui l’intéresse vraiment, il admet qu’un peu de concurrence ne ferait pas de mal. Ce que je récuse, c’est précisément le mythe du mouvement social unique, de la boule de neige qui enfle et fait révolution, alors même que nous vivons une fragmentation considérable de nos sociétés et que les efforts de réformes et d’adaptation des individus sont devenus multiples. Le tournant de la dérégulation date de 1983. Elle a modifié de fond en comble la donne, et l’on voudrait tout plier dans des catégories des années soixante avec comme clé à mollette conceptuelle la seule défense du service public. C’est court, et c’est trompeur. D.B. : Pas d’accord. Regardez les militants qui ont pris en charge les mouvements des chômeurs ou des sans-papiers : ce sont pour beaucoup des syndicalistes qui ont résisté aux tempêtes des années quatre-vingt grâce à un statut protégé. Et ce sont ces réseaux qui posent les questions d’avenir sur le travail. C’est grâce à eux que la réflexion peut avancer sur l’incapacité des valeurs marchandes à mesurer ou à garantir du bien commun ou du développement durable. Que des mouvements locaux se réfèrent à la démocratie directe, je m’en félicite dès lors que le Parlement s’affaiblit, court-circuité par le droit européen ou le lobbying privé. Cette revendication d’une démocratie de proximité est la marque des époques charnières, et l’espoir d’un ressaisissement de la politique. O.M. : Sauf que Bourdieu ne me semble pas aider à faire avancer un quelconque mouvement. À moins que ce soit un mouvement de retraite. Or aujourd’hui, il s’agit par exemple d’aller de l’avant. De savoir si, oui ou non, il faut accorder un revenu minimum dès l’âge de 18 ans comme le demande AC ! (Agir contre le Chômage). Or je ne sais pas ce que Bourdieu pense là-dessus. Je ne sais même pas si ça l’intéresse d’en parler. C’est pourtant sur ces controverses-là – l’inégalité d’accès au temps libéré ou les rapports de la démocratie et des nouveaux ressorts du capitalisme, très bien mis en évidence par Michel Aglietta – qu’il faut s’exposer et s’engager. Le débat porte sur le devenir d’une société, pas seulement sur une compétition protestataire où le plus indigné a gagné. D.B. : La réforme que vous appelez de vos vœux ne se décrète pas. Elle s’invente dans les luttes et dans un nouveau cycle d’expériences sociales qui ont besoin de temps pour s’accumuler. Il y a d’abord une étape de nécessaire résistance à l’ordre nouveau dont vous sous-estimez l’importance. Regardez le mouvement des sans-papiers. Pendant des années, ce fut un combat minoritaire de protestation contre les conséquences des lois Pasqua. Et aujourd’hui la régularisation apparaît quasiment comme une mesure de bon sens. Y compris à Pasqua ! O.M. : On ne pourra pas cependant éternellement osciller entre des gouvernements qui font du réformisme autoritaire et d’autres qui godillent en s’adaptant à l’opinion. Le jospinisme n’échappe pas à ce dernier grief, quand bien même il cherche à redonner de la substance à la politique par son attitude et par ses actes anticorruption : on ne sait toujours pas si le Premier ministre fait de la social-démocratie, s’il défend l’idée d’un État-providence modernisé ou s’il se borne à faire passer la pilule libérale à dose homéopathique… Réformer, ce n’est pas enquiller une succession de mini-réformes, c’est d’abord se projeter dans une vision historique. Nous en sommes loin. Du coup, je crains que l’ambiguïté présente ne produise une forte radicalisation populiste à gauche, dont Bourdieu n’est que le précurseur. D.B. : Depuis 1995 – et les mouvements de grève dont ni vous, à Esprit, ni moi, à la Ligue communiste, n’avions prévu l’ampleur, mais devant lesquels nous avons réagi de façon diamétralement opposée, une page a été tournée. Et un nouveau chapitre ouvert : celui d’une remobilisation sociale encore à la recherche de son expression politique. Or la demande ne trouve pas d’offre correspondante. D’un côté, la droite est victime de l’essoufflement très sensible de la mythologie libérale, mais aussi de ses compromissions avec l’extrême droite et de ses batailles de polochon internes. Et à gauche, la bonne mine gouvernementale actuelle masque une santé extrêmement fragile, comme vous le souligniez. Nous ne sommes pas à l’abri d’un trou d’air ou d’un accident grave. Et je vous rassure : ce n’est pas Bourdieu qui récupérera quoi que ce soit. Si lui et ses proches semblent parfois tentés de se comporter en Politburo fantôme d’un parti intellectuel virtuel, cette tentation est proportionnelle aux renoncements et aux manquements d’une gauche gouvernante qui, de privatisations en ralliements à l’Europe monétaire et libérale, devient une gauche du centre. Le Nouvel Observateur, dossier n° 1765, semaine du 3 septembre 1998.
Documents joints
- « L’Après 1989, nouveaux langages du politique », Hachette Littératures.
- Editions Liber/Raisons d’Agir, avril 1998.
- Esprit, juillet 1998.