Introduction
a) Question de méthode. Alors que Marx parle de l’histoire comme histoire de la lutte des classes, on ne trouve guère chez lui de définition claire et définitive des classes sociales. En bon dialecticien, il ne procède pas par définitions statiques (à la manière de la « raison classificatoire » si prisée de la sociologie française au XIXe siècle). Il suit une dynamique des médiations et des déterminations, dont la structure du Capital offre un bel exemple.
b) Rappel. Marx écrit à un moment où l’anthropologie comparative n’a pas encore connu ses développements contemporains. Il emploie donc (comme c’est souvent le cas chez lui, à propos du travail productif, par exemple) la notion de classe tantôt au sens large (elle recouvre alors les castes, les clans, les statuts, les stände…), tantôt au sens strict pour désigner les « classes modernes » telles qu’elles se manifestent dans les rapports capitalistes de production et présupposent le « travailleur libre » (voir notamment Louis Dumont : Homo hierarchicus et Homo aequalis).
I. Le Capital et les rapports de classes.
1. Le livre I, sur le procès de production, fait apparaître le rapport d’exploitation (l’extorsion de plus-value dans les sous-sols du marché, où s’élucide le prodige incompréhensible de l’argent qui fait de l’argent). Ce rapport résulte de la séparation du travailleur d’avec ses moyens de production. Mais le rapport d’exploitation dans la sphère de la production n’est encore que la carcasse ou le squelette des rapports de classes.
2. Le livre II, sur le procès de circulation, introduit de nouvelles déterminations à travers le rapport salarial d’achat et de vente de la force de travail. Il introduit notamment les notions de travail (directement) productif et non productif ou indirectement productif (de même que le livre I avait introduit les notions de travail concret/travail abstrait). Ce niveau conceptuel n’offre cependant pas un critère suffisant de définition des classes, contrairement à ce que croient certains auteurs (Biagi di Giovanni, par exemple) qui ont cherché dans l’identité travail productif/classe ouvrière le fondement d’une conception restrictive et ouvriériste du prolétariat. L’une des conséquences, avec la désindustrialisation et la déconcentration industrielle, c’est la mise en doute de l’existence même du prolétariat.
3. Le livre III traite le procès d’ensemble de production (et de reproduction) capitaliste. Ce n’est qu’à ce niveau conceptuel, plus proche du concret, que les rapports de classe apparaissent comme le conflit entre « le travailleur global » et le « capitaliste global ». Il est donc parfaitement logique que le fameux chapitre inachevé sur les classes sur lequel s’interrompt l’édition par Engels du livre III intervienne à cet endroit précis.
4. Commentaire critique de ce chapitre 52 inachevé. Il s’agit de prolonger le raisonnement de Marx : si les classes étaient définies par la forme du revenu, il en résulterait un émiettement infini des rangs et des statuts. Donc, contrairement à « la première vue », il faut porter sur les rapports de classe une « seconde vue »… Critique de l’interprétation/reconstruction de Dahrendorf.
5. On peut supposer que le mouvement de détermination des classes, de l’abstrait au concret, ne s’achève pas avec le livre III du Capital. Les livres initialement prévus et abandonnés sur l’État ou sur le marché mondial, introduiraient de nouvelles déterminations permettant de conceptualiser le rôle de la bureaucratie (évoqué dans la Critique de la philo du droit d’Hegel) ou les contradictions du prolétariat à l’échelle internationale.
II. Débats et controverses
1. La définition de Lénine
Si l’on cherche à tout prix une définition pédagogique des classes, la moins mauvaise est sans doute celle de Lénine (dans La Grande Initiative). Elle respecte en effet la complexité du problème. Lénine avance en effet trois critères combinés :
– le rapport « fixé par les lois » à la propriété ;
– la place dans la division et dans l’organisation du travail ;
– la forme et le montant du revenu.
La combinaison de ces trois critères permet une lecture critique des appareils statistiques généralement appliqués aux sociétés modernes à partir des catégories socioprofessionnelles.
2. Lukacs, la conscience de classe et la dialectique de l’en-soi et du pour-soi.
Danger de cette formule « dialectique » utilisée une seule fois par Marx (dans Misère de la philosophie) : si la lutte économique est le domaine de l’en-soi, la classe pour soi tend à s’identifier au parti, d’où le fétichisme du parti.
3. Critique de Gorz et de ses Adieux au prolétariat (1980).
4. La notion de « classe probable » chez Bourdieu. Pourquoi probable plutôt qu’improbable : rapports de classes, théorie des champs, et rôle de la totalité ouverte.
5. Individualisme méthodologique et théorie des jeux dans le « marxisme analytique » : lutter n’est pas jouer.
III. Problèmes et perspectives
1. On pourrait dire avec Foucault que le concept de classe chez Marx n’est pas un concept sociologique (au sens courant ou classificatoire), mais un concept stratégique ou performatif. Encore faut-il bien sûr que cette construction conceptuelle (la classe probable de Bourdieu) soit en rapport avec une réalité empirique.
2. La disparition du prolétariat est un mythe postmoderne. Si l’on sort de l’image d’Épinal d’un prolétaire type (le mineur, le métallo, etc.), en se souvenant de ce qu’était le prolétariat parisien de 1848 dont parle Marx, on constate au contraire que le rapport salarial et la condition prolétarienne n’ont cessé de s’étendre, tant à l’échelle internationale que dans les pays développés eux-mêmes. Critique de la notion de services. En revanche, il est important d’étudier attentivement l’évolution de la division et de l’organisation du travail et ses effets sur la conscience : écart selon Beaud et Pialoux entre condition ouvrière et conscience de classe.
3. Importance d’accorder une place spécifique à la question de la bureaucratie, dont le jeune Marx eut l’intuition qu’elle était une sorte de perpétuation de la société de caste dans les sociétés modernes de classe.
4. L’appartenance de classe (la conscience) se construit dans la lutte et dans le discours, en concurrence avec d’autres formes possibles
de socialisation (famille, tribu, ethnie, religion, etc.). L’affaiblissement de la référence de classe profite en échange à la construction de ces identités fermées ou de ces fondamentalismes.
5. Le concept de classe, à la différence des identités closes, est porteur d’universalité. D’un point de vue de classe, il y a toujours un autre soi-même (un travailleur, une travailleuse) de l’autre côté de la frontière territoriale ou religieuse.
2000