Il faut tout d’abord se féliciter de ce dialogue entre des universitaires se réclamant, à un titre ou à un autre du marxisme critique, et des représentants de la sociologie critique. Il est même surprenant que cette rencontre intervienne si tard, puisque nous nous sommes, depuis quelques années, retrouvés pour la plupart engagés dans des causes communes (sur les grèves de 1995, sur le soutien aux sans-papiers, sur la perspective d’une Europe sociale, et même – dans une large mesure – sur la guerre des Balkans). Mais les relations n’ont pas été au-delà d’une cohabitation polie. À croire que le milieu universitaire, peut-être traumatisé par des pratiques passées, s’en tient à une prudente coexistence (plus ou moins pacifique) au détriment de la franche discussion, qui peut fort bien être amicale. En tout cas, le dialogue d’aujourd’hui marque une double rencontre, entre deux cultures critiques d’une part, mais aussi entre générations. Disons pour simplifier que les « marxistes » ici présents sont des rescapés (valeureux sans doute) des années 1960 et 1970, alors que les sociologues critiques appartiennent plutôt à la génération qui s’est formée aux sciences sociales dans les années 1980 ou 1990.
Souhaitons donc que nos échanges contribuent à une meilleure compréhension réciproque.
D’importants points d’accord
Il est peut-être utile, pour éviter tout malentendu, de commencer par rappeler ce qui me semble constituer une plage importante d’accord, et que je résumerai en quatre points :
1. Tout d’abord, nous partageons une critique des conceptions essentialistes ou substantialistes (appliquée notamment à l’analyse des classes sociales). Une approche en termes de rapports et de relations me paraît non seulement compatible, mais cohérente avec un aspect crucial à mes yeux de la critique de l’économie politique chez Marx. La valeur n’y joue pas le rôle d’une substance. Pas plus que le capital ne se présente comme une chose économique. Ce sont bien des rapports sociaux, un système de relations historiquement déterminées des hommes entre eux et des hommes avec leurs conditions naturelles de reproduction. D’où la logique du capital comme logique du devenir et non pas de l’être ou de l’essence1.
2. Nous pouvons de même nous référer à ce que j’appelle un constructivisme raisonnable, dont le livre d’Edward P. Thompson sur la Formation de la classe ouvrière anglaise2 offre un bon exemple. Il met en effet en rapport l’évolution des techniques, des conditions et de l’organisation du travail, avec la formation d’un discours et de pratiques sociales constitutifs de « la classe ouvrière anglaise ». On peut interpréter dans une perspective analogue la dialectique entre « la classe probable » et « la classe mobilisée » chez Pierre Bourdieu, en soulignant que ce constructivisme ne se réduit pas à une convention ou à un jeu de langage. Il renvoie à des transformations réelles. Sinon, pourquoi la classe serait-elle probable plutôt qu’improbable ?
3. Nous sommes encore d’accord pour prendre en compte la pluralité et la complexité des appartenances qui font la singularité de chaque individu. On est ceci et cela, ou encore cela : travailleur salarié, femme, de telle origine, de telle langue, de telle région, etc., et l’accent entre ces appartenances se déplace dans les comportements en fonction de situations concrètes. Le titre de Bernard Lahire, « l’homme pluriel3 », me convient donc, voire la formule de « moi multiple ». Mais considérer l’homme pluriel ne signifie pas se résigner à l’homme en miettes ou au moi dispersé (que suggèrent les expressions du type « s’éclater en prenant son pied »). Une certaine image du démembrement corporel renvoie davantage à des désordres psychiques qu’à une libération. D’où l’importance qu’il y a à repérer, dans une situation donnée, ce qui fait nœud entre diverses appartenances et constitue la personne comme telle.
4. Enfin, la théorie de la pluralité des champs (et des capitaux) peut sans aucun doute aider à penser la pluralité des modes de domination spécifiques et la discordance des temps (les phénomènes d’asynchronie ou de non-contemporanéité). Ainsi, les différents champs ne se transforment pas au même rythme. Les rapports de classe, les rapports de sexe, les rapports de la société à l’écosystème obéissent à des temporalités différentes et ce n’est pas parce que l’on a adopté une loi sur l’appropriation sociale que l’on en a fini avec le complexe d’Œdipe. Cette discordance des temps est du reste présente chez Marx, sous forme du « contretemps », et chez Louis Althusser dans sa critique de l’historicisme. Il serait par ailleurs intéressant de confronter la théorie des champs avec la théorie des « corps sociaux » développée par Claude Meillassoux à partir de ses recherches anthropologiques, permettant notamment de renouveler l’étude des phénomènes bureaucratiques.
Pluralité et articulation
Cette problématique de la pluralité des champs soulève cependant une question qui peut être lourde d’implications stratégiques. Si les différents champs étaient simplement juxtaposés, à la manière d’une mosaïque sociale, les dominé(es) de ces champs pourraient nouer et dénouer des alliances conjoncturelles et thématiques (c’est d’ailleurs le présupposé des coalitions « arc-en-ciel » à géométrie variable dans les pays anglo-saxons), mais leur convergence ou leur unification n’aurait aucun fondement réel. Tout effort pour les rassembler relèverait alors d’un coup de force et d’un pur volontarisme éthique. On retomberait là dans les pires formes de la notion d’avant-garde. À moins justement de s’accommoder de la dispersion sans projet commun et d’assigner aux divers mouvements sociaux un simple rôle de groupe de pression sur la représentation politique, mais en aucun cas d’alternative aux politiques en vigueur.
Cette question épineuse est la plupart du temps éludée par un artifice de langage. On invoque « l’autonomie relative » des différentes dominations et des différents mouvements, ou encore « l’articulation » des champs, voire leur « homologie ». Ces formules apparaissent comme des jokers qui récusent le problème bien plus qu’ils ne le résolvent : pourquoi y aurait-il en effet homologie entre les champs ? Comment leur articulation est-elle pensable et possible ? Et si leur autonomie est relative, par rapport à quoi l’est-elle ?
Un premier élément de réponse porte sur le fait que tous les champs (économique, politique, sociologique, voire médiatique ou philosophique) ne sont pas équivalents. « Ainsi, souligne Bernard Lahire, l’univers économique n’est pas, dans nos sociétés contemporaines, un univers véritablement distinct des autres univers » : même lorsqu’il cultive son autonomie au plus haut degré, un champ rencontre toujours, à un moment ou à un autre, « la logique économique » qui est « omniprésente »4. Pierre Bourdieu souligne quelque part que le champ politique présente la particularité de ne pouvoir « jamais s’autonomiser complètement », dans la mesure où il établit des principes de vision et de division pertinents qui renvoient à la structure d’ensemble et à la reproduction sociale. Ainsi, le fait de privilégier une vision en termes de classes et de luttes de classes, contre une vision selon laquelle le clivage déterminant serait entre nationaux et étrangers, renvoie à des problèmes économiques et sociaux autant que symboliques.
Enfin, par son titre même, le Nouvel Esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Ève Chiapello5 implique la reconnaissance d’un certain degré de cohérence systémique, que l’on retrouve dans leur souci de ne pas considérer exploitation et exclusion comme des phénomènes séparés mais comme les deux faces d’un même processus. Leur livre marque ainsi un mouvement qui revient de la microsociologie (et de ses apports indiscutables) à une macrosociologie. De même, après l’engouement pour la micro-histoire, ses biographies et ses monographies, l’intérêt récent pour les grandes fresques globalisantes, celles de François Furet, d’Éric J. Hobsbawn ou d’Immanuel Wallerstein, montre une évolution analogue. Concernant l’histoire, Robert Bonnaud, dans ses chroniques de la Quinzaine littéraire, avait souligné depuis longtemps les enjeux méthodologiques et les conséquences théoriques de ce débat.
Il y a cependant un point sur lequel le livre de Luc Boltanski et Ève Chiapello semble hésiter : il s’agit du dédoublement de ce qu’ils appellent « la critique artiste » (mettant l’accent sur les phénomènes d’aliénation) et « la critique sociale » (insistant sur les injustices et les inégalités). D’un point de vue descriptif, la distinction est opératoire : alors que les deux critiques semblaient étroitement liées dans les années 1960-1970, elles paraissent s’être dissociées (voire opposées) dans les années 1980-1990. Ainsi distingue-t-on aujourd’hui les questions sociales (volontiers qualifiées de « ringardes ») des « questions sociétales » qui concernent la modernisation des institutions, des rapports de sexe, ou de l’approche de l’environnement. La séparation se retrouve ainsi aussi bien dans les discours gouvernementaux que dans le vocabulaire de Daniel Cohn-Bendit. Elle a été illustrée à merveille dans un article de Jacques Julliard opposant « la gauche sociale » et « la gauche morale », les grèves corporatives de décembre 1995 et la solidarité généreuse avec les sans-papiers de février 1997, la couleur sépia des prolétaires à la couleur vive et aux lumières intenses des cinéastes, les pétitionnaires universitaires d’antan aux pétitions professionnelles des nouveaux intellectuels. Outre le fait que cette distinction est excessive (si l’on regarde les forces syndicales, politiques et associatives impliquées dans ces différents mouvements, on constate l’existence d’un important tronc commun), elle soulève un problème d’interprétation. S’agit-il d’une dissociation durable, renvoyant à des transformations de fond de la société, ou d’un effet conjoncturel des défaites politiques et sociales subies au cours des deux dernières décennies. Ainsi, tout en reprenant à son compte bien des thèmes de « la postmodernité », Richard Rorty met en garde contre le fait qu’elle puisse devenir l’idéologie du pessimisme et du renoncement, par intériorisation de la dégradation des rapports de force sociaux.
Luc Boltanski et Ève Chiapello ne se prononcent pas sur ce point. J’estime pour ma part qu’il y a bien des différences, entre critique sociale et critique artiste, qui renvoient à des couches et à des priorités différentes selon les positions occupées dans la distribution et la hiérarchie sociales. Mais ces différences ont été poussées jusqu’à la dissociation par les défaites des années 1980, c’est-à-dire par des conditions politiques conjoncturelles. En effet, une tendance lourde est à l’œuvre au cours de ces mêmes années, celle que l’on désigne par le terme imprécis de « mondialisation ». Si l’on précise qu’il s’agit bien d’une mondialisation marchande liée aux formes contemporaines d’accumulation du capital, il apparaît alors que le capital et la « marchandisation » du monde sont, bien plus qu’au siècle passé, les grands agents de l’unification. Leur grand récit ventriloque a survécu à la mort annoncée des méta-récits. Aujourd’hui plus qu’hier, le capital est le grand sujet impersonnel à l’ombre duquel, comme le dit Jean-Marie Vincent, nous sommes condamnés à penser. C’est ici qu’interviennent les notions décisives d’aliénation, de fétichisme, de réification, qui ont à voir avec le statut même du travail salarié.
Une question importante surgit à ce propos. Ne risque-t-on pas, à insister sur ces phénomènes qui placent le dominé en situation subalterne par rapport aux dominants, ou à souligner la logique implacable de la reproduction sociale, de faire de la domination, sous ses diverses formes, un cercle de fer sans issue ? Quelle possibilité y a-t-il de résister et de briser le cercle ? C’est là un débat qui va bien au-delà de notre propos d’aujourd’hui et que nous pouvons réserver pour des discussions ultérieures.
La grande logique du capital
Dire que le capital est le grand sujet de l’époque, dont la fausse totalité (la totalité abstraite) pèse de tout son poids dans tous les domaines de la vie sociale, peut apparaître comme une simple formule magique. On peut pourtant revenir à la notion de surdétermination utilisée par Louis Althusser (et Dieu sait que je n’ai jamais été althussérien). Elle évite les notions peu dialectiques de reflet ou de simple causalité mécanique entre structures. Nous aurions ainsi affaire à différentes contradictions surdéterminées par la logique du capital. L’hypothèse ne manque pas d’arguments pour peu que l’on rentre dans les modalités concrètes des différentes « articulations » :
1. Les périls écologiques ne se limitent certes pas à l’écocide capitaliste (la mer d’Aral ou Tchernobyl illustrent les possibilités tout aussi désastreuses d’un écocide bureaucratique). Il n’en demeure pas moins que, ici et maintenant, dans une formation sociale historiquement déterminée, la question des rapports de l’humanité à ses conditions naturelles de reproduction est surdéterminée par la loi de la valeur, c’est-à-dire par la réduction des rapports sociaux à une « mesure misérable » (celle du temps de travail abstrait). Les débats sur le rôle et le montant des écotaxes ou sur l’institution d’un marché des droits à polluer illustre bien le danger qu’il y a à confier aux arbitrages courts (en temps réel, dit-on, comme si le temps long était irréel !) des phénomènes comme le réchauffement du climat, les conséquences de l’effet de serre, le stockage des déchets, la déforestation qui relèvent d’une autre temporalité et d’autres rythmes (séculaires, voire millénaires). De même, les questions ouvertes par les biotechnologies, quant à l’humanité que nous voulons ou ne voulons pas devenir, ne sont pas réductibles à des critères de classe et à des impératifs de profit. Mais, ici et maintenant, encore, on ne peut dissocier la gestion de ces possibilités nouvelles du contexte marchand de leur découverte et de leur utilisation, du cauchemar attaché à la « marchandisation » du vivant, des organes, des embryons, des gènes, et pourquoi pas, demain, des clones.
2. L’oppression des femmes (indissociablement sociale, sexuelle, symbolique) ne date pas de la formation de l’économie-monde marchand. Elle lui est bien antérieure. Et l’on peut craindre, hélas, qu’elle survivra au règne de la propriété privée et du profit. C’est d’ailleurs la raison d’être stratégique fondamentale d’un mouvement autonome des femmes. Mais les formes de la domination et de l’oppression se transforment avec celles de la formation sociale. Le développement du capitalisme n’a pas créé l’oppression, mais il l’a sans aucun doute remodelée et façonnée. Que l’on lise ou relise Michelet, Philippe Ariès et, plus près de nous, la littérature féministe des années 1970 (dont les deux numéros spéciaux de Critique communiste ou le livre coordonné par Nicole Chevillard), il apparaît clairement que la valorisation sociale de la production marchande et du travail salarié dévalue et refoule le rôle du travail domestique, modifie le rôle de la famille dans la reproduction sociale, redéfinit le partage entre sphère publique et sphère privée. Il en résulte une étroite imbrication entre division sociale et division sexuelle du travail. C’est pourquoi, ici et maintenant, la lutte contre l’oppression est indissociable stratégiquement de la lutte contre l’exploitation. Cela ne signifie nullement que la première s’éteigne spontanément sous l’effet de l’appropriation sociale. Mais la transformation des rapports de production et de la division sociale du travail poserait inévitablement cette question de l’oppression dans les rapports de sexe dans un contexte nouveau, à partir de rapports de force différents.
3. Il arrive de plus en plus souvent (signe des temps) que l’on oppose les appartenances nationales aux appartenances sociales, comme si la nationalité transcendait les autres déterminations sociales. Pourtant, à moins de tomber dans une conception naturaliste et substantialiste de la nation et de ses « origines », le problème doit être abordé sous un angle historique. La nation n’a ni le même sens ni la même fonction lorsqu’il s’agit de l’unification encore balbutiante d’un marché national (à partir du règne de Louis XI approximativement en France), de la nation républicaine de la Révolution française, des unités allemande et italienne, des luttes de libération nationale contre la domination coloniale. Les rebondissements actuels de questions nationales non résolues ne peuvent pas être séparés du contexte de la mondialisation et de sa loi de développement inégal et combiné. Le double mouvement, d’unification des marchés et de morcellement des espaces, de création d’ensembles continentaux et de revendications régionalistes, attise les frustrations sociales et nationales. Mais ces aspirations tardives à la souveraineté, faute de pouvoir se traduire par une conception citoyenne (« constitutionnelle », dirait Jürgen Habermas), autrement dit historique et politique de la nation, cherchent une légitimité (« zoologique », disait déjà Renan) dans le mythe des origines ou dans la transcendance religieuse. D’où l’ethnicisation et la confessionnalisation des conflits comme tendance désastreuse de l’époque. La dimension symbolique de la revendication nationale et son efficace propre n’en sont pas supprimés pour autant, mais on commence à saisir leur « articulation » au procès d’accumulation et de reproduction élargie du capital.
4. On pourrait prendre de nombreux autres exemples. Comment traiter sérieusement de la question du logement sans l’inscrire dans le mode de « production de l’espace » (sur lequel Henri Lefebvre a écrit un livre pionnier), et sans soulever la question de la propriété foncière dans l’aménagement de la ville et du territoire ? Comment traiter du droit international (qui a incontestablement une autonomie relative et relève d’une temporalité longue et lente, bien mise en évidence dans des travaux comme ceux de François Ost), sans entrer dans le rapport entre ce droit et la formation de l’OMC, entre l’émergence de l’ingérence humanitaire et la dynamique de la mondialisation, entre les nouvelles hiérarchies de dépendance et de domination et la nature des conflits armés récents ? Comment penser un champ aussi spécifique que le champ journalistique, sans partir du fait que le journal est une marchandise, que ses conditions de production à l’heure du multimédia mobilisent des masses de capitaux considérables, des techniques qui agissent sur la division du travail journalistique (et sa prolétarisation partielle analysée par Alain Accardo), des structures juridiques et des alliances ? Tout cela n’a pas un effet mécanique direct sur la production de l’information, mais n’est pas étranger non plus à l’évolution des formes et des contenus (l’obsession du temps réel, du scoop, la mise en page, le style impersonnel, le « faire bref », etc.). Comment enfin traiter du champ universitaire indépendamment de l’évolution de la division sociale du travail, du financement des universités, du rapport entre privé et public, entre recherche et production ?
Souvent, la conclusion tirée de la multiplicité des mouvements sociaux se limite à un énoncé énumératif : on aligne en chapelet les oppressions de race, de sexe, de génération, religieuses ou nationales… et de classe. Même si l’on met un accent lourd de sous-entendus évasifs sur le dernier terme, en l’inscrivant « dans une énumération, note Ernesto Laclau, il perd toute signification précise et devient un signifiant flottant6 ». En effet, le conflit de classe pour Marx n’est pas un n quelconque à la fin d’une chaîne énumérative. Il est au cœur de l’extraction de plus-value, donc de la logique d’accumulation. On peut parfaitement discuter cette thèse, encore faut-il le faire sérieusement, en s’attaquant au noyau dur de la Critique de l’économie politique. C’est la condition requise pour toute révolution de problématique débouchant sur un changement de paradigme. Faute de quoi, tout effort théorique serait anéanti dans un éclectisme mou qui échappe par principe à toute épreuve du réel.
Certains auteurs, comme Ernesto Laclau, ont du moins pour eux le mérite de la cohérence. Refusant toute centralité aux rapports de classe, ils en viennent à abandonner Marx, à renoncer à toute alternative sociale, pour se résigner à l’horizon indépassable de la démocratie de marché bien tempérée. Pour Slavoj Žižek au contraire, les éléments de l’énumération ne sont pas équivalents. Mais il ne suffit pas de le proclamer. Il faut encore le démontrer ou l’infirmer. Cette tâche passe encore, qu’on le veuille ou non, par les chemins escarpés de « la critique de l’économie politique », qui loin d’être un vulgaire déterminisme économique, s’oppose au contraire à la naturalisation des rapports marchands et de l’économie pour les subvertir.
Une controverse entre Nancy Fraser et Richard Rorty
Une riche discussion s’est développée à ce propos entre Nancy Fraser, Judith Butler et Richard Rorty7. Dans une contribution au titre significatif, « De la redistribution à la reconnaissance », Nancy Fraser cherche à réconcilier la revendication identitaire du multiculturalisme et la politique keynésienne de la social-démocratie classique. Contre la sacralisation et la réification des identités comme la tyrannie d’un communautarisme répressif (exerçant sur le groupe, homosexuel ou autre, une pression normative), elle aspire à une synthèse entre les politiques de reconnaissance et de redistribution qui n’opposerait plus les appartenances exclusives à l’humanité partagée. Traiter la « non-reconnaissance » (misrecognition) comme « un dommage culturel autonome » conduirait au contraire à couper l’injustice culturelle de son rapport avec la matrice institutionnelle et avec les inégalités économiques.
Nancy Fraser part donc d’une distinction entre injustices de distribution et injustices de reconnaissance. Les secondes ne sont pas « simplement culturelles », mais découlent de modèles d’évaluation et de rapports sociaux institutionnalisés, mais pourtant irréductibles à une mauvaise répartition (misdistribution) des ressources et des richesses, même si elles peuvent lui être liées. Introduisant une distinction entre classes sociales et statuts sociaux, elle émet l’hypothèse que le processus de différenciation, relevé par Max Weber et exacerbé par le capitalisme tardif, creuse l’écart entre classes et statuts. Non-reconnaissance et mauvaise distribution ne sont plus alors « mutuellement convertibles ». Le point décisif est alors que « la non-reconnaissance constitue une injustice fondamentale, qu’elle soit liée ou non à une inégalité de distribution ». Il n’y a donc plus à démontrer qu’elle peut entraîner des discriminations économiques et sociales (ce qui peut être le cas pour les gays et les lesbiennes) pour exiger que ce tort soit redressé en tant que tel. Ces injustices de statut doivent, selon elle, être considérées comme aussi sérieuses que les injustices distributives, auxquelles elles ne peuvent se réduire : « Les deux sortes de torts sont cofondamentales et conceptuellement irréductibles l’une à l’autre. »
Richard Rorty admet que le terme de « reconnaissance » puisse servir à décrire ce à quoi aspirent les Noirs, les femmes, ou les homosexuel(le)s, tout en soulignant le caractère arbitraire de cet inventaire de communautés réclamant d’être « reconnues ». Ce « besoin de reconnaissance » remplace selon lui « l’élimination des préjugés » qui désignait la lutte contre les discriminations. On serait ainsi passé de la négation de dommages infligés à la revendication positive d’une identité, au remplacement de l’humanité partagée par la reconnaissance de différences culturelles. Ce déplacement de la révolution politique déçue à la révolution culturelle (ou du social au sociétal dans le vocabulaire français) serait d’abord la conséquence d’une conjoncture de recul et de déception. Il n’en a pas moins un prix : une révolution culturelle des mœurs détachée d’une perspective de révolution politique conduirait à la tribalisation des cultures et à la fétichisation de différences sans horizon d’universalité. Pour Richard Rorty, la voie de l’universel ne passe pas par la diversité des cultures, mais par la diversité des individus « se construisant eux-mêmes ». Il propose enfin de redonner la priorité à l’économique par rapport au culturel, à la redistribution sociale et à la reprise de la lutte contre les préjugés discriminatoires rémanents.
En réponse à Richard Rorty, Nancy Fraser soutient que, au lieu de renoncer à toute politique de reconnaissance, il faut la reformuler en termes de statuts. Car la non-reconnaissance ne se contente pas de déprécier une identité de groupe. Elle constitue un obstacle à la participation politique partagée. Il s’agit donc de « vaincre la subordination par une déconstruction des codes qui s’opposent à la parité participative et leur remplacement par des codes qui la favorisent ». Les formes de non-reconnaissance ne se réduisent pas en effet à des sous-produits des rapports d’exploitation qu’une politique de redistribution équitable suffirait à éliminer. Le recours à la catégorie de statut, distincte de celle de classe, permettrait de ne pas rejeter le besoin de reconnaissance avec la politique identitaire. La reconnaissance à elle seule est insuffisante. Il ne s’agit pas pour autant de remonter le temps pour revenir aux politiques redistributives de la gauche, comme le réclame Richard Rorty. Nancy Fraser veut au contraire s’opposer efficacement au découplage entre une gauche culturelle et une gauche sociale (distinction reprise en France par Jacques Julliard lorsqu’il oppose gauche morale et gauche sociale, mouvement des sans-papiers et grèves salariales).
À condition de ne pas contredire le respect de ce qui est commun (de ce que le poète Jean-Christophe Bailly appellerait « l’en-commun »), la reconnaissance culturelle peut aussi être une reconnaissance de l’universalité refusée et décourager la logique de séparation et le communautarisme répressif. Il s’agit alors de « compléter le respect de l’universel par l’attention soucieuse des différences » et « d’ajouter une dose salutaire de scepticisme déconstructif contre tout système classificateur ».
Judith Butler reproche essentiellement à Nancy Fraser un « marxisme néoconservateur ». Elle l’accuse notamment de subordonner les luttes contre l’oppression hétérosexuelle à la lutte de classes contre l’exploitation capitaliste. Elle met au contraire l’accent sur la fécondité de « l’autodifférenciation » des mouvements sociaux qui rendrait possible des collectifs non identitaires. Si, comme l’ont soutenu les féministes des années 1970, la lutte contre la famille joue un rôle décisif dans la reproduction des rapports sociaux, alors la lutte contre cette régulation familiale menace directement le fonctionnement même du système. Judith Butler en conclut que la régulation hétéro normative des rapports sexuels est partie intégrante par définition de la structure économique, « bien qu’elle ne structure ni la division sociale du travail, ni le mode d’exploitation de la force de travail ».
Pour Nancy Fraser, la distinction entre l’économique et le culturel est au cœur de son différend avec Judith Butler, dont la démarche anhistorique ferait, par définition, du mode de régulation sexuel un élément invariant à travers les âges du rapport économique. Elle propose au contraire d’historiciser la distinction en soulignant qu’elle prend un relief nouveau et devient essentielle dans le capitalisme tardif. Elle reproche ainsi à Judith Butler d’étendre abusivement au capitalisme des traits spécifiques des rapports de parenté spécifiques aux sociétés précapitalistes (notamment l’absence de différenciation entre rapports sociaux et structure économique). En supposant à tort qu’historiciser les rapports de reconnaissance reviendrait à les relativiser, Butler commettrait un contresens. L’historicisation permet au contraire de préciser leur fonction dans le cadre du capitalisme tardif et de mieux mesurer le décalage entre classes et statuts. Il deviendrait ainsi possible de combler le fossé entre courants multiculturalistes, préoccupés de reconnaissance sociale, et courants sociaux-démocrates attachés à la justice sociale.
Pour Nancy Fraser, les torts faits aux gays et aux lesbiennes ne sont certes pas purement symboliques. Ils comportent aussi des discriminations juridiques et économiques. Pour elle, les injustices de « non-reconnaissance » sont tout aussi matérielles que celles de la distribution inique des richesses. C’est pourquoi elle décrit « l’essence de la non-reconnaissance » comme « la construction matérielle d’une classe de personnes dévalorisées et empêchées d’une participation égale » à la vie sociale commune. En faisant dériver les torts culturels de la structure économique, Judith Butler arriverait au contraire à croire que la transformation des rapports de reconnaissance suffirait à transformer mécaniquement les rapports de distribution. Nancy Fraser demande s’il est nécessaire de changer la structure économique du capitalisme contemporain pour redresser les torts économiques infligés aux homosexuels. Elle demande que l’on s’interroge sur ce qu’il faut entendre au juste par « structure économique ». La régulation hétéro normative relève-t-elle directement de l’économie capitaliste, ou bien d’une hiérarchie de statuts « articulés de manière complexe » ? Plus généralement, les rapports de reconnaissance coïncident-ils, à l’époque du capitalisme tardif, avec les rapports économiques ? Ou, au contraire, les différenciations propres au capitalisme contemporain ne se traduisent-elles pas par un écart accru entre les statuts et les classes ?
Dans sa double controverse avec Richard Rorty et Judith Butler, Nancy Fraser soulève ainsi des questions pertinentes et elle avance des arguments solides. Il n’en demeure pas moins une faiblesse criante. Toute la discussion porte sur les injustices de reconnaissance et de redistribution. On n’ira pas au-delà de la formule évasive selon laquelle elles sont « reliées de façon complexe ». Elles apparaissent ainsi détachées des rapports de production, que ne saurait remplacer la notion fort problématique de « structure économique ». Chez Marx, le capital est le sujet d’un processus non étroitement « économique » qui articule les procès de production, de circulation (donc de distribution), et de reproduction d’ensemble. Sa « critique de l’économie politique » est d’abord une critique du fétichisme économique et de son idéologie, qui condamnent à penser « à l’ombre du capital ». En déracinant les injustices de ce mouvement d’ensemble, on peut se contenter de corriger les discriminations et de rectifier la mauvaise distribution, sans avoir à révolutionner les rapports de production, dont notamment les rapports de propriété. La réconciliation entre gauche culturelle et gauche social-démocrate devient ainsi concevable dans les limites fixées par le despotisme de marché.
La totalité en question
À moins de se contenter d’une description de la « mondialisation », il faut chercher ses ressorts dans l’accumulation élargie et la rotation accélérée du capital. Faute de quoi, les explications ordinairement avancées relèvent pour la plupart d’un déterminisme technologique (c’est la conséquence d’Internet…). Ou bien encore, on se contente d’admirer le prodige, ce qui renvoie à une conception fort mystique du train du monde. Pour mieux comprendre la logique à l’œuvre, il serait particulièrement intéressant de creuser le parallèle entre le processus en cours et la grande poussée de mondialisation (déjà) liée, entre 1851 et 1873, à l’essor du chemin de fer, du télégraphe, de la navigation à vapeur, de la rotative, etc. Ces années rugissantes sont exactement celles de la rédaction et de la publication du Capital.
J’en reste donc à l’hypothèse que le rapport d’exploitation reste central dans la dynamique sociale actuelle, à condition de ne pas le réduire à la sphère de la production, mais de le concevoir dans toutes les dimensions de la reproduction sociale (distribution des revenus, division du travail, système éducatif, question du logement, etc.). Il s’agit en effet de savoir comment est produit et utilisé globalement le surproduit social. On ne peut dès lors dissocier la sphère de la production de celles de la circulation (consommation) et de la reproduction d’ensemble.
Considérer que le capital lui-même exerce une sorte d’hégémonie sur les différents champs et joue le rôle de médiateur entre eux soulève des problèmes théoriques et conceptuels majeurs, qu’on ne peut que signaler dans le cadre de ce forum, et qui exigeraient une discussion serrée. Ainsi, Philippe Corcuff souligne la difficulté de penser le global dans la pluralité. Difficile ? Sans aucun doute. Impossible ? Cela dépend de l’outillage conceptuel mis œuvre et notamment de la pertinence ou non des catégories de totalité, de structure, de système ; et tout cela n’est pas étranger à la question du rapport entre la production des connaissances et une certaine recherche de vérité (notion pratiquement enterrée par le jargon « postmoderne »). Pourtant, même dans une approche pragmatiste remplaçant la question de la vérité par celle de l’utilité, la question de la totalité et de la vérité, ainsi que de leur rapport, ne serait pas réglée. Penser la société non comme substance, mais comme relation, soit : c’est notre point de départ. Mais comment penser la relation entre les relations ? Y renoncer reviendrait à se résigner à un monde de bruit et de fureur, de pièces et de morceaux, impensable autrement que sous la forme poétique.
La difficulté n’est pas nouvelle. Une totalité abstraite, sans médiations, serait à coup sûr une totalité dogmatique, voire « totalitaire ». Cette conception charrie un lourd héritage philosophique. Mais bien des auteurs et non des moindres, ont tenté de prendre le problème autrement : Henri Lefebvre en parlant de « totalité ouverte », Jean-Paul Sartre en parlant de « totalité détotalisée », Theodor Adorno en s’opposant à la « fausse totalité » du capital. Giörgy Lukács en fait une pierre de touche de toute pensée dialectique. Tous ces efforts ne sauraient être congédiés à la légère, sans autre forme de procès. Pierre Bourdieu lui-même ne renonce pas à la catégorie lorsqu’il parle en termes de « totalisation hypothétique » ou de « totalisation au conditionnel ». D’ailleurs, comment imaginer que l’on puisse méditer avec Pascal8 (un des rares pionniers de la pensée dialectique en France), méditer donc pascaliennement, tout en se délestant de la catégorie de totalité et de la double inclusion qui va avec !
Philippe Corcuff essaie de résoudre la difficulté en récupérant le concept de formation sociale, jadis mis en avant par Nicos Poulantzas, en la détachant du concept de mode de production, jugé trop totalisant. La tentative n’est pas nouvelle. Elle a eu cours dans les années 1980 chez les post-althussériens anglo-saxons sans donner de résultats probants. Sans être un défenseur fanatique de la pensée de Nicos Poulantzas, on doit pourtant admettre que formation sociale et mode de production forment chez lui un couple conceptuel indissociable. L’un ne se pense pas sans l’autre, puisque la formation sociale concrète est conçue comme un nœud ou un chevauchement de modes de production non contemporains. Un des meilleurs exemples de ce passage de l’abstrait au concret, du mode de production à la formation sociale, est donné par Lénine dans le Développement du capitalisme en Russie. Mais qui a encore la patience d’éplucher cette brique ?
Détacher la formation sociale du mode de production, c’est la réduire à un simple collage de microrelations, c’est abandonner le global pour un minimalisme théorique du local. Pensée modeste ou pensée faible, il y a là des enjeux de portée considérable. L’un, et non des moindres, concerne la capacité de distinction entre la vérité et l’erreur, entre un raisonnement scientifique et une simple opinion. Là encore, nous tomberons d’accord pour récuser une idée de la vérité comme substance (à découvrir et à posséder), ou comme une adéquation (un reflet) entre le pensé et le réel. Mais la question du vrai ou de la véridicité (Greimas parle de crise de la véridiction) n’est pas résolue pour autant : s’il n’y a pas de critère de vérité, comment distinguer la production scientifique du jeu des opinions ? Faut-il considérer comme vrai ce qui est simplement majoritaire et réduire les énoncés à des rapports de force ? Et même dans une problématique pragmatiste comme celle de Richard Rorty, n’y a-t-il vraiment plus aucun rapport entre utilité et vérité ?
Il semble raisonnable de contester une vérité absolue qui serait l’exact contraire du sens commun pour envisager leur rapport comme une tension. Il faut s’efforcer en effet de surmonter l’antinomie platonicienne entre le philosophe (maître bien peu socratique de vérité) et le sophiste démagogue qui fait commerce d’opinions. Une piste féconde consiste sans doute à s’inscrire dans la tension ou la contradiction, de les concevoir comme l’un de l’autre et non pas comme étrangers l’un à l’autre. Encore faudrait-il ne pas se satisfaire d’une notion indéterminée du sens commun. Car le sens commun a lui aussi une histoire. Critique dans les salons et les sociétés du XIIIe siècle, il tend à devenir apologétique lorsqu’il passe sous l’emprise de l’idéologie dominante. Il faudrait donc approfondir les relations entre sens commun et idéologie aujourd’hui.
Si l’on peut souscrire en partie à la formule de Pierre Bourdieu parlant de la vérité comme « enjeu de lutte », on ne saurait l’interpréter, à moins de sombrer dans un relativisme sans rivage, comme le simple résultat de rapports de forces. Ce serait d’ailleurs en contradiction flagrante avec le statut scientifique (discutable au demeurant) que Pierre Bourdieu assigne à la sociologie en opposition à la doxa. À titre d’indication, il pourrait être utile de s’interroger sur les « relations de vérité » (chez Whitehead) ou sur « les vérités relatives » (chez Lénine), pour savoir s’il s’agit de contourner la difficulté par un artifice de vocabulaire ou si l’on peut y trouver des pistes intéressantes.
En tout cas, on ne saurait se débarrasser à la légère des catégories de totalité, de système et de structures sans mesurer les conséquences de ce renoncement. Peut-on sérieusement étudier l’organique et le vivant sans recourir aux notions d’autorégulation, d’homéostasie, de causalité structurale (du tout sur les parties) ? Peut-on discuter sérieusement d’écologie sans recourir aux écosystèmes ? Peut-on concevoir la langue comme une simple somme de paroles et non comme une structure qui détermine le sens d’une locution par rapport au paradigme et au syntagme ? Peut-on prendre congé de l’apport de la théorie des systèmes chez Bertallanfy ou des théories de l’information ? La question pertinente serait plutôt de savoir si ces concepts de système et de structure sont transposables dans le domaine des sciences sociales, et, si oui, moyennant quelles précautions.
Pour terminer sans conclure
Revenons pour terminer sur quelques points de départ :
1. Il y a accord pour penser la pluralité et l’autonomie relative des mouvements sociaux (au pluriel, puisque le terme de mouvement social postule une unité qui fait précisément problème). En revanche, l’idée même d’une autonomie relative devrait logiquement avoir pour corollaire celle d’une unification relative, conçue non comme une donnée naturelle, mais comme un travail et comme un processus stratégique. Encore faut-il, sous peine de se rallier à un inquiétant volontarisme de la raison, qu’il y ait dans la réalité les conditions de cette unification, les conditions de sa « possibilité effective » (Reale Möglichkeit).
2. S’il existe une pluralité de champs, de capitaux, de dominations – et de mouvements –, tous ne jouent pas un rôle équivalent. Il suffit d’énumérer parmi les « nouveaux mouvements sociaux » (mouvement antimissiles des années 1980 en Angleterre, en Espagne, en Allemagne, mouvements antiguerre sur l’Algérie ou le Vietnam, mouvements de solidarité, mouvements antifascistes comme Ras l’Front ou l’Anti-Fascist League, mouvement thématique comme Attac, mouvement des femmes, mouvement syndical, etc.) pour vérifier que tous n’ont pas le même rôle ni le même poids. Zygmunt Bauman a insisté sur le caractère intermittent de certains d’entre eux. Les plus stables dans la durée, malgré des hauts et des bas, sont sans aucun doute le mouvement syndical et le mouvement des femmes. Ce n’est probablement pas un hasard, mais la conséquence du fait que les champs auxquels ils renvoient, le rapport d’exploitation et la domination de sexe, jouent un rôle particulier dans les sociétés contemporaines.
3. Il y aurait lieu de pousser la réflexion sur le rôle spécifique du champ politique et sur son mode d’autonomie. C’est à quoi invite au demeurant Pierre Bourdieu, notamment lorsqu’il souligne le « problème difficile pour les intellectuels d’entrer dans la politique sans devenir des politiques », ou lorsqu’il cherche comment « donner de la force aux idées sans entrer dans le champ et dans le jeu politique ». Une piste de réponse consisterait à élargir le champ politique en luttant contre sa fermeture. Mais cette politique d’en bas, celle qui s’invente et se produit dans les mouvements sociaux, doit-elle s’arrêter sur le seuil du champ politique (et de ses pratiques institutionnelles) au risque de naturaliser deux champs – le social et le politique – irrémédiablement distincts ? Au risque donc de perpétuer la coupure entre une politique professionnelle et des mouvements sociaux cantonnés à une fonction de groupes de pression ?
4. Enfin, pour mieux prendre la mesure des tenants et aboutissants de cette discussion, il serait certainement utile de la mettre en rapport avec les controverses auxquelles les discours « postmodernes » ont donné lieu dans les pays anglo-saxons. Des auteurs se réclamant toujours du marxisme, comme Fredric Jameson, reconnaissent au discours philosophique et esthétique de « la postmodernité » une portée critique, concernant notamment une désacralisation des grandes hypostases (Dieu, le Vrai, l’Art, le Progrès, ou toute autre majuscule de substitution comme l’Histoire ou l’Humanité). Il y a là une interpellation prometteuse de la tradition marxiste. Encore faut-il examiner aussi le rapport des discours aux pratiques et la légitimation qu’apporte souvent le jargon « postmoderne » à la résignation devant « la démocratie de marché », et les conséquences d’une dissolution des différences structurantes dans une diversité amorphe, où les mouvements sociaux se transforment en une julienne de légumes.
La tâche est vaste. Souhaitons seulement que le dialogue prometteur engagé ici ait une suite et permette d’y contribuer.
Contretemps n° 1, mai 2001
www.danielbensaid.org
Documents joints
- Voir Ruy Fausto, Marx, Logique et Politique, Paris, Publisud, 1986 ; Idée d’une logique dialectique, Paris, L’Harmattan, 1996 ; le Capital et la logique de Hegel, Paris, L’Harmattan, 1997 ; Stavros Tombazos, le Temps dans l’analyse économique : les catégories du temps dans « le Capital », Paris, Cahiers des saisons, 1994 ; et Tony Smith, The Logics of Marx’s Capital, New York, State University of New York Press, 1993.
- Edward P. Thompson, la Formation de la classe ouvrière anglaise (1re éd. : 1963), présentation de Miguel Abensour, trad. fr., Paris, Hautes Études Gallimard Seuil, 1988.
- Bernard Lahire, l’Homme pluriel : les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998.
- Bernard Lahire, « Champ, hors-champ, contrechamp », in le Travail sociologique de Pierre Bourdieu : dettes et critiques, sous la direction de Bernard Lahire, Paris, La Découverte, 1999, p. 32.
- Luc Boltanski et Ève Chiapello, le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
- Dans Judith Butler, Ernesto Laclau, Slavoj Žižek, Contingence, Hegemony, Universality, Londres, Verso, 2000, p. 297.
- Un échange entre Judith Butler (« Merely Cultural ») et Nancy Fraser (« Heterosexism, Misrecognition and Capitalism : A reply to Judith Butler ») est reproduit dans les n° 227 et 228 de la New Left Review (1998). La revue Mouvements n° 12 (nov.-déc. 2000) publie un débat éclairant entre Richard Rorty (« La notion de « reconnaissance culturelle » peut-elle servir une politique de gauche ? ») et Nancy Fraser (« Pourquoi il ne suffit pas de vaincre les préjugés : réponse à Richard Rorty »).
- Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997.