Espaces de l’Espérance

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Parallèlement à la redécouverte d’Henri Lefebvre et de sa Production de l’espace par le public anglo-saxon, le géographe David Harvey1 poursuit depuis une trentaine d’années une réhabilitation des fonctions spatiales dans une perspective qu’il qualifie lui-même de « matérialisme géo-historique ». Ayant émigré d’Angleterre aux États-Unis après 1968, il s’est établi à Baltimore où il observe les inventions architecturales et les métamorphoses du paysage urbain, convaincu de la centralité de l’espace dans l’organisation quotidienne de la vie sociale. Son œuvre représente donc un effort cohérent et systématique pour réintroduire dans la politique la dimension géographique, progressivement discréditée au cours du XXe siècle, au fur et à mesure que l’affirmation de l’hégémonie américaine et le sentiment de clôture de l’expansion capitaliste ne semblaient plus laisser d’ouverture que du côté de la dialectique des temps historiques. Pour Harvey au contraire, la production de l’espace est la question principale à poser et à concevoir différemment dans la perspective d’un monde post-capitaliste.

Explorant cette voie avec méthode, il a notamment publié The Limits of Capital (Oxford, 1982), The Condition of Postmodernity (Oxford, 1989), Justice, Nature and the Geography of Différence (Oxford 1996). Spaces of Hope, paru en 2000, est l’aboutissement provisoire de cette recherche très personnelle. Pour Harvey, la réaffirmation de l’espace comme dimension de la politique depuis le début des années soixante-dix n’a rien d’un hasard. Elle répond, d’un côté, à la dynamique de la « globalisation » marchande (dérégulation financière, transnationalisation du capital, essor des techniques de communications), au dégel des blocs issus du grand partage de Yalta, et à une refonte des territoires consécutive à la décolonisation et à la formation d’ensembles régionaux. C’est en 1987 que le Congrès américain a commencé, à l’initiative du président Reagan et du secrétaire d’État à la Défense Caspar Weinberger, à subventionner une « Geography Awareness Week » (une semaine de la conscience géographique).

Dans la première partie de son livre, David Harvey s’étonne de l’éclipse des études marxiennes au moment où la relecture du Manifeste communiste et du Capital redevenait d’une actualité bien plus évidente qu’au début des années soixante. Alors que l’idéologie libérale prophétise une version made in Wall Street du dépérissement de l’État dans l’homogénéité marchande, toute autre que la perspective entrevue naguère par Marx, il s’agit au contraire de penser le jeu contradictoire de l’homogénéisation et des différenciations spatiales, d’analyser « les unités spatiales différenciées », et d’analyser dans un contexte nouveau la fonction des « espaces différentiels » et des « différentiels de mobilité » dans un marché du mondial du travail dont la forte segmentation contraste avec la libre circulation proclamée des marchandises et des capitaux.

Les deux concepts qu’Harvey utilisent pour penser ces nouvelles hiérarchies spatiales 
sont ceux de « développement inégal et combiné » et de « production d’échelles »
 comme moyen de modeler et de contrôler la lutte sociale. On peut dater de 1492 le
 début de la globalisation et l’ouverture d’une ère où « l’accumulation du capital s’affirme comme une affaire profondément géographique » (par l’insertion inégale des territoires dans le marché mondial). Mais le XIXe siècle, avec la formation des États-nations modernes et l’expansion coloniale, fut sans doute par excellence celui des définitions territoriales, des explorateurs et des conquêtes, de la mondialisation des communications par le chemin de fer, le télégraphe, la navigation à vapeur. Parallèlement, le mouvement ouvrier engendré par le machinisme et la grande industrie s’est construit le contrôle de lieux – l’usine et le quartier – définissant son espace propre. Désormais, insiste Harvey, la gauche doit apprendre à combattre le capital simultanément à différents niveaux et à différentes échelles. Il reprend à son compte l’idée selon laquelle « la théorie de la production des échelles géographiques » est restée gravement sous-développée, de sorte que la résistance sociale s’est enfermée dans la sphère réductrice de la production, alors que le redéploiement en cours de la reproduction d’ensemble exige ce que le syndicaliste américain Kim Moody appelle « un syndicalisme social » élargi à toutes les sphères de la reproduction sociale. : « La gauche doit apprendre à combattre le capital à différentes échelles spatiales simultanément. Mais, ce faisant, elle doit aussi apprendre à combiner des politiques potentiellement contradictoires comme c’est souvent le cas dans les systèmes spatiaux hiérarchisés (d’ailleurs, les questions écologiques débouchent souvent sur ce type de dilemmes). Ce qui fait une bonne politique à une certaine échelle ne fait pas nécessairement une bonne politique lorsqu’on change d’échelle. »

Or, si les stratégies bourgeoises de domination et de division aboutissent fréquemment à « inscrire toutes sortes de divisions sociales, de classe, de genre, d’ethnies, dans le paysage géographique du capitalisme », les divisions telles que celles entre villes et banlieues, entre régions, entre nations, ne sauraient pour autant être considérées comme « résiduelles d’un ordre social ancien » : « Elles ne sont pas automatiquement effacées et sont activement reproduites par la puissance de différenciation de l’accumulation du capital et des structures marchandes. Les loyautés et allégeances locales tendent même, à certains égards à proliférer plutôt qu’à se désintégrer à travers les mécanismes de la lutte des classes et l’action tant du capital que de la force de travail. La lutte des classes tend alors à se dissoudre dans une série d’intérêts communautaires géographiquement fragmentés, aisément cooptés par les pouvoirs de la bourgeoisie ou exploités par la logique néolibérale de pénétration marchande. »

Ainsi, le capital construit et reconstruit en permanence l’espace à sa propre image. Il produit et reproduit un paysage à la fois géographique et social qui lui est propre. C’est pourquoi il importe de penser sa reproduction élargie en termes de développement inégal et de « production d’échelle ». Si la domination marchande globalisée est désormais pratiquement sans dehors, ces inégalités et ces différentiels, non plus seulement entre le centre et la périphérie, mais par le biais de nouvelles fractures spatiales au centre même et de nouveaux abandons d’une périphérie livrée au chaos, n’en sont que plus nécessaires au métabolisme du capital. Beaucoup d’erreurs de la gauche, conclut Harvey, sont venues de l’habitude d’interpréter toute chose à travers le prisme d’un conflit mesuré à une seule et unique échelle spatiale : « Les développements géographiques inégaux que j’ai soulignés soulèvent la question très sérieuse des difficultés réelles à conjuguer de multiples intérêts particuliers dans un cadre exprimant l’intérêt général. »

Cette approche permet à Harvey d’esquisser une réponse à la contradiction entre une pensée « globale » ou « macro » (inhérente au thème même de la globalisation) et une pensée « micro » centrée sur l’irréductible singularité des corps. Pour lui, le corps n’est pas une monade, mais un point de résistance et un rapport social en devenir, inséré dans les flux de production et de reproduction : « Le capital traverse le corps du travailleur en tant que capital variable. » Et c’est très précisément à ce point que s’établit le lien entre ce que nous appelons désormais « globalisation » et la question du corps. Marx décrit la circulation du capital variable (le travail salarié) comme une marchandise pour l’échange marchand : le travailleur échange l’usage de sa force de travail contre l’usage de la valeur des marchandises que son salaire lui permet d’acheter. Des échanges de ce type sont généralement fortement localisés. Le travailleur doit conduire son corps au travail chaque jour, mais sa force de travail est insérée en tant que marchandise dans le procès de circulation Argent-Marchandise-Argent qui échappe facilement aux contraintes spatio-temporelles du marché du travail local et qui contribue à l’accumulation du capital à l’échelle mondiale. »

Nous invitant à devenir « des architectes insurgés » de notre avenir collectif, David Harvey renverse la formule célèbre de Gramsci sur le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté, pour en appeler à un « optimisme de l’intelligence ». Plus que quiconque, il se veut l’artisan d’une utopie concrète et de la spatialisation de l’imaginaire politique sans laquelle le futur menace de s’affaisser sur lui-même.

Contretemps n° 1, mai 2001
www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. David Harvey, Edinburgh University Press, Edinburgh, 2000.

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