solidaritéS : Tu as coutume de dire que le socialisme est un héritage « sans propriétaire ni mode d’emploi ». Pourrais-tu expliquer ce que tu entends par-là ?
Daniel Bensaïd : La signification de cette phrase est banale. Lorsqu’on achète un médicament, un mode d’emploi y est joint. Dans le cas du socialisme, il n’y en a pas… Nous ne disposons aujourd’hui que du produit, il faut en réinventer l’usage. Il n’y a pas de prescription dogmatique concernant l’héritage socialiste. Il y a un noyau central, certes, dont on ne peut faire n’importe quoi. C’est à nous de l’adapter aux conditions actuelles. Cette phrase est une référence à l’ouvrage de Jacques Derrida, Spectres de Marx, dans lequel il polémique contre l’« esprit de propriétaire » dont certains héritiers de Marx font preuve. Il n’y a, en l’espèce, aucun titre de noblesse à exhiber… La seule question est : que signifie se réclamer de Marx aujourd’hui ? Il faut remettre en jeu l’héritage, et ne pas le prendre comme un label ou un argument d’autorité.
solidaritéS : Le marxisme est-il une doctrine vivante ? Y a-t-il un accord minimal entre les représentants de ce courant pour en garantir l’unité ?
Daniel Bensaïd : La matrice marxiste demeure féconde pour penser l’état du monde. Pas en restant collé à la lettre de cette pensée, mais en la faisant vivre. Dans la plupart des domaines – l’écologie, l’analyse de l’impérialisme, de la remilitarisation du monde – les réflexions les plus intéressantes se nourrissent à la source marxiste. Certaines des meilleures analyses de la mondialisation – celles de François Chesnais, Michel Husson, Thomas Coutrot, Éric Toussaint, Claude Serfati, Christophe Aguiton… – se nourrissent du marxisme. On assiste également, depuis 1995, à un réinvestissement de cet héritage sur le terrain militant. La réactivation des mouvements sociaux a rendu au marxisme sa dimension engagée, alors qu’il s’était enveloppé, dans la traversée du désert des années 1980-1990, d’un certain académisme.
La question importante est de savoir en quoi cet héritage peut encore être considéré comme unifié. Y a-t-il un noyau théorique commun qui permette de parler de marxisme au singulier ? La question demeure ouverte, peut-être est-il prématuré d’y répondre. L’important est le changement significatif du climat intellectuel entre les années 1980, où on considérait Marx comme un chien crevé, et aujourd’hui, où existe un véritable respect – parfois même un respect craintif – pour son œuvre. Les gens se rendent compte qu’il y a chez Marx une force de pensée qui est loin d’être épuisée, qui a peu d’équivalent dans l’histoire.
solidaritéS : Dirais-tu la même chose du léninisme ? La pensée de Lénine a-t-elle une actualité sur le plan théorique et organisationnel ?
Daniel Bensaïd : C’est une autre paire de manche. S’il est légitime d’invoquer Marx à l’université, ce n’est pas le cas pour Lénine. D’abord, il n’est pas considéré comme un penseur. Il fut un temps où Louis Althusser tenait conférence en Sorbonne sur « Lénine et la philosophie ». C’est difficilement imaginable aujourd’hui, car il est présenté comme une sorte de virtuose du coup d’État. Pour le commun des mortels, il est le fondateur de la généalogie totalitaire, ce qui pour moi est faux. Remettre Lénine à l’ordre du jour est donc compliqué. D’autant que ses textes doivent être situés dans leur contexte historique, ce qui suppose de la part du lecteur un certain bagage historique. Le marxisme est le point de départ de la critique du capitalisme. Comme le disait le regretté Daniel Singer, aussi longtemps que le capital travail[le] [passage confus], sa critique marxiste demeure d’actualité. Le léninisme, en revanche, est une pensée de l’action, une pensée stratégique concrète. L’aspect le plus important de l’œuvre de Lénine – la raison pour laquelle on peut parler de « révolution léniniste » – c’est sa capacité à penser la stratégie révolutionnaire. Il y a d’avantage chez Lénine pour concevoir la possibilité du pluralisme et le rapport entre le social et le politique que chez Marx. Lénine est en disgrâce, va-t-il le rester ? C’est là l’enjeu d’une bataille à mener.
solidaritéS : Quelle est ton appréciation concernant le nouveau mouvement social international ?
Daniel Bensaïd : Nous sommes au cœur de l’événement, il est difficile de donner une opinion instantanée. Ce qui saute aux yeux, c’est le changement radical entre les années 1980 et ce qui s’est mis en marche depuis une dizaine d’années. Je dis une dizaine d’années car en France, sur le plan intellectuel, on peut dater l’inflexion de 1993, avec la publication de Spectres de Marx de Derrida et de la Misère du monde de Pierre Bourdieu. Ces événements éditoriaux ont préfiguré ce qui allait se passer par la suite.
En France, le développement des mouvements sociaux a un commencement clair : les grèves de décembre 1995. Avec le recul, 1995 voit aussi la naissance d’un mouvement international, dont le dernier épisode est le succès de la seconde édition du Forum social mondial (FSM) de Porto Alegre. Ce succès est d’autant plus important que des doutes avaient été émis sur la viabilité du mouvement après les événements du 11-Septembre.
Ce mouvement a un caractère parfois consensuel. Il le sera de moins en moins. La situation internationale impose que soit posé un certain nombre de questions qui fâchent, à commencer par celle de la guerre. Depuis le 11-Septembre, nous nous trouvons face à une situation internationale nouvelle. Non seulement à cause de l’écroulement des deux tours new-yorkaises, mais aussi en raison de la crise argentine et de la faillite d’Enron. De ce point de vue, on peut dire que nous nous trouvons à un point d’inflexion du mouvement social.
solidaritéS : Comment la question de l’organisation politique se pose-t-elle aujourd’hui ? Y a-t-il des éléments de la tradition du « centralisme démocratique » à conserver ?
Daniel Bensaïd : La tendance du mouvement social actuel est clairement « libertaire ». Beaucoup de facteurs expliquent ceci. Tout d’abord, le discrédit jeté sur le socialisme par la bureaucratie soviétique, et le souci louable de ne pas commettre les erreurs du passé. Cette tendance libertaire répond également à des données sociologiques, liées à la montée de l’individualisme dans la société. Mais on ne pourra pas en rester éternellement à une rhétorique des « contre-pouvoirs » et des « résistances ». Le pouvoir, lui, existe bel et bien.
Malheureusement, on risque de le voir se révéler au grand jour en Argentine… On peut feindre d’ignorer le pouvoir, mais lui ne vous ignore jamais. Du point de vue organisationnel, je demeure attaché à un certain centralisme démocratique. Le centralisme est une condition de la démocratie. Que serait une démocratie dans laquelle les gens ne seraient pas engagés par des décisions prises en commun ? Tout parti tient des congrès et prend des décisions contraignantes pour ses membres. Soit on fait ce qui a été décidé collectivement, soit ce n’est pas la peine de se réunir.
Le centralisme, en ce sens, n’est pas le propre des organisations révolutionnaires. La démagogie antiléniniste fait manquer beaucoup de questions importantes. Le problème crucial, à mon sens, n’est pas tant celui du centralisme que celui de la bureaucratisation. La bureaucratie a tendance à être plus marquée dans le mouvement ouvrier qu’ailleurs, même si ce phénomène envahit toute la société. Les cadres ouvriers sont plus difficiles à renouveler que ceux de la bourgeoisie, qui dispose d’une pléthore d’intellectuels organiques. Produire des militants ouvriers aguerris prend du temps, ce qui conduit à une bureaucratisation des organisations de gauche. C’est cela le vrai problème.
solidaritéS : Penses-tu que le moment est venu de fonder une nouvelle Internationale ? Si oui, pourquoi la IVe Internationale ne suffit-elle plus ?
Daniel Bensaïd : Il y a clairement un besoin d’internationalisme. Le rapport marchand et la domination impérialiste sont planétaires, ce qui implique que la riposte le soit également. Cette riposte doit faire converger un nombre de traditions de lutte beaucoup plus grand qu’à l’époque de Marx, dont l’Internationale n’était qu’européenne. Ceci rend les choses compliquées. Mais il existe aussi de puissants facteurs d’unification à l’échelle mondiale. L’hégémonie impérialiste et le pouvoir des multinationales s’exercent partout. Il y a donc des adversaires visibles par tout le monde au niveau international. L’espace représenté par le Forum social mondial est la forme d’organisation minimale de l’internationalisme. C’est un cadre raisonnable pour le moment. Un des problèmes est la faible présence des organisations proprement politiques. Hormis le Parti des travailleurs brésilien, qui a une réelle légitimité sociale, et Rifundazione communista en Italie, qui est présente en tant que telle dans les coordinations, les partis politiques font plutôt figure de « passagers clandestins » de l’antimondialisation.
Il y des courants qui sont porteurs d’une histoire particulière dans le mouvement social. C’est le cas de la IVe Internationale. Il n’y a aucune raison de les dissoudre. Il y a une mémoire des batailles que nous avons menées, il est important de la conserver. Ensuite, il est clair que notre fonction et notre activité ne seront pas nécessairement celle imaginée par les fondateurs. Mais la IVe Internationale peut et doit contribuer, en tant que courant, à l’émergence de nouvelles formes d’organisations du mouvement social.
solidaritéS : Ton intervention à Porto Alegre concernait le rapport entre le national et l’international dans l’organisation des mouvements sociaux. Penses-tu que l’État-nation demeure un espace de revendication pertinent ?
Daniel Bensaïd : La dialectique national/international n’est pas un problème. Les rapports de force sont structurés dans des cadres nationaux, mais il y aussi des campagnes internationales autour de l’annulation de la dette, l’abolition des OGM, etc. Pour moi, le problème important est celui du niveau intermédiaire, celui des continents. L’intégration européenne nous force à conjuguer deux registres spatiaux, et à nous poser deux sortes de question : d’une part, comment améliorer les rapports de force nationaux et, de l’autre, comment créer les conditions d’une riposte au niveau continental. Il s’agit, en somme, de renverser une tendance historique du mouvement ouvrier, à savoir celle de se couler dans le moule des États nationaux. Mais ce processus avance. Les manifestations de Nice ou de Barcelone démontrent qu’on peut mobiliser autour d’enjeux européens.
solidaritéS : Tu parles souvent de l’importance de transmettre la « mémoire collective » du mouvement ouvrier. N’as-tu pas l’impression que la génération actuelle est amnésique, au sens que rares sont les nouveaux militants qui ont l’impression de s’inscrire dans une tradition pluri-séculaire de luttes ?
Daniel Bensaïd : Le problème n’est pas celui de la génération. C’est plus profond que cela. Se développe aujourd’hui, dans l’ensemble de la société, une culture de l’« instantané », du « momentané » et de la « discontinuité » par rapport au passé. C’est une faiblesse. Il est difficile d’entreprendre quoi que ce soit, de se projeter dans l’avenir, sans mémoire. L’atrophie de la mémoire a comme contrepartie l’atrophie du projet. La rétraction du temps autour de l’instantané et d’un présent réduit – qui est en partie l’effet des nouvelles technologies – ne me semble donc pas une bonne chose.
Ce sentiment de déracinement mémoriel s’exprime dans des processus de ré-enracinement qui peuvent prendre des formes perverses : le culte de la tradition, la rhétorique des origines, l’ethnicisation de la question nationale, la résurgence du religieux… Il existe des mémoires en concurrence. La question n’est pas tant de savoir s’il faut de la mémoire que de savoir quelle mémoire on veut.
Si on ne fait pas vivre la mémoire du mouvement ouvrier, on aura d’autres mémoires à la place, qui risquent d’être déplaisantes… Lorsque les solidarités de classe s’appauvrissent, les solidarités ethniques et nationales réapparaissent. Une des originalités du courant trotskiste est d’avoir réussi à transmettre les grands débats du mouvement ouvrier. La discussion qui a lieu aujourd’hui avec Antonio Negri et Michaël Hardt autour de la question de l’ultra-impérialisme démontre que des vieux débats ressurgissent. On ne part jamais de rien…
Propos recueillis par Razmig Keucheyan
solidaritéS n° 9, 16 mai 2002
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