Il est urgent de briser l’engrenage des contre-réformes libérales et « il n’y aura pas d’alternative politique qui ne puise ses racines dans les résistances sociales », mais « sans perspective politique, les luttes auront bien du mal à sortir de la défensive ». Nous partageons ce diagnostic de Claude Debons, dans Politis. Il serait donc souhaitable de donner une suite au « Non de gauche » du 29 mai 2005, dans les luttes comme dans les urnes. Pour ne pas en rester aux bonnes intentions, il faut aussi mesurer lucidement les obstacles à surmonter.
Il est clair qu’un « espace existe à gauche pour un rassemblement de résistance anticapitaliste et de transformation sociale », non seulement en France, mais sous des formes diverses à l’échelle européenne.
Cet espace est d’abord le produit des résistances à l’offensive libérale de démolition sociale. Il est aussi le résultat d’un glissement général de la social-démocratie européenne vers le social-libéralisme de la « troisième voie » blairiste, du démantèlement des mécanismes redistributifs et protecteurs de l’État social, du déclin des partis communistes orphelins du « socialisme réellement existant ». Il ne s’agit pas cependant d’un espace vide qu’il suffirait d’occuper, mais d’un champ de forces instable, traversé de projets distincts, comme en témoignent les tensions au sein du Linkspartei naissant en Allemagne, et plus encore le revirement de Refondation communiste, passé en quelques mois d’un mouvementisme euphorique (au lendemain des manifestations de Gênes et de Florence) au ralliement parlementaire à la coalition conduite par l’ex-président de la commission européenne, Romano Prodi.
En attribuant au vote – riche de possibles mais ponctuel – du 29 mai une homogénéité politique imaginaire (le « pôle antilibéral » se transforme sous sa plume en une entité unifiée : « la gauche antilibérale »), Claude Debons minimise les contradictions qui le traversent. Sans même rappeler le « non » bien tempéré de Laurent Fabius, coexistaient dans ce grand refus du traité constitutionnel européen, la recherche d’une alternative aux politiques libérales et une opposition « réaliste » aux seuls excès de la dérégulation, qu’un traité constitutionnel amendé sur sa troisième partie suffirait à amender. Cette hétérogénéité du non de gauche permet de comprendre l’évolution défavorable intervenue depuis le 29 mai, dont Claude Debons ne souffle mot. La synthèse du Mans, à laquelle se sont ralliés presque tous les « non » socialistes, cherche à relativiser le clivage du 29 mai, comme s’il s’agissait d’un caprice d’opinion sur une question de politique étrangère sans conséquence sur les orientations politiques nationales.
En insistant pour mettre à l’ordre du jour des réunions de l’ex-gauche plurielle recomposée la question très prématurée d’un accord de gouvernement et de législature, le Parti socialiste affiche son intention de synthétiser la gauche sous son hégémonie après s’être synthétisé lui-même. La logique présidentielle des institutions, accentuée par le quinquennat et par l’inversion du calendrier éditorial renforcera son chantage aux alliances dans la perspective des législatives et des municipales de 2008. Le fort sentiment TTS (« Tout sauf Sarkozy ») fera le reste. Pour résister à cette spirale mortifère du moindre mal, il faut une forte conviction programmatique et une perspective de reconstruction d’une gauche de classe au-delà des prochaines échéances électorales. La direction du PCF est-elle en mesure d’y participer, elle qui dans ses documents de congrès annule la division du oui et du non à gauche, en avançant la fiction « d’une seule gauche unie sous le drapeau antilibéral » ?
Il est urgent de sortir des généralités, des formules vagues sur un antilibéralisme œcuménique, et des bonnes intentions, pour s’attaquer franchement aux véritables problèmes. Nous sommes partisans de l’unité d’action la plus large de la gauche syndicale et politique contre les attaques gouvernementales. Nous l’avons toujours prouvé, dans les mobilisations contre la directive Bolkenstein ou contre le CPE-CNE, dans la défense des services publics ou de l’emploi, ou dans la solidarité avec les sans-papiers. Mais les élections législatives et présidentielles posent un problème d’un autre ordre : la proposition d’une politique d’ensemble pour le pays. Que l’on parle du chômage (au-delà de la lutte cruciale contre le CPE et la destruction du code du travail), de la crise des banlieues, d’un projet d’Europe sociale et démocratique (la question constitutionnelle devrait revenir à l’ordre du jour fin 2007), une alternative véritable au despotisme de marché exigerait un programme d’emploi ambitieux, une reconquête des services publics, une politique ambitieuse contre la ségrégation sociale, scolaire, urbaine. Une redistribution radicale des richesses aurait besoin d’une réforme fiscale dégageant les moyens budgétaires nécessaires, d’incursions résolues dans la chasse gardée de la sacro-sainte propriété privée, d’offensives déterminées contre le pouvoir des actionnaires, les licenciements boursiers, et l’impératif catégorique du « retour sur investissements ». Sans cette politique d’égalité des droits et de justice sociale, les jeunes qui ont fait la démarche de s’inscrire sur les listes électorales après l’explosion de novembre, pourraient être dégoûtés à jamais de la politique ou se tourner vers des solutions illusoires et désespérées.
Une politique sociale ambitieuse ne peut accepter le carcan du pacte de stabilité européen et des critères de Maastricht. Elle ne peut pas se passer du contrôle de l’outil monétaire, aujourd’hui laissé aux mains des régents et gérants loyaux du capital de la Banque centrale européenne. Autrement dit, alternatives nationale et européenne sont indissociables, qu’il s’agisse d’économie, d’écologie, d’immigration ou de services publics. Il s’agirait de faire exactement le contraire de ce qu’on fait les gouvernements de droite et de gauche depuis un quart de siècle. Le Parti socialiste synthétisé non seulement ne s’y engage pas, mais son vote majoritaire en faveur du traité constitutionnel européen et l’absence de bilan du gouvernement Jospin montrent qu’il entend persévérer dans la même direction, avec les mêmes dirigeants, et satelliser autour de lui des alliés subalternes. Pour nous, il est clair au contraire qu’une autre politique pour la France et pour l’Europe est rigoureusement incompatible, dans les rapports de force actuels, avec toute perspective d’alliance gouvernementale sous hégémonie social-libérale. Sans clarté sur ce point, un simple catalogue de promesses électorales sans lendemains ne ferait que préparer de nouvelles déceptions amères.
Contrairement à ce que suggère Claude Debons, il n’y a là aucune « surenchère programmatique » ou intérêt étroit d’appareil, mais un souci de loyauté envers les salariés, les électeurs et les militants. Nous partageons sa crainte qu’une occasion ne soit gâchée par l’absence de « perspective réellement crédible » permettant de « peser dans le sens de l’alternative ». Encore faut-il s’entendre sur les conditions et sur le prix de cette crédibilité. Un vieux dicton populaire affirme que « pour dîner avec le diable, il faut une longue cuillère ». Pour l’heure, elle est encore trop courte, fût-ce pour déjeuner avec Hollande ou Ségolène Royal. Et l’invocation rituelle, sans plus de précisions, de « propositions radicales et crédibles » ne règle pas le problème de la cohérence rigoureuse entre les mobilisations sociales, les aspirations qu’elles expriment, et le débouché politique qui leur est proposé. Nous avons connu trop de soirées d’amertume électorale où les dirigeants de la gauche défilaient sur les plateaux de télévision en répétant d’un air contrit qu’ils n’avaient désormais « plus droit à l’erreur ». Ils ont pourtant persévéré dans l’erreur, ou plutôt suivi la pente naturelle de leur intérêt, de plus en plus déterminé par le poids des élus et par des intérêts sociaux inextricablement mêlés à ceux des conseils d’administration privés. Et la droite extrême n’a cessé d’engranger les dividendes des déceptions et des ressentiments.
Claude Debons constate que « les alternances libérales passées ne sont pas revenues sur les dégâts antérieurs quand elles n’y ont pas ajouté leurs propres renoncements ». C’est le moins qu’on puisse dire : record de privatisations, adhésion à l’Europe libérale, maintien des sans-papiers dans une zone de non-droit. Il ne s’agit pas d’erreurs de parcours vers un but supposé commun, mais bien de projets et de choix opposés.
Engagement programmatique et alliances sont donc des questions indissociables. La LCR et Olivier Besancenot ont répondu sur les deux : en proposant un programme d’urgence sociale et démocratique fidèle au contenu du « Non de gauche » et en disant clairement qu’une coalition gouvernementale avec le PS issu de la synthèse du Mans est contradictoire avec ce programme. Reste à connaître la réponse à ces questions des partenaires éventuels. Si on comprend bien, la direction du PCF (et peut-être Debons lui-même) est au contraire prête à envisager une nouvelle alliance avec lui. C’est l’obstacle majeur sur lequel bute depuis des mois la légitime demande que l’espoir d’unité antilibérale et anticapitaliste qui s’est manifestée dans la campagne référendaire ait la suite qu’il mérite. C’est cet obstacle qu’il faut lever. Le temps presse maintenant, mais l’enjeu de parvenir à des candidatures unitaires anticapitalistes est tel qu’il justifie que tous les efforts convergent pour y parvenir.
Juin 2008
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