Une crise stratégique

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Ce texte adressé à Jean-Marie Harribey répond ou commente la contribution de ce dernier, publiée sur le site d’ESSF1.

Cher Jean-Marie

S’il confirme en partie les désaccords que nous avons pu avoir au cours de la dernière année, ton texte pour une stratégie d’Attac a le mérite d’initier une réflexion prospective au lieu de s’enfermer dans la rumination des occasions perdues. Il traite en effet d’un tournant politique (dont nous ressentions les symptômes bien avant les élections présidentielles et législatives) qui appelle de nous tous des redéfinitions d’orientation. À titre de contribution au débat, voici quelques réflexions inspirées par ton texte, au risque peut-être de mal l’interpréter parfois. Mais nous comprenons fort bien qu’il engage à une discussion dont la suite permettra de départager réels désaccords et simples malentendus.

Faillite générale ?


1. Tu pars d’un constat de faillite générale : « toutes les stratégies de gauche sont défaites ». Et d’en dresser l’inventaire : la stratégie social-démocrate, la stratégie social-libérale, la stratégie antilibérale, la stratégie « communiste et d’extrême gauche ».

La discussion gagnerait peut-être en clarté à éviter l’attribution généreuse d’une noblesse stratégique à des politiques qui ne sont précisément, pour certaines d’entre elles que de la navigation à vue et un enchaînement de coups électoraux sans visée stratégique. Mais surtout, ton énumération regroupe sous la catégorie de « modèles » des phénomènes sociaux, politiques, historiques ; fort hétérogènes.

Les « anciens modèles » (social démocrate, communiste et d’extrême gauche) se seraient « désagrégés » avec l’émergence du « capitalisme néolibéral » et « l’extinction du socialisme stalinien ». C’est accorder à l’idéologie plus qu’elle ne mérite. L’événement de portée historique, c’est en effet que l’offensive libérale et la mondialisation marchande se sont soldées par l’implosion de l’Union soviétique (minée de l’intérieur par les contradictions propres à un régime d’accumulation bureaucratique) et par la démolition méthodique de l’État social et des instruments des politiques keynésiennes. Les partis communistes ont ainsi perdu leur référent matériel et la source de leur légitimité. Les partis sociaux-démocrates, en contribuant activement au démantèlement des services publics et de la privatisation du monde, ont scié la branche sur laquelle reposait leur réformisme gestionnaire.

Leurs crises respectives se nourrissent d’une érosion différente de leurs bases sociales. Le Parti communiste a vu disparaître ou s’affaiblir les bastions industriels sur lesquels reposait sa représentativité sociale depuis le Front populaire et la Libération, sans parvenir à renouveler significativement cette base en 1968 et depuis dans les nouveaux secteurs du salariat. Le Parti socialiste, bien que prétendant lors de la campagne Jospin représenter les classes moyennes (au point d’oublier de parler des travailleurs), a sapé par les privatisations son assise dans les secteurs traditionnels de la fonction publique, pendant que ses propres élites dirigeantes (traditionnellement issues de la haute fonction d’État), nouaient des alliances et des rapports de plus en plus organiques avec les états-majors industriels et bancaires du patronat.

Il suffit de rappeler à grand traits ces caractéristiques sociales et historiques générales des « anciens modèles » social-démocrate et stalinien, pour constater à quel point l’amalgame subreptice, au sein du quatrième modèle, du communisme (en clair du Parti communiste) et de l’extrême gauche est désinvolte. Ils ne partagent ni la même base sociale, ni la même histoire. Ils se sont au contraire combattus avec acharnement dès la naissance des oppositions au stalinisme. Et ce combat ne fut pas que, ni principalement, idéologique. Il est semé de cadavres. Le seul point commun serait la revendication d’un même héritage théorique et stratégique, mais il a fait l’objet de tant d’interprétations (et d’applications) contraires, qu’on ne saurait l’invoquer sans plus ample et plus rigoureux examen.

Le mouvement alter à un tournant


2. « Les nouveaux modèles », social-libéral et antilibéral, se présentent, écris-tu comme « des modèles sans stratégie véritable ». Nous partageons largement ce constat :

– « Le modèle social-libéral n’arrive pas à trouver une base sociale alternative à celle sur laquelle surfe le néolibéralisme car leur base est potentiellement la même : petite bourgeoisie ou classes moyennes supérieures, auxquelles la bourgeoisie financière fait miroiter l’enrichissement sans fin grâce aux marchés financiers, via placements et fonds de pension. » En effet. Le social-libéralisme de centre gauche, qu’il s’agisse de la troisième voie de Tony Blair, du nouveau centre et de l’Agenda 2010 de Schröder, du Parti démocrate italien, ou de la rénovation annoncée du Parti socialiste français en concurrence avec le Modem, ce sont des variantes, au mieux tempérées, des orientations libérales. Le Oui au traité constitutionnel européen, l’acceptation des critères de convergence et du pacte de stabilité en sont l’illustration éclatante. De sorte que l’indignation tartuffière contre la trahison, ou le débauchage, de Kouchner, Jouyet, Bockel, Fadela Amara (et d’autres à suivre) est dérisoire. Quand il ne reste plus grand-chose à quoi rester fidèle, parler de trahison n’a plus guère de sens. Et tous ces transfuges ont sans nul doute le sentiment de rester fidèles à eux-mêmes et de pouvoir faire au service de Sarkozy ce qu’ils auraient fait au service de Strauss-Kahn ou de la dame blanche.

– Ce qui nous concerne plus directement, c’est ton diagnostic concernant le silence stratégique du mouvement antilibéral ou altermondialiste. Il possède, dis-tu, « une base disparate et sans lien sociologique : couches condamnées à la disparition ou à la paupérisation, ou bien couches dont la conscience est focalisée soit sur la consommation (coupée des rapports de production), soit sur l’écologie (souvent coupée du social) ; cependant, il y a un élément fédérateur positif : celui de la citoyenneté et de l’exigence démocratique, mais suffit-il pour dépasser les difficultés, voire les apories, de l’antilibéralisme et/ou de l’altermondialisme » ? La base disparate ne serait pas un problème, et pourrait même être un atout, si cette diversité de résistances aux effets de la mondialisation marchande pouvait s’inscrire dans un nouveau bloc historique et dans une construction hégémonique alternative à la domination systémique du capital. Mais une stratégie hégémonique ne peut se réduire à une addition sans synthèse de mouvements (à une mosaïque) sans référence de classe et sans projet politique répondant à une crise d’ensemble de la société.

À défaut de s’attaquer à ces problèmes, le mouvement alter tourne en rond et se repaît d’une rhétorique postmoderne sur les réseaux et le contre-pouvoir qui sert au mieux de cache-misère. Et comme la politique a horreur du vide, les mêmes qui sont capables d’impulser des mobilisations sociales radicales ou d’importantes manifestations anti-guerre, finissent par se rabattre sur des solutions électorales de moindre mal (« Tout sauf Berlusconi »… ou Sarkozy !) qui préparent les défaites et les désillusions de demain. Il est significatif que deux des piliers, en Amérique latine et en Europe, du mouvement alter depuis les premiers forums sociaux – à savoir le Parti des travailleurs au Brésil et Rifondazione en Italie – soient actuellement au gouvernement pour y mener des politiques incontestablement « social-libérales » (dans le meilleur des cas).

Autrement dit, il semble que ce mouvement alter soit arrivé à l’épuisement de sa séquence initiale, que je qualifie de « moment utopique » ou « d’illusion sociale », une séquence de remobilisation après les lourdes défaites des années quatre-vingt/quatre-vingt-dix et de déligitimation des politiques libérales, traduites par le grand refus : « Le monde n’est pas à vendre, le monde n’est pas une marchandise ! ». Mais que devrait-il être, ce monde, et surtout comment y parvenir ? C’est ici que l’antilibéralisme minimal, qui se satisferait de politiques prétendant tempérer les excès de la dérégulation marchande, corriger les inégalités et la pauvreté par le microcrédit, ou encore sauver la planète par les écotaxes, trouve sa limite.

Victoire défensive et dynamique offensive


3. Tu fais ici une incursion dans le bilan de l’échec des candidatures unitaires dans les récentes campagnes électorales. Tu sembles imputer aux confusions de l’antilibéralisme l’incapacité de la « gauche radicale française » de « transformer la victoire défensive contre le traité constitutionnel (TCE) en dynamique unitaire offensive ». Encore faudrait-il évaluer plus précisément la nature et la portée de cette « victoire défensive » (formule assez heureuse, au demeurant).

Tu soulignes toi-même la double hétérogénéité de ce non : entre un non de gauche et un non de droite, d’une part ; et au sein du non de gauche lui-même. Mais c’est pourtant cette hétérogénéité qui a permis au Non d’être « défensivement » majoritaire le temps d’un référendum. D’où la difficulté évidente à le transformer « en dynamique offensive » sur un projet de gouvernement pour le pays (et les illusions répandues dans la gauche antilibérale sur « la gagne possible » ou le « score à deux chiffres »). Difficulté d’autant plus grande que cette victoire défensive aux allures de revanche (contre le tour de bonneteau de 2002 et contre l’échec des grèves de 2003) ne compense pas les défaites sociales accumulées depuis vingt ans (sur les retraites, la protection sociale, l’emploi, les services publics), l’affaiblissement des syndicats, la maigreur militante des partis.

Invoquer dans ces conditions, sans autres précisions, « l’incapacité » de la gauche radicale moralise et dépolitise le problème, comme si l’unité avait échoué par mauvaise volonté, infantilisme, intérêts de boutiques et de chapelle, et non en raison de désaccords politiques réels, renvoyant comme tu le dis par ailleurs aux inconsistances de l’antilibéralisme et à la confusion entre capitalisme et libéralisme. Il ne s’agit pas là d’une question de mots et d’étiquettes, ni de surenchère opposant l’anticapitalisme à l’antilibéralisme. Il n’y a évidemment pas de muraille de Chine entre les deux. De même qu’un démocrate conséquent, en 1848 ou 1871, devait se métamorphoser en socialiste, de même des résistances conséquentes aux dégâts du libéralisme devraient conduire à remettre en cause l’exploitation et la privatisation du monde. Mais ces différences de perspectives se traduisent dans la gauche antilibérale par des orientations différentes ou divergentes qui permettent de mener bien des luttes et de faire pas mal de chemin ensemble, mais qui ne vont pas toujours dans la même direction.

Si la question du rapport avec le Parti socialiste, et d’une éventuelle participation à une majorité sous son hégémonie, était pour nous discriminante, c’est qu’elle cristallisait (et cristallisera) une politique. S’agit-il simplement d’accompagner (comme l’ont fait les Verts et le PC sous Jospin) une politique social-libérale en l’infléchissant à l’occasion un peu à gauche, ou de reconstruire des rapports de force sociaux très détériorés et de construire dans la durée une alternative véritable, programmatique et organisationnelle, à la gauche du centre décolorée qui devient la norme en Europe ?

Quelle base sociale ?


4. Tu renvoies l’impuissance des démarches social-libérale et antilibérale à un « même manque de bases sociales ». C’est évidemment une question cruciale. Pour un parti de gouvernement, le Parti socialiste reste rachitique par rapport à ses homologues – même affaiblis – d’Europe du Nord, et ses liens avec les mouvements syndicaux sont des plus distendus. Le Parti communiste a vu fondre ses effectifs et son électorat, et ses liens pervers avec le mouvement syndical se distendre également. Ce manque de bases sociales renvoie à des métamorphoses sociologiques : recul significatif (mais pas disparition, loin s’en faut) du prolétariat industriel, déconcentration des sites de production, individualisation des salaires et des horaires, flexibilité, destruction des solidarités, effets du chômage et de la précarité, etc. Mais il a aussi des raisons politiques : comment reconquérir les positions perdues et en conquérir de nouvelles, quand on démantèle les services publics, quand les 35 heures Aubry se traduisent pour certains par des pertes de pouvoir d’achat, quand l’ascenseur social est au point mort, quand on mise sur la concurrence entre Français et immigrés au lieu de forger les solidarités, etc. ?

Effectivement, il y a un lien étroit entre un projet politique et un choix de priorités d’intervention pour reconstituer des forces et des solidarités, dans les entreprises et dans les quartiers, entre populations de différentes origines, ce qui doit aussi se traduire (au quotidien comme dans les campagnes électorales) par une priorité absolue à l’urgence sociale (contre les diversions sécuritaires ou tricolores).

Néolibéralisme et altermondialisme


5. À partir du diagnostic de faillite des quatre stratégies inventoriées, tu proposes pour Attac (et plus largement, j’imagine, pour la gauche radicale), trois thèmes de réflexion prioritaires.

Le premier serait « l’analyse des rapports de forces entre le néolibéralisme en tant que courant idéologique et politique incarnant les intérêts et le projet du capital globalisé, et l’altermondialisme en tant que projet(s) alternatif(s) en panne de stratégie. » Tu pars sur ce point de la difficulté qu’éprouve le capitalisme néolibéral « à légitimer la généralisation de la marchandise », sans que les victoires arrachées par les résistances défensives ne parviennent pour autant à se muer en « stratégies de reconquête ». Non seulement tu nuances ainsi lucidement la portée du Non au traité constitutionnel – « les rapports de force ne sont pas aussi favorables en France qu’on a voulu le croire au lendemain de la victoire » – mais tu tempères aussi les enthousiasmes suscités par la victoire des mobilisations contre le CPE : « Ce que refusaient les jeunes, c’était moins un modèle néolibéral dans son ensemble que leur propre déclassement en perspective ». Je me méfie pour ma part de ces interprétations globalisantes d’un mouvement qui agrège des motivations et des niveaux de consciences fort disparates. Le refus du déclassement a sans doute été le ressort initial du mouvement et de sa massification. Mais la conscience vient en luttant. Et on a vu dans une partie au moins du mouvement monter une critique plus radicale, non seulement des politiques libérales, mais de la logique capitaliste.

Tu as certainement raison de porter sur ce mouvement une appréciation plus sobre, apte à corriger les illusions lyriques (compréhensibles dans la mesure où il s’agissait d’une victoire exceptionnelle dans une longue chaîne de défaites), mais il serait aussi exagéré de le ramener à un mouvement estudiantin corporatif. À moins de ramener aussi le mouvement des cheminots de 95 à un mouvement corporatif sur les régimes spéciaux de retraite (qui ont bel et bien été un important levier de mobilisation).

Défi européen


6. La difficulté – l’incapacité si tu veux – à donner une suite offensive au Non de gauche serait due, selon toi, pour large part, à une question d’orientation non tranchée sur l’Europe que nous voulons. Bien que tu rappelles à juste titre que le Oui s’est finalement révélé bien plus homogène que le Non, tu accordes une importance déterminante au fait que « le choix entre la souveraineté des États-nations et une Europe politique n’avait pu être approfondi ». En termes très généraux pourtant, la dominante de Non de gauche n’était pas le repli nationaliste sur une souveraineté crispée. À la différence de la tonalité dominante dans la gauche radicale britannique ou danoise par exemple, il fut assez clair qu’il s’agissait d’un non à l’Europe libérale du traité, pas d’un Non à l’Europe.

Ceci dit, je crains que l’alternative entre la souveraineté des États-nations et une Europe politique ne soit très simplificatrice. Il me semble que la question principale n’est pas là. Et il serait important de la clarifier en effet en vue des débats et campagnes que ne manquera pas de susciter le traité simplifié. L’essentiel, c’est que l’Europe politique pour laquelle nous serions est indissociable de l’Europe sociale, que la question démocratique est indissociable de la question sociale. Et qu’il ne saurait par conséquent y avoir de compromis sur les petits pas, les avancées partielles, l’engrenage vertueux, selon lequel le déblocage institutionnel ouvrirait la voie à l’harmonisation sociale et fiscale. Ce sera à n’en point douter – et c’est déjà – le prétexte invoqué par Mme Royal ou M. Strauss-Kahn pour estimer que le traité simplifié est un pas en avant qui tire l’Union européenne de l’ornière.

Quant au rapport entre souverainetés nationales et Europe politique, il ne s’agit pas d’une antinomie aussi peu dialectique que tu la présentes. Oui à une Europe politique et sociale. Mais les souverainetés anciennes ne seront pas immédiatement solubles pour autant dans un peuple européen pour l’heure hypothétique, qui ne pourrait être qu’une construction historique (et non pas administrative) cristallisée par des événements et des expériences partagés. En attendant, il faudra bien combiner institutionnellement une représentation européenne et une représentation des peuples et des nations, définir leurs rapports et leurs droits réciproques, décliner les possibilités d’une subsidiarité ascendante. Toutes choses qui ne se règlent pas par une alternative, elle aussi simplifiée, entre souveraineté et Europe politique. De sorte que « prendre le risque d’indiquer clairement le choix en faveur de la construction d’une Europe politique », ne suffirait probablement pas à « dépasser l’hétérogénéité du Non de gauche », et risquerait même sous une forme aussi lapidaire, d’ajouter à la confusion.

Le Sud et le Nord


7. Tu contestes, à juste titre, la thèse selon laquelle les élections récentes signifieraient une normalisation de la singularité (plutôt que de l’exception) française, laissant face à face « une social-démocratie consensuelle et un libéralisme bon enfant ». Le libéralisme de Sarkozy, si bonapartiste soit-il, n’a en effet rien de bon enfant. Et tu as parfaitement raison de rappeler que la social-démocratie historique prétendait au dépassement du capitalisme par la réforme, alors que le social-libéralisme contemporain est résigné, au prix d’une confusion entre marché et capitalisme, à ce que le capitalisme soit devenu l’horizon indépassable de tous les temps. Tu sembles cependant trouver un fondement à ce « recentrage autour d’un modèle consensuel » dans le fait que « le centre de gravité de la bataille n’est peut-être plus au Nord de la planète ». Étrange formule. Car, en un sens, il y a longtemps qu’il n’y est plus. Toute la période des Trente Glorieuses a été marquée par la place centrale des luttes de libération nationale, dont la révolution chinoise. Je crois surtout que cette notion de centre de gravité de la bataille (laquelle ? la bataille planétaire entre capital et travail ?) est fort discutable. Y a-t-il un seul centre de gravité ? Si tel était le cas, ne serait-il pas mobile – il est passé par ici, il repassera par là – au point de devenir insaisissable ?

Les interdépendances renforcées par la globalisation permettent-elles de localiser un tel centre, ou bien le monde dont la circonférence est partout et le centre nulle part, n’est-il pas plus pascalien que jamais ? Bref, je crois que ta formule est plus lourde de confusions que de clarifications. Surtout si elle suggérait que le modèle consensuel entre libéralisme bon enfant et social-libéralisme repose sur une dilution tendancielle des antagonismes de classes dans le trou noir d’une classe moyenne ou sur les privilèges matériels d’une nouvelle « aristocratie ouvrière », alors qu’au contraire le « Sud » pénètre de plus en plus dans le Nord (précarité, bidonvilles, exclusions).

Peut-être suis-je trop méfiant envers ces formules. C’est sans doute que je n’ai pas oublié comment, après le premier choc pétrolier, Enrico Berlinguer a utilisé la misère du Sud pour culpabiliser les travailleurs « privilégiés » du Nord et leur faire avaler au nom de l’équité les cures d’austérité et les couleuvres du compromis historique. Comme tu le soulignes d’ailleurs, c’est plutôt sur la logique socialement polarisante du capitalisme globalisé, avec un appauvrissement des couches les plus démunies du salariat d’un côté et l’intégration méritocratique de ses fractions les plus hautes, qu’il faut insister. Il en résulte, comme tu le signales aussi, que la priorité est à la reconstruction des solidarités de classe opposables à la mythologie des alliances interclassistes bâties sur la peur et sur l’agitation sécuritaire. Il en résulte aussi, et sur cela nous sommes bien d’accord, que la « construction de solidarités internationales » constitue « un axe stratégique fondamental », qu’il s’agisse du mouvement anti-guerre, des mobilisations sur la dette, du codéveloppement, ou des mobilisations contre les directives de type Bolkenstein.

Mouvements sociaux et politique


8. Le deuxième grand thème que tu soumets à réflexion est celui du « rapport au politique », en particulier de « l’articulation entre le pouvoir et les contre-pouvoirs » ou encore « de la prise et de l’exercice du pouvoir », qui, dis-tu, « taraude Attac depuis le début » au risque même de le « fracasser ». Je ne suis pas assez familier des débats internes à Attac pour savoir si ces questions la hantent vraiment depuis le début de son existence. En revanche, je suis convaincu qu’elles sont devenues de plus en plus pressantes au fil du temps : avec l’impact en Amérique latine des processus vénézuelien ou bolivien, avec l’expérience gouvernementale du PT au Brésil ou de Rifundazione en Italie, avec la routinisation des forums sociaux.

Toutes ces épreuves marquent l’épuisement de « l’illusion sociale » et invitent à dépasser « le moment utopique ». Il est symptomatique qu’au lieu d’être portée vers de nouveaux développements par la victoire du Non au référendum, Attac ait traversé une de ses pires crises, certes pour des motifs organisationnels et démocratiques, mais on imagine mal qu’elle ait pu prendre de telles proportions si ces tensions étaient sans rapport avec des questions d’orientation plus substantielle.

Pour illustrer l’urgence d’un débat stratégique, tu t’interroges sur ce qui nous aurait manqué en 2003 pour gagner sur les retraites. Certainement pas de propositions crédibles. Attac, Copernic, les syndicats, en ont fait de nombreuses et de pertinentes. Nous aurions donc perdu « sur la stratégie, tant syndicale (incapacité à appeler à la grève générale à quelque moment que ce soit) que politique (atermoiements et « pas de deux » des partis de gauche bien gênés avec la question des retraites) ». En effet. Mais le refus d’appeler à la grève générale et les atermoiements ne sont pas dus au seul manque de détermination des directions syndicales et politiques en question, mais bien à leur orientation dans la continuité de ce que fut la gauche plurielle de gouvernement.

La question posée est donc bien celle d’une alternative stratégique. En précisant toutefois qu’une stratégie politique n’est pas une construction logique dissociable des formes organisées capables de la porter, de la faire vivre, de la traduire en action pour changer les rapports de forces. Autrement dit, la question stratégique est, indissociablement, une question organisationnelle.

Pouvoir et pouvoirs


9. Ton texte va à l’essentiel : sur quelles bases sociales fonder un projet et comment penser le pouvoir ? Attac est l’un des piliers originels du FSM (avec la Cut, Via Campesina, Focus on the Global South animée par Walden Bello, etc.). La formule même des « forums sociaux » a ses mérites et son efficacité. Dix ans après la chute du Mur, il s’est agi de donner une réplique à la mondialisation capitaliste symbolisée par Davos, en faisant converger les résistances sociales renaissantes vers la fin des années quatre-vingt-dix. Pour donner à ce mouvement une assise large, il était parfaitement raisonnable de le circonscrire aux « mouvements sociaux » (anciens ou nouveaux), au prix de petites entorses ou accommodements, comme la tenue parallèle de réunions d’élus municipaux ou de parlementaires, ou encore la présence vedette de Lula, candidat présidentiel, ou de Chavez, aux forums de Porto Alegre ou de Caracas.

Il n’empêche que la dynamique de forums sociaux s’est accompagnée d’une théorisation idéologique (alimentée entre autres par les textes de Negri ou de Holloway, ou encore par un deleuzisme et un foucaldisme vulgaires) sur la perspective de « changer le monde sans prendre le pouvoir », sur l’opposition des contre-pouvoirs au pouvoir, sur l’autosuffisance du social, sur le rejet des partis, ou encore sur une rigoureuse division du travail entre partis et mouvements sociaux, lutte politique et lutte sociale. Ce que tu résumes pas le constat que « l’altermondialisme, et particulièrement Attac France, justifient leur refus d’intervenir dans la compétition politique parce qu’ils entendent être des contre-pouvoirs ».

Comme tu l’écris, cette division fonctionnelle du travail revient en pratique à laisser la responsabilité du pouvoir (en particulier du pouvoir d’État qui n’est pas soluble dans le réseau des pouvoirs) aux mains des organisations politiques et des politiciens de profession, en confinant les mouvements sociaux dans un rôle de lobbying sur les institutions internationales ou sur les gouvernements nationaux « de gauche ». Cette dichotomie et cette discontinuité entre lutte sociale et représentation politique, entre État et société civile, permet de combiner la radicalité verbale dans le mouvement social et un opportunisme électoral et parlementaire sans rivages, comme l’illustre l’évolution de Rifundazione en Italie.

Autonomie des mouvements sociaux


10. « Cette dichotomie est-elle tenable et ne condamne-t-elle pas à une répétition des échecs passés », demandes-tu ? C’est la bonne question. Et la seconde question qui s’ensuit est meilleure encore : « N’est-elle pas contradictoire avec la démocratie ? » Cette – ces – question(s) serai(en)t donc à rouvrir aujourd’hui. Oui, mais comment. La longue tradition de répartition des rôles que tu invoques, en te référant à la Charte d’Amiens, est loin sur ce point des rapports entre partis et syndicats (ou mouvements sociaux) d’être homogène. La France, en la matière est plus une exception qu’une accentuation particulière d’un rapport général entre partis et syndicats. Est-il besoin de rappeler l’affiliation des syndicats au Labour britannique, et plus généralement les rapports étroits ou organiques entre mouvements syndicaux et partis politiques en Europe du Nord. La Charte d’Amiens est plutôt le produit d’une profonde méfiance du mouvement ouvrier français envers le parlementarisme, issue des expériences traumatiques de 1848 et 1871, et de la culture syndicaliste révolutionnaire qui en est résultée.

Ceci dit, au vu des expériences inverses, tout au long du XXe siècle, d’instrumentalisation des syndicats comme « courroies de transmission », le principe de leur indépendance doit plutôt être considéré comme un acquis précieux, n’en déplaise au spectre de Trotski (cf. son texte sur « les syndicats à l’époque de la décadence impérialiste »). En tout cas, il n’est sans doute pas inutile de le préciser, nous n’avons pas, en ce qui nous concerne, une conception « hiérarchique » des rapports entre partis et mouvements sociaux. Ce qui implique le respect scrupuleux de leur autonomie et des mandats qui y sont confiés.

« Débouché politique » et dangers professionnels du pouvoir


11. Tu sembles considérer cette autonomie théorisée du mouvement social, comme un refus de la politique et comme l’envers (ou le revers) d’un « modèle léniniste » (largement imaginaire, j’y reviendrai) réservant au parti d’avant-garde le monopole de la politique : « Le mouvement communiste du XXe siècle s’est fracassé pour avoir cru résoudre la question politique à une avant-garde ». Il s’est fracassé pour bien d’autres raisons, et notamment pour les effets initialement sous-estimés des tendances bureaucratiques dans les sociétés contemporaines. De plus, l’idée des rapports entre « masses » et « avant-garde », ou entre « spontanéité » et « organisation » est, chez Lénine notamment, bien plus complexe qu’on ne l’imagine. (Je te renvoie sur ce point au travail monumental récent de Lars Lih, au bouquin collectif sur Lénine paru récemment à Duke University, ou encore à la réponse de Lukacs aux détracteurs d’Histoire et conscience de classe). Mais c’est là une histoire d’une tout autre ampleur qu’il faudra bien discuter sérieusement un jour sans recourir aux caricatures, aux ouï-dire ou aux idées reçues.

Pour l’immédiat, tu insistes sur l’urgence qu’il y a à « réinventer une articulation », entre divers mouvements sociaux (syndicaux et associatifs), d’une part, entre « mobilisations sociales et réponses politiques », d’autre part. Et tu ajoutes que « la discussion recoupe bien sûr celle des rapports entre la démocratie représentative et la démocratie participative ». Ce « bien sûr » n’a pourtant rien d’évident. Les deux questions peuvent avoir des interférences, mais il est surtout important de commencer par les distinguer.

Tu critiques une conception du rapport entre social et politique, impliquée par « la formule ambiguë du débouché politique des luttes sociales », qui réduirait la politique à une « prise de relais » ou un simple prolongement, de la lutte sociale, ou entre contre-pouvoir et pouvoir. Ici, je te soupçonne d’être plus « léniniste » que tu ne l’imagines. S’il y a quelqu’un pour qui la politique a son champ et son langage propre, irréductibles à un simple reflet du social, c’est bien Lénine. Et c’est en quoi il est, plus que Marx, l’auteur d’une révolution dans la révolution, celui qui pense réellement la politique comme stratégie. Tu dis toi-même que la politique ne devrait pas être le relais, mais « la traduction » des luttes dans un langage qui lui est propre, pas le « débouché » mais la résolution à un autre niveau des antagonismes sociaux. Ce que tu reproches à la formule du « débouché », c’est qu’elle « sous-entend que l’action sociale devrait s’effacer quand commence l’action politique ».

Changeons le vocabulaire s’il prête à confusion ou s’il est révélateur d’un inconscient pervers, et disons clairement ce que nous pensons. Non seulement la lutte sociale ne doit pas s’effacer devant le pouvoir politique conquis, mais elle doit s’affirmer, se renforcer, en toute indépendance par rapport aux institutions étatiques et aux partis. C’est l’antidote nécessaire aux « dangers professionnels du pouvoir », et la leçon principielle à tirer du siècle écoulé. Elle vaut pour les syndicats comme pour le mouvement autonome des femmes, les mouvements écologistes, les mouvements de reconnaissance culturelle, etc.

« En revanche, dis-tu, il est nécessaire d’apporter des réponses politiques à des questions politiques posées par le mouvement social ». D’accord, bien que ta formulation soit aussi ambiguë que celle du « débouché » : on pourrait y voir l’idée que le mouvement social pose des questions, et que les organisations politiques donnent les réponses. À moins que le mouvement social réponde à ses propres questions. Il le fait d’ailleurs. Chacun à sa manière, le mouvement des sans-papiers en redéfinissant la citoyenneté, le mouvement des femmes en redéfinissant l’égalité, le mouvement des chômeurs en obligeant à repenser le travail, le mouvement écologiste en politisant la nature, inventent de la politique. Cela ne veut pas dire que la politique soit immédiatement soluble dans le social. L’illusion d’un dépérissement rapide de l’État (et du droit) par socialisation rapide de ses fonctions s’est retournée en étatisation de la société avec la contre-révolution bureaucratique en URSS. Il y a donc différents registres de réponses politiques et de représentation à ne pas confondre.

Démocratie directe et représentative


12. C’est ici que le télescopage que tu opères entre la question des rapports entre mouvements sociaux et représentation politique, d’une part, et celle des rapports entre démocratie directe (ou participative) et représentative, d’autre part, peut semer la confusion, d’autant plus que les mots eux-mêmes ne sont pas aussi clairs qu’ils le prétendent. On a pu le vérifier avec les interprétations diverses, voire contradictoires, données de la « démocratie participative ». La version Ségolène Royal (compatible avec le présidentialisme renforcé de la Ve République) n’a plus grand-chose à voir avec l’expérience initiale de Porto Alegre qui relevait de la double légitimité, pour ne pas dire du double pouvoir, municipale. De même la démocratie « directe » ne clarifie et ne résout rien, surtout si l’on y voit la suppression de toute médiation représentative.

Lénine lui-même, dans son texte le plus libertaire (L’État et la révolution), rappelle que dans l’expérience de la Commune, « forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat » selon la formule consacrée, « les organismes représentatifs demeurent, mais le parlementarisme comme division du travail législatif et exécutif, comme situation privilégiée pour les députés n’est plus ; nous ne pouvons concevoir une démocratie, même une démocratie prolétarienne sans organes représentatifs, mais nous pouvons et devons la concevoir sans parlementarisme ». Il y a à cela une raison de fond. C’est qu’une démocratie directe au sens strict, sans délégation ni représentation, serait une démocratie corporative, une addition sans synthèse d’intérêts particuliers. Et c’est un des enjeux du débat de 1921 avec l’Opposition ouvrière. C’est aussi pourquoi l’abolition des privilèges et d’un parlementarisme qui n’est pas un pouvoir un réel, ou encore la révocabilité des élus ne signifie pas le mandat impératif.

Une chose donc est d’encourager et de développer au maximum toutes les formes d’auto-organisation, de contrôle, d’autogestion, de démocratie communale, autre chose de concevoir comme antinomiques démocratie directe et démocratie représentative. En revanche, il serait intéressant d’explorer les formules de double représentation – politique, reposant sur le suffrage universel, et sociale, émanant des mouvements sociaux en tant que tels – qui pourraient remplacer le bicaméralisme actuel.

Transversalité sans parti


13. « Qu’est-ce en définitive la relation au politique ? », demandes-tu. Vaste question et vaste éventail de réponses, de Schmitt à Rancière. Tu en retiens deux : 1. « marcher sur deux pieds : le pied de la démocratie directe et celui de la démocratie représentative avec délégation de pouvoir continuellement contrôlée » ; nous venons d’en parler. 2. « assumer notre transversalité thématique qui, bien qu’elle soit difficile à mettre en œuvre est la seule garantie que nous n’en perdons pas de vue l’objectif central de construire un monde solidaire ».

Nous touchons bien là au cœur du problème. En invoquant la transversalité nécessaire, il s’agit bien d’évoquer une spécificité de la politique. Elle ne se réduit pas à un bouquet ou à une somme de griefs sociaux. Elle cherche à donner une réponse d’ensemble à la domination systémique impersonnelle du Capital. C’est en quoi elle s’oppose radicalement à toutes les rhétoriques postmodernes sur la politique en miettes, à leur rejet de la catégorie dialectique de totalité, à leur dissolution de l’histoire dans une somme d’instants discontinus. Debord avait bien compris qu’il n’y a pas de stratégie possible sans historicité. C’est pourquoi l’idéologie postmoderne est le degré zéro de la pensée stratégique, et par conséquent une forme de négation de la politique.

« Plus on sera transversal et cohérent, plus on sera politique », dis-tu. C’est vrai. Ce « on » désigne Attac puisque c’est à ses membres que le texte est destiné. Tu devances la question prévisible : « Faut-il alors s’occuper de tout ? ». Réponse : « Non, mais il faut relier les thèmes que nous choisissons aux autres. » La réponse me paraît boiteuse. Quel est le critère du choix entre les thèmes élus et les thèmes délaissés ? Et surtout, qui relie, en fonction de quelle vision d’ensemble, car il est difficile d’imaginer que ce travail de relieur soit purement technique, une besogne de passeur ou de truchement neutre. À récuser le rôle d’intellectuel collectif du parti, ne risque-t-on pas de confier aux experts (en reliure !) et autres « conseils scientifiques » un rôle… ? – d’avant-garde éclairée et éclairante !

Et si le choix et la reliure impliquent une grille de lecture du réel et l’inscription dans un projet (celui d’un monde solidaire par exemple), alors en quoi Attac se distinguerait d’une organisation (ou d’un parti politique), si ce n’est provisoirement par le fait de ne pas participer à la lutte électorale ?

À propos des partis, il n’est sans doute pas superflu de rappeler que les staliniens et nous n’avons ni la même conception ni la même pratique. Et la conception dite « léniniste » renvoie davantage au « léninisme » canonisé par Zinoviev au Ve congrès de l’IC qu’à la tradition bolchevique (voir à se propos Marcel Liebman). Et le centralisme bureaucratique version Staline n’a pas grand-chose à voir avec le centralisme démocratique, dans lequel centralisme et démocratie, loin d’être antinomique, se conditionnent réciproquement : une démocratie qui n’a pas pour enjeu la définition d’orientations et d’une pratique commune, n’est qu’un forum d’opinions ou un bavardage inconséquent.

Plus largement, tu parles bien de la nécessité de se « réapproprier le patrimoine culturel de l’histoire émancipatrice ». Fort bien. Mais n’est-il pas tout aussi important de s’en réapproprier le patrimoine politique, programmatique, et stratégique, fût-ce pour le dépasser ? On recommence toujours par le milieu. Et la fonction d’un parti c’est aussi de porter cette mémoire des expériences, victoires et défaites passées, qui évite de repartir toujours de zéro. Peut-il exister une stratégie sans mémoire ? Les révolutionnaires, pas plus que les militaires, ne devraient le penser. Vaste question.

Crise de vocation


14. Conscient de la difficulté, tu y réponds par une double négation : « Attac ne peut s’isoler avec l’ambition d’être le parti des sans-parti, le syndicat des sans-syndicat. » Mais elle ne peut non plus de contenter d’être un mouvement unithématique – sur la dette ou les paradis fiscaux – car la mondialisation a une logique totalisante, et elle ne peut pas se contenter non plus d’être « un mouvement d’éducation populaire ». Crise de vocation ? À laquelle tu réponds par la mission « de s’inscrire dans la continuité d’une histoire sociale et de prendre notre place parmi toutes les structures du mouvement social et citoyen, dont les syndicats ».

Toute sa place, mais laquelle ? Cette place existe. Elle a été utile dans l’essor du mouvement alter. Elle l’est encore et doit pouvoir continuer comme association unitaire, composante de ce mouvement pluraliste, en assumant avec précaution son hybridité de mouvement sociopolitique qui ne veut pas se transformer en parti sous peine de devoir définir sa propre stratégie dans un champ où il en existe déjà plusieurs (dont la plupart parties prenantes de la construction d’Attac). « La gageure, conclus-tu, est de politiser notre action sans être un parti », et de naviguer par conséquent entre deux écueils, celui d’un engagement partisan qui transformerait de fait Attac en nouveau parti, et celui d’un apolitisme qui serait « la maladie infantile de l’altermondialiste ».

La voie est étroite, sans doute. Elle est en rapport avec les indéterminations du nouveau cycle de luttes et d’organisation qui commence à peine face aux ravages de la mondialisation libérale. Elle constitue probablement la seule perspective possible pour l’avenir d’Attac. Mais elle ne répond pas, au-delà, à la question de savoir si, indépendamment d’Attac, un « engagement partisan » est nécessaire, sur quel projet et sous quelle forme, ou si l’on devrait se satisfaire du paysage politique tel qu’il est, de la distribution maintenue des rôles entre mouvements sociaux et représentation politique, avec Attac en position délicate de go between.

Questions/réponses stratégiques ?


15. Venons-en à ton troisième et dernier axe de réflexion, celui concernant « les questions stratégiques à court et moyen terme ». C’est ici que l’on attend un début de réponse à la quadruple faillite des « modèles stratégiques ». On est assez déçu, car les pistes indiquées (personne ne demande une réponse achevée) ne vont guère au-delà de l’exigence d’une « régulation de la globalité du monde fondée sur la primauté des droits humains fondamentaux », autrement dit de la thématique du mouvement altermondialiste ou antilibéral, dont tu viens toi-même de diagnostiquer l’impasse et la crise. Certes, tu déclines les têtes de chapitre de ce programme de régulation : la paix, la démocratie, la satisfaction des besoins essentiels, la préservation des biens communs.

La paix ? Bien sûr. Mais laquelle ? Comment s’opposer à la guerre globalisée et à l’état d’exception banalisé sans redéfinir un programme anti-impérialiste et antimilitariste (qui ne saurait être confondu avec le pacifisme ou la non-violence) ? Faute de rentrer dans le vif politique de ces sujets, on a vu comment le pacifisme et la non-violence revendiqués en Italie par Rifundazion communista n’ont pas empêché ses députés de voter le principe et les crédits de l’expédition impériale en Afghanistan. De même, l’invocation de la Paix sans phrase ne dit pas grand-chose de la politique concrète à défendre dans la crise du Darfour ou dans la tragédie du Proche-Orient.

La démocratie ? Bien sûr aussi. Mais laquelle, et jusqu’où ? Sommes-nous bien d’accord, non seulement pour démocratiser les institutions par l’introduction de la proportionnelle, la rotation des mandats, la déprofessionnalisation des pouvoirs, mais aussi pour démanteler la logique présidentialiste de la Ve République, supprimer la présidence, le Sénat, la tutelle préfectorale sur les communes et les régions, et surtout pour que la démocratie politique s’élargisse à la démocratie sociale, dans et hors l’entreprise.

Satisfaire les besoins essentiels et préserver les biens communs ? Tout à fait d’accord. Mais alors, sommes-nous aussi d’accord pour en tirer les conséquences, et notamment celles d’un droit à l’existence « opposable » au droit de propriété. Tu signales en effet fort justement le danger de dévoiement que peut comporter la priorité donnée sans autre précision aux droits fondamentaux, « celui de déplacer l’action du terrain politique au terrain moral ». Et tu en donnes comme exemple éclairant la façon dont « le pacte Hulot a déplacé la prise de conscience écologique sur le terrain moral ». En effet, et c’est la raison pour laquelle nous avons été l’un des rares courants à refuser de le signer par pur opportunisme électoral, tout en saluant l’opportunité de l’alerte médiatique auquel il contribuait. Comment prétendre changer l’orientation des politiques énergétiques ou rééquilibrer les rapports entre ville et campagne pour révolutionner la politique des transports, sans s’attaquer au lobby pétrolier, à l’industrie d’armement, à la spéculation foncière et immobilière ? Comment préserver les biens communs de l’humanité sans remettre en cause les multinationales et l’exploitation privée de l’eau, etc. ? Bref, comment concevoir une écologie sociale en prétendant rester en lévitation œcuménique au-dessus des antagonismes de classe et des oppositions entre gauche et droite ? Comme tu le dis fort bien, une démarche qui évite de s’attaquer aux véritables centres de pouvoir et de décision (et la propriété privée n’est pas le moindre) est vite réduite à des sermons moralisateurs (parfois nécessaires au demeurant) sur le civisme et la réforme des comportements en lieu et place de la transformation sociale.

Travailler moins pour vivre plus


16. Tu insistes aussi sur la nécessaire bataille idéologique contre la captation par les « néoconservateurs » de la « valeur travail ». Il est certain que le divorce qui s’est opéré au fil des années soixante-dix, et accentué pendant les années Mitterrand, entre ce que Boltansky et Chiapello appellent la « critique sociale » et la « critique artiste », a fait des dégâts idéologiques dont on mesure à peine la portée, et les balivernes de Rifkin ou Méda sur la « fin du travail » n’ont pas arrangé les choses.

En 68 et au début des années soixante-dix, ces deux critiques (celle de l’exploitation et celle de l’aliénation ou de la réification) étaient étroitement liées. Pas seulement en France, mais aussi en Italie. Leur divorce est le résultat du reflux social de la fin des années soixante-dix, et de la réécriture révisionniste, de commémoration en commémoration, de décennie en décennie, du sens de l’événement 68. La grève générale a peu à peu été refoulée derrière la simple modernisation des mœurs et du mode de vie, au prix d’un détournement d’héritage et l’autocélébration générationnelle des promus du mitterrandisme. Bref, 68 comme épopée rétrospective des classes moyennes et des gagnants flamboyants des années Tapie.

Ton appel à renouer avec « les fondamentaux la critique du capitalisme sans endosser le stalinisme et en y intégrant la dimension écologique » est donc fort bien venu. À condition de ne pas se laisser piéger par le discours sur les valeurs qui remplaceraient (c’est très à la mode, à droite comme à gauche) les notions de projet ou de programme. En effet la dispute sur le fait de savoir si la valeur travail est de droite ou de gauche risque de ressusciter un fétichisme du travail (avec ses relents protestants) dont W. Benjamin a fort bien dit les ravages, qu’associé à une culture productiviste et à une mythologie progressiste, il avait pu faire dans le mouvement ouvrier, social-démocrate d’abord, stalinien ensuite. La bataille sur le droit à l’emploi et la réduction du temps de travail est en effet tout autre chose que la célébration de la libération par le travail, que la rhétorique sarkozyenne de l’effort récompensé (un salaire n’est pas « une récompense » mais un dû) : il ne s’agit pas de travailler plus pour gagner plus, mais bien de travailler moins pour travailler tous et pour vivre plus.

Cercle vicieux


17. Tu essaies pour terminer de résumer pédagogiquement « les exigences fondamentales » susceptibles d’exprimer les droits fondamentaux. Ta réponse n’est pas à la hauteur de l’ambition stratégique annoncée. Tu dégages trois exigences prioritaires : 1. Des taxes globales pour protéger les biens communs ; 2. L’élaboration d’un plan écologique mondial ; 3. L’application immédiate de toutes les conventions de l’OIT. L’intention peut être louable. Mais la réalisation présuppose ce qui précisément n’existe pas : une gouvernance mondiale ayant force de loi.

Tout le problème politique concret consiste précisément à faire en sorte d’avancer dans cette direction à partir d’une situation où les souverainetés nationales sont bousculées par la mondialisation, affaiblies mais certainement pas abolies ; et où elles peuvent au contraire, dans certaines circonstances, représenter des leviers pour modifier les rapports de forces (comme l’illustre la situation au Venezuela ou en Bolivie, avec la revendication de souveraineté énergétique et alimentaire ou la renégociation des investissements étrangers et de la dette, etc.).

À situer l’action prioritaire au niveau des institutions internationales sans que les rapports de forces sociaux réels soient modifiés, on risque fort de se condamner à une action de lobbying dans les couloirs des sommets internationaux, comme le font déjà nombre de grandes ONG. La question est plutôt de penser une politique répondant à une échelle mobile des espaces politiques imbriqués, au niveau national, régional et mondial, articulant par exemple la dynamique vénézuélienne au projet bolivarien de l’Alba (avec des initiatives concrètes en matière de politique énergétique continentale, de crédit bancaire, d’outils de communication, de coopérations universitaires, etc.). Ou encore articulant, en Europe, les résistances autour d’acquis législatifs ou culturels nationaux (la protection sociale, le droit du travail, la laïcité) avec des propositions de critères de convergence sociaux, fiscaux et démocratiques européens. Faute d’une telle démarche, les exigences abstraitement justes resteraient suspendues au ciel des bonnes intentions.

Quant aux moyens envisagés, ils semblent fort modestes pour faire face à la profonde crise d’orientation que souligne l’ensemble de ton texte. Refaire des forums continentaux et mondiaux une priorité ? Il faut essayer, d’autant plus qu’ils n’ont certainement pas épuisé leur « force propulsive » à l’échelle de continents comme l’Asie ou l’Afrique, mais sans ignorer qu’ils seront eux aussi confrontés à un tournant. Comment tenir un forum social au Brésil sans confronter les expériences politiques vénézuélienne et brésilienne ? Et comment en tenir un en Europe sans tirer le bilan du gouvernement Prodi et sans se prononcer sur le traité simplifié européen ? Autrement dit, la politique s’invitera avec de plus en plus d’insistance dans les forums « sociaux », non par parasitage des organisations politiques, mais précisément du fait que le mouvement altermondialiste est en panne stratégique (il faudrait d’ailleurs mieux parler des mouvements que d’un mouvement qui serait un acteur au singulier) et lui-même gros de différentes options stratégiques divergentes voire opposées. Si l’on veut qu’il trouve un nouveau souffle, il faudra apprendre à discuter ces divergences au lieu de les refouler.

Les autres propositions restent du domaine de la généralité (développer les partenariats des comités locaux ou les lieux permettant de mettre en place des cadres unitaires de mobilisation). Il s’agit là des tâches propres à une organisation comme Attac. Il n’y a pas lieu dans cette contribution de les discuter. En revanche, l’éclairage qui leur est donné par une des dernières phrases de ton texte retient l’attention : « La période récente ayant montré que les partis n’étaient pas prêts à sacrifier leur organisation à l’unité des mouvements de contestation, n’avons-nous pas une responsabilité de cet ordre dans le cadre du mouvement social et citoyen ? »

Étrange question. Pourquoi d’abord les partis devraient-ils « sacrifier » leur organisation à l’unité des mouvements ? Partis et mouvements seraient-ils incompatibles ? On devine derrière une telle formule la critique grinçante des boutiques et des appareils ? Mais il y a des boutiques de toutes sortes, des PME et de grandes firmes. Attac est aussi une boutique. Il existe même des individus – j’en ai connu un certain nombre, et la médiatisation en produit désormais en série – qui sont des boutiques à eux tout seuls, disons des boutiques familiales. Ici aussi, la critique moralisante risque d’étouffer la discussion politique.

Je pense, à l’opposé de ce qu’implique ta formule, que l’existence de partis défendant clairement leurs propositions est la condition de rapports sains avec les mouvements sociaux et de respect du pluralisme en leur sein. Sans cette dialectique ouverte entre partis et mouvements, qui font de la politique sous des formes et sur des registres différents, les mouvements deviennent le champ privilégié de manipulations et de manœuvres obscures.

De plus, les organisations politiques militantes rassemblées autour d’un programme, sont des espaces de démocratie, imparfaits certes, mais les mieux à même de résister aux puissances envahissantes de l’argent et à la cooptation médiatique de porte-parole autoproclamés par-dessus la tête des militants.

Le réel problème, ce n’est pas la « forme parti », c’est la bureaucratisation de la société, et les partis, avec leur contradiction, peuvent être un outil pour lui résister. En clair, à travers ton appel au « sacrifice » des partis, veux-tu dire que pour toi des partis, si radicaux soient-ils, n’ont plus aucune fonction, et devraient reconnaître en conséquence leur vacuité et leur obsolescence ?

En fait, et c’est probablement le cœur du débat entre nous, tu diagnostiques lucidement une crise stratégique, mais, en dissociant les réponses à cette crise de la médiation organisationnelle permettant de définir et de mettre en pratique une stratégie, tu ne peux que rechuter dans les vieilles ornières. Alors que tu situes les défis et les enjeux à leur juste niveau, la réponse consistant à mettre fin à « l’enchantement » du capitalisme néolibéral par « l’éducation populaire » ne sort pas du « moment utopique » qu’elle prétendait pourtant dépasser.

28 juin 2007
www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. Voir ébauche de contribution au débat [dans Attac France] sur la stratégie.

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